Apprécier Gilles Dostaler

Publié le 9 janvier 2012
Martin Pâquet

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Pâquet, M. (2012). Apprécier Gilles Dostaler. Histoire Engagée. https://histoireengagee.ca/?p=1335

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Pâquet Martin. "Apprécier Gilles Dostaler." Histoire Engagée, 2012. https://histoireengagee.ca/?p=1335.

Par Martin Pâquet, professeur titulaire à l’Université Laval

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Le verbe « apprécier » renvoie à deux significations qui tombe sous le sens commun, soit, d’une part, celui de juger bon, d’aimer, puis, d’autre part, celui d’estimer le prix, la valeur d’une chose, d’une idée, d’un phénomène. Le verbe « apprécier » découle donc du jugement que l’on pose : un jugement qui peut être subjectif – qui se fonde sur nos valeurs, nos représentations du monde et de soi, nos croyances -, un jugement qui peut aussi se vouloir objectif, c’est-à-dire fondé au préalable sur la prise en compte de variables empiriques comme critères d’évaluation d’un objet afin d’en estimer l’importance et la portée.

Étant historien de la culture politique, mon appréciation de l’œuvre de Gilles Dostaler se fonde essentiellement sur mon expérience de lecteur, un lecteur qui est intéressé par l’histoire de la pensée économique. Je pense ici à sa biographie de Keynes, Keynes et ses combats, paru chez Albin Michel en 2005, à son Libéralisme de Hayek, aux éditions de la Découverte en 2001, ou à ses travaux en collaboration avec Michel Beaud (La pensée économique depuis Keynes : historique et dictionnaire des principaux auteurs, en 1993) ou avec Bernard Maris (Capitalisme et pulsion de mort) en 2009.

Comme lecteur, je peux donc apprécier ses analyses et ses études à différents titres qui sont interreliés. Sur un plan subjectif, d’abord. Je ne l’ai pas connu personnellement – n’ayant pas été un de ses étudiants ou l’un de ses collègues. Néanmoins, Gilles Dostaler appartient à mon réseau de compagnonnage intellectuel et livresque, à ces réseaux d’auteurs qui, par les problèmes épistémologiques qu’ils soulèvent, par les approches qu’ils privilégient, par les ressources conceptuelles et empiriques qu’ils mobilisent, par la solidité de leur argumentation, leur esprit de nuance et leur capacité d’évocation, par leur profond respect à l’endroit de leur objet d’étude – respect qui n’exclut pas l’esprit critique et récuse le sophisme parce que ce respect se fonde sur une éthique –, par leur sens d’une oeuvre cohérente qui répond à des attentes sociales me rejoignent sur le plan de mes valeurs comme historien, citoyen et être humain. Il y a donc un rapport de connivence entre l’œuvre scientifique de Gilles Dostaler et mes affinités électives, pour reprendre l’expression de Goethe. Mon appréciation se fonde donc en premier lieu sur le système de valeurs découlant de mon expérience de lecteur et de ma pratique du métier d’historien, un système subjectif de valeurs.

Toutefois, vous l’avez remarqué, j’indique un ensemble de critères empiriques à l’appui de mon appréciation – Pierre Bourdieu dirait que j’objective ma subjectivité. L’appréciation devient ici plus objective puisqu’elle cherche à estimer l’importance et la portée de l’œuvre de Gilles Dostaler, surtout celle qui m’est la plus familière, soit ses travaux en histoire de la pensée économique depuis les années 1990. Je soulignerai ici trois critères d’appréciation :

  • les problèmes épistémologiques relatifs aux approches privilégiées;
  • la constitution de la preuve avec la mobilisation des ressources conceptuelles et empiriques;
  • les finalités éthiques et politiques.

Les approches privilégiées, d’abord. Depuis les travaux de John Kenneth Galbraith – je pense entre autres à son Temps des incertitudes –, rares sont les économistes qui se sont intéressés à l’histoire de leur discipline. Plusieurs raisons militent en faveur de cet état de fait. L’une des plus importantes est l’orientation nomothétique des sciences économiques. Les sciences économiques, on le sait, cherchent à valider des modèles qui établiront des lois régissant les comportements humains en matière d’échange, ou, pour reprendre la définition classique de Raymond Barre (Économie politique), de « l’aménagement » des « ressources rares ». Les lois de l’économie peuvent découler d’une approche hypothético-déductive évaluant l’action rationnelle des agents économiques, ou être fondées sur une approche inductive tirée de l’observation et de l’expérimentation desdits phénomènes. Cette orientation nomothétique a un ascendant considérable dans la discipline, comme le montre le recours à la mathématisation ou la modélisation fondée sur la sélection d’un nombre limité de variables microéconomiques ou d’indicateurs macroéconomiques, ou encore par la sanction sociale accordée à cette orientation : les Prix de la Banque de Suède en sciences économiques en mémoire d’Alfred Nobel en sont des exemples probants.

Dans ce contexte intradisciplinaire, l’histoire de la pensée économique telle que conçue par Gilles Dostaler détonne fortement. D’abord, par son objet : en cernant les mutations de la discipline depuis les fondations conceptuelles, elle ajoute à l’analyse une variable complexe qui ne peut être facilement contrôlée, soit celle des régimes de temporalités. Ensuite, par son approche subjectiviste de l’histoire de la pensée. Comme G. Dostaler le montre dans sa biographie de Keynes et dans son étude sur le Libéralisme de Hayek, les idées économiques ne sont pas des entités dégagées de leur contexte sociohistorique, elles ne se cantonnent pas aux seules relations dialectiques les unes avec les autres, comme le postule l’approche internaliste en histoire des idées. Ces idées économiques sont produites par des sujets historiques, et leur compréhension ne peut être complète sans une saisie des contextes d’énonciation – au sens de John G.A . Pocock et de Quentin Skinner – : des contextes qui peuvent être familiaux, sociaux psychologiques, politiques, institutionnels, artistiques, philosophiques, et bien sûr économiques. La magistrale biographie de Keynes et ses combats, qui s’appuie sur un éventail riche de sources variées, ainsi que sur une analyse éclairante des déterminants de la pensée de l’économiste britannique – la morale, la connaissance, le politique, la guerre et la paix, l’argent, l’intérêt, l’or, l’art –, est une pièce à verser au dossier. Enfin, l’œuvre de Gilles Dostaler se démarque des praticiens des sciences économiques par l’emploi d’autres méthodes dans le traitement analytique du réel économique, à l’instar de l’herméneutique freudienne qui est au cœur de l’un de ses derniers livres, Capitalisme et pulsion de mort.

On comprend dès lors la position quelque peu excentrée de Gilles Dostaler dans la discipline de l’économie, mais aussi son rapprochement avec la discipline historique, une discipline fondée sur l’interprétation des traces du passé, par la place accordée au sujet dans le processus historique et par sa saisie des temporalités. Ici entre en compte le deuxième critère d’appréciation, celui de la constitution de la preuve. Là, malgré l’importance de l’œuvre, les historiens se font durs d’oreille. Si, sur un plan empirique, les historiens et les historiennes peuvent acquiescer à la solidité de l’argumentaire et à son potentiel heuristique – c’est là, je pense, le succès de certaines pages de son Keynes et du dictionnaire sur la pensée économique –, ils sont plus dépourvus pour en jauger l’apport conceptuel. Encore ici, plusieurs éléments peuvent justifier cette méconnaissance actuelle des concepts par les historiens : le déclin d’une formation fondamentale en sciences économiques, un désengagement devant la présence « vociférante » dans l’espace public d’idéologues qui obscurcissent et dénaturent les enjeux économiques, une préférence certaine à l’endroit de l’interprétation par inférence au lieu de l’explication déductive, une méfiance devant l’esprit de système – l’« ordre spontané et le marché » selon Hayek ou la théorie générale de Keynes –, un certain sentiment d’indignité entretenu envers une discipline se voulant plus « scientifique » grâce à son usage des mathématiques et de la modélisation ainsi que sa valorisation, parfois à outrance, de la rationalité.

Et pourtant, par leur érudition, les travaux de Gilles Dostaler offrent des appâts aux historiens, comme en témoignent les références dans Capitalisme et pulsion de mort aux études classiques de Fernand Braudel, David Landes et Paul Bairoch. L’historien du culturel peut aussi agréer à ses analyses sur Keynes où il élabore brillamment sur l’argent dans sa dimension psychologique et sur la monnaie comme institution sociale. Toutefois, pour Capitalisme et pulsion de mort, ce sont les références à la psychanalyse freudienne qui peuvent agacer les historiens, peu sympathiques envers la psychohistoire, ramenée souvent à une histoire psychologisante.

Dernier critère d’appréciation, celui des finalités éthiques et politiques. L’économie, comme l’histoire, partage des liens avec la philosophie politique. Dans le cas de l’économie, cette discipline, ce « domaine du savoir » dans « lequel se heurtent différents paradigmes, [c’est-à-dire] des façons très différentes de voir les choses » pour reprendre ses termes – a un enjeu social considérable, notamment en ce qui touche à la répartition des ressources dans la Cité. Ici, l’œuvre de Gilles Dostaler relève de l’éthique de responsabilité à l’endroit de ses concitoyens. Par sa profonde sensibilité aux incidences politiques et sociales de la pensée économique, elle reflète le propos de Friedrich Hayek pour qui « un économiste qui n’est qu’économiste devient nuisible et peut constituer un véritable danger ». Cependant, il y a plus encore : elle renvoie à une exigence kantienne du respect des êtres humains, une exigence à laquelle l’historien et l’historienne de métier est rompu.

J’en donne ici un exemple éloquent de cette exigence kantienne tiré de ses écrits. Dans son Hayek : esquisse de biographie, Gilles Dostaler note au sujet de ce penseur controversé et fort éloigné de ses affinités économiques : « Il faut lire Hayek, qu’on soit ou non d’accord avec ses propos. À cause de l’importance et de l’influence de sa pensée d’abord. Mais aussi parce que cela constitue en soi une expérience intellectuelle enrichissante. Quel que soit le degré de notre désaccord avec une pensée qui, à plus d’un égard, heurte certaines de nos convictions les plus profondes, on doit reconnaître à Hayek une grande rigueur, une immense érudition et une honnêteté intellectuelle peu commune. Il est rare, en effet, de voir un auteur s’appliquer aussi systématiquement que lui à retracer toutes les expressions précédentes des idées qu’il émet, à chercher constamment à montrer qu’il n’est pas le premier à avoir avancé telle ou telle proposition. Friedrich Hayek applique ainsi à lui-même la règle de l’humilité de la raison. C’est peut-être là l’enseignement le plus utile de son œuvre ».

L’humilité de la raison : tel peut être l’enseignement que l’historien que je suis tire de la lecture de Gilles Dostaler. Dans ce dialogue inachevé puisque inachevable, l’appréciation subjective rejoint ici l’appréciation objective – l’estime se mariant avec l’estimation. Un seul regret : Gilles Dostaler n’est plus là pour recevoir le témoignage de cette double appréciation, sinon par le respect et la mémoire de sa lecture.

Pour en savoir plus

LEFEBVRE, Pierre et Robert RICHARD. « Capitalisme et pulsion de mort. Un entretien avec Gilles Dostaler ». Liberté, vol. 51 n° 2 (2009). p. 121-138.

DOSTALER, Gilles. « Friedrich A. Hayek . Esquisse de biographie ». Catallaxia. [En ligne]http://www.catallaxia.org/wiki/Friedrich_A._Hayek:Esquisse_de_biographie.