Liu Xiaobo et la lutte pour la liberté politique en Chine

Publié le 28 décembre 2010

Par Dimitris Fasfalis

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Lui Xiaobo, défenseur des droits de l’homme et prix Nobel de la paix. Crédit : R Mendez (Flickr).

« Nul n’est prophète dans son pays » dit le proverbe biblique. Liu Xiaobo en sait quelque chose. Intellectuel dissident chinois, il a reçu le 8 octobre dernier le prix Nobel de la paix alors qu’il est emprisonné par le régime chinois pour « subversion du pouvoir de l’État ». Encensé par la presse occidentale, son combat pour les libertés en Chine pourrait remettre en question un des piliers de la mondialisation néolibérale, à savoir le « capitalisme avec des valeurs asiatiques ».

Un intellectuel engagé pour la liberté

L’homme d’abord. Celui qui répond à sa condamnation à onze ans de prison le jour de Noël 2009 : « Je suis rempli d’optimisme à l’idée qu’un jour la liberté règnera en Chine, car aucune force ne peut s’opposer au désir des hommes d’être libres. » Liu Xiaobo est né en 1955 de parents intellectuels et communistes. Il entre à l’université en 1977, enseigne dans les universités de son pays la littérature chinoise à partir de 1982, puis part enseigner à l’étranger – Oslo, New York – en 1987, avant de rentrer à Pékin au début de la révolte de Tien Anmen (1989) à laquelle il prend part.

Il est alors connu pour ses essais critiques des réformes et de l’« ouverture » menées par Deng Xiaoping depuis 1979. Décrit par un ami comme un « sacré fouteur de bordel », Liu Xiaobo n’hésite pas à critiquer la servilité des intellectuels chinois. En 1996, il est envoyé pour trois ans dans un camp de travail pour avoir signé une pétition. Rien n’y fait : en 2008, Xiaobo récidive en lançant la Charte 08, signée par 300 intellectuels dissidents. Le but? Tracer une voie à la démocratisation du régime. Les autorités y voient alors un appel à la subversion de l’État.

Rien de surprenant, pensera-t-on, à ce qu’un tel homme soit persécuté en Chine populaire. Certes. Mais la question réelle est ailleurs; c’est de savoir si oui ou non, la démocratisation du régime chinois est à l’ordre du jour dans les années qui viennent. Si la réponse est oui, alors la loi du plus fort de la dictature cèdera devant « le désir des hommes d’être libres ». En ce sens, la Chine d’aujourd’hui semble être une terre plus fertile pour des militants comme Liu Xiaobo qu’elle ne l’était lors du mouvement de Tien Anmen en 1989.

La transformation de la Chine ouvre de nouveaux possibles

Les trente dernières années ont en effet bouleversé de fond en comble les équilibres traditionnels de la Chine populaire. Ces révolutions silencieuses offrent au mouvement démocratique des bases et des relais potentiels qui n’existaient pas auparavant.

Première transformation majeure : le niveau culturel de la population s’est élevé et l’accès aux savoirs s’est élargi. En 1990, le taux d’alphabétisation était de 87 % pour les hommes et de 69 % pour les femmes; au début des années 2000, ces chiffres étaient passés respectivement à 95 % et 87 %. Cette progression n’a cependant pas la même ampleur que le gonflement du nombre d’étudiants d’établissements d’éducation supérieure. Ces derniers atteignent en 2007 5,6 millions d’effectifs alors qu’ils n’étaient que 270 000 au sortir de la Révolution culturelle en 1978. La diffusion de l’informatique et l’essor d’internet ont enfin permis une plus grande circulation des idées et un espace d’échanges plus ou moins libre des contraintes de la dictature. En 2005, un peu plus de 8 % de la population chinoise utilisait internet. L’univers culturel des Chinois se situe donc dans un cadre totalement différent par rapport aux années 1970-80. En témoigne cet écrivain chinois dont le dernier livre (La Chine en dix mots, Paris, Actes Sud, 2010) a été publié en Occident et censuré en Chine. L’auteur, Yu Hua, explique : « J’ai aussi envoyé mon texte à quelques amis par mail. Je me dis que le PDF, c’est ce qui remplace aujourd’hui les doublures de manteaux! »

Deuxième transformation bien plus profonde : l’urbanisation accélérée de la Chine nourrie d’un développement économique sans précédent. Les ruraux représentaient un peu plus de 80 % de la population en 1980 et près de 75 % en 1990. En 2004, leurs effectifs avaient fondu à 58 % de la population. L’histoire sociale a depuis longtemps souligné la fermentation politique qui va de pair avec l’essor urbain. Alors que les campagnes sont synonymes de stabilité, de notables incontestés et de communautés villageoises tendant à l’unanimité et au respect des traditions, le monde urbain et ses transformations permanentes favorisent l’expression des mécontentements. D’où l’adage bien connu : « l’air de la ville rend libre ». Liberté qui se traduit tout d’abord par les relations marchandes et anonymes qui tendent à prendre le dessus sur les autres normes sociales régissant les rapports entre les hommes. La population chinoise tend donc à s’émanciper des dogmes officiels des autorités dans la mesure où son expérience quotidienne dément ces vérités officielles et confirme plutôt l’antagonisme des classes et le règne de la marchandise.

L’expression du mécontentement est également facilitée par les centres urbains, car la révolte se cristallise et se socialise bien plus facilement que dans les campagnes où l’isolement tue souvent dans l’œuf la contestation. Et les causes de mécontentement sont potentiellement nombreuses. Les inégalités socioéconomiques tout d’abord : derrière le bond en avant du PIB par habitant du pays (passé de 307 $ en 1980 à 1 283 $ en 2004, en dollars américains de 2005) se cache une distribution des revenus profondément inégale. Ceux d’en bas réclament aujourd’hui de plus en plus leur part des bénéfices de la croissance économique; c’est ce qu’ont notamment démontré les luttes ouvrières du printemps dernier. Or, ces luttes autour du partage des richesses ne peuvent exister qu’en arrachant de facto des droits et des libertés démocratiques aux pouvoirs établis, ce qui en fait une composante incontournable du mouvement démocratique. De même, les luttes pour le respect de la loi et l’État de droit, dirigées contre la corruption des autorités publiques et l’arbitraire policier, sont stimulées par les conditions d’existence urbaines. La vie quotidienne des citadins est de moins en moins encadrée par les autorités et de plus en plus marquée par le sceau anonyme de la valeur marchande.

Au final, les agglomérations urbaines chinoises offrent un terrain favorable pour l’essor du mouvement démocratique, car elles constituent un espace où l’ordre social ancien se fissure et où de nouvelles évolutions sociales offrent un nouveau public pour les idées démocratiques.

Quelle transition démocratique?

La bureaucratie chinoise le sait et cela fait vingt ans qu’on parle parmi les gérontocrates du Parti communiste chinois de « réformes » politiques. Le 15 octobre dernier, le cinquième plénum du comité central du Parti a été placé sous le signe de « l’égalité sociale et de la justice ». Quatre jours plus tôt, une vingtaine d’anciens cadres dirigeants du parti dénonçaient dans une lettre ouverte au Parlement la « main noire » au sein du Parti qui censure citoyens, journalistes et gouvernants. « Après trente ans d’ouverture et de réforme, nous n’avons même pas atteint le degré de liberté d’expression et de presse auquel se trouvait Hong Kong quand il était sous domination coloniale britannique ». De même, le premier ministre Wen Jiabao expliquait sur CNN au début du mois d’octobre que : « Mon opinion est qu’un parti politique, à partir du moment où il est devenu le parti dirigeant, devrait être différent de ce qu’il était quand il se battait pour obtenir le pouvoir. Et la principale différence est que ce parti politique devrait agir en accord avec la Constitution et la loi. »

Ce double discours en faveur d’une démocratisation réussira-t-il à contenir le mouvement démocratique? Il est permis d’en douter. D’une part, parce qu’à en juger de l’expérience soviétique, les deux mouvements de réforme par le haut, la déstalinisation de Khrouchtchev et la perestroïka de Gorbatchev se sont tous deux soldés par des mouvements d’émancipation plus larges, à savoir la révolte hongroise de 1956 et le mouvement démocratique soviétique de la fin des années 1980. Victor Kuzin, un opposant socialiste russe des années 1980, expliquait en avril 1988 dans Tochka Zreniya : « Avril 1985 [l’arrivée de Gorbatchev à la tête du PCUS], un tournant d’un long cheminement difficile, est devenu la base familière sur laquelle s’est construit le mouvement démocratique pour améliorer la société, alors qu’auparavant il ne devait son existence qu’à l’esprit de sacrifice, l’énergie, la persévérance et l’héroïsme d’individus isolés. » En d’autres termes, la mise en œuvre d’une démocratisation partielle par Pékin risque de se transformer en signal déclencheur d’une mobilisation de millions de Chinois en faveur des libertés démocratiques.

D’autre part, toute tentative de « réforme » risque d’encourager l’action politique indépendante d’un mouvement de masse qui ne se cantonnera plus à une Charte quelconque de libertés démocratiques (Charte 08 ou Charte 77 en Tchécoslovaquie). Dans ces pays où l’idéologie dominante a toujours vanté le pouvoir des travailleurs pour mieux les évincer des instances de direction, l’expérience a montré qu’à plusieurs reprises des mouvements populaires ont cherché à appliquer un socialisme démocratique dans son intégralité. Le mouvement démocratique des années 1980 dans l’ex-URSS cherchait, nous explique Victor Kuzin, « à fonder le socialisme, sa science, son idéologie, sa philosophie, son économie, sa politique et sa législation sur la seule base acceptable : l’autogestion libre et étendue de la société. » De même, le mouvement de Solidarnosc en Pologne au début des années 1980 ne cherchait pas initialement une transition vers une Pologne conservatrice et néolibérale. Voici un extrait du programme de Solidarnosc adopté lors de son premier congrès national en septembre 1981 : « Nous demandons une réforme démocratique et autogestionnaire à tous les niveaux des prises de décision et un nouveau système socioéconomique combinant le plan, l’autogestion et le marché. L’entreprise socialisée devrait être l’unité organisationnelle de base dans l’économie. Elle doit être contrôlée par le conseil ouvrier représentant la collectivité [des salariés] et être gérée par le directeur, nommé par compétition et révocable par le conseil. » Il s’agissait donc d’un mouvement ouvrier de masse qui s’était donné pour bannière un socialisme autogestionnaire reposant sur l’élargissement des libertés et de la démocratie.

Quoi qu’il en soit, les militants du mouvement démocratique en Chine ont raison d’afficher un optimisme sans faille relativement à la répression. La Chine semble en effet se diriger vers la liberté politique que la caste dirigeante le veuille ou non. Cela ouvre non seulement la possibilité d’une action politique autonome des masses de cet État-continent, mais constitue le début de la fin d’un chapitre de la mondialisation capitaliste. Une Chine démocratique entraînerait en effet un changement d’équilibre majeur dans les rapports économiques mondiaux, en faveur des exploités dans le monde entier.

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Lui Xiaobo, défenseur des droits de l’homme et prix Nobel de la paix

« Nul n’est prophète dans son pays » dit le proverbe biblique. Liu Xiaobo en sait quelque chose. Intellectuel dissident chinois, il a reçu le 8 octobre dernier le prix Nobel de la paix alors qu’il est emprisonné par le régime chinois pour « subversion du pouvoir de l’État ». Encensé par la presse occidentale, son combat pour les libertés en Chine pourrait remettre en question un des piliers de la mondialisation néolibérale, à savoir le « capitalisme avec des valeurs asiatiques ».

Un intellectuel engagé pour la liberté

L’homme d’abord. Celui qui répond à sa condamnation à onze ans de prison le jour de Noël 2009 : « Je suis rempli d’optimisme à l’idée qu’un jour la liberté règnera en Chine, car aucune force ne peut s’opposer au désir des hommes d’être libres. » Liu Xiaobo est né en 1955 de parents intellectuels et communistes. Il entre à l’université en 1977, enseigne dans les universités de son pays la littérature chinoise à partir de 1982, puis part enseigner à l’étranger – Oslo, New York – en 1987, avant de rentrer à Pékin au début de la révolte de Tien Anmen (1989) à laquelle il prend part.

Il est alors connu pour ses essais critiques des réformes et de l’« ouverture » menées par Deng Xiaoping depuis 1979. Décrit par un ami comme un « sacré fouteur de bordel », Liu Xiaobo n’hésite pas à critiquer la servilité des intellectuels chinois. En 1996, il est envoyé pour trois ans dans un camp de travail pour avoir signé une pétition. Rien n’y fait : en 2008, Xiaobo récidive en lançant la Charte 08, signée par 300 intellectuels dissidents. Le but? Tracer une voie à la démocratisation du régime. Les autorités y voient alors un appel à la subversion de l’État.

Rien de surprenant, pensera-t-on, à ce qu’un tel homme soit persécuté en Chine populaire. Certes. Mais la question réelle est ailleurs; c’est de savoir si oui ou non, la démocratisation du régime chinois est à l’ordre du jour dans les années qui viennent. Si la réponse est oui, alors la loi du plus fort de la dictature cèdera devant « le désir des hommes d’être libres ». En ce sens, la Chine d’aujourd’hui semble être une terre plus fertile pour des militants comme Liu Xiaobo qu’elle ne l’était lors du mouvement de Tien Anmen en 1989.

La transformation de la Chine ouvre de nouveaux possibles

Les trente dernières années ont en effet bouleversé de fond en comble les équilibres traditionnels de la Chine populaire. Ces révolutions silencieuses offrent au mouvement démocratique des bases et des relais potentiels qui n’existaient pas auparavant.

Première transformation majeure : le niveau culturel de la population s’est élevé et l’accès aux savoirs s’est élargi. En 1990, le taux d’alphabétisation était de 87 % pour les hommes et de 69 % pour les femmes; au début des années 2000, ces chiffres étaient passés respectivement à 95 % et 87 %. Cette progression n’a cependant pas la même ampleur que le gonflement du nombre d’étudiants d’établissements d’éducation supérieure. Ces derniers atteignent en 2007 5,6 millions d’effectifs alors qu’ils n’étaient que 270 000 au sortir de la Révolution culturelle en 1978. La diffusion de l’informatique et l’essor d’internet ont enfin permis une plus grande circulation des idées et un espace d’échanges plus ou moins libre des contraintes de la dictature. En 2005, un peu plus de 8 % de la population chinoise utilisait internet. L’univers culturel des Chinois se situe donc dans un cadre totalement différent par rapport aux années 1970-80. En témoigne cet écrivain chinois dont le dernier livre (La Chine en dix mots, Paris, Actes Sud, 2010) a été publié en Occident et censuré en Chine. L’auteur, Yu Hua, explique : « J’ai aussi envoyé mon texte à quelques amis par mail. Je me dis que le PDF, c’est ce qui remplace aujourd’hui les doublures de manteaux! »

Deuxième transformation bien plus profonde : l’urbanisation accélérée de la Chine nourrie d’un développement économique sans précédent. Les ruraux représentaient un peu plus de 80 % de la population en 1980 et près de 75 % en 1990. En 2004, leurs effectifs avaient fondu à 58 % de la population. L’histoire sociale a depuis longtemps souligné la fermentation politique qui va de pair avec l’essor urbain. Alors que les campagnes sont synonymes de stabilité, de notables incontestés et de communautés villageoises tendant à l’unanimité et au respect des traditions, le monde urbain et ses transformations permanentes favorisent l’expression des mécontentements. D’où l’adage bien connu : « l’air de la ville rend libre ». Liberté qui se traduit tout d’abord par les relations marchandes et anonymes qui tendent à prendre le dessus sur les autres normes sociales régissant les rapports entre les hommes. La population chinoise tend donc à s’émanciper des dogmes officiels des autorités dans la mesure où son expérience quotidienne dément ces vérités officielles et confirme plutôt l’antagonisme des classes et le règne de la marchandise.

L’expression du mécontentement est également facilitée par les centres urbains, car la révolte se cristallise et se socialise bien plus facilement que dans les campagnes où l’isolement tue souvent dans l’œuf la contestation. Et les causes de mécontentement sont potentiellement nombreuses. Les inégalités socioéconomiques tout d’abord : derrière le bond en avant du PIB par habitant du pays (passé de 307 $ en 1980 à 1283 $ en 2004, en dollars américains de 2005) se cache une distribution des revenus profondément inégale. Ceux d’en bas réclament aujourd’hui de plus en plus leur part des bénéfices de la croissance économique; c’est ce qu’ont notamment démontré les luttes ouvrières du printemps dernier. Or, ces luttes autour du partage des richesses ne peuvent exister qu’en arrachant de facto des droits et des libertés démocratiques aux pouvoirs établis, ce qui en fait une composante incontournable du mouvement démocratique. De même, les luttes pour le respect de la loi et l’État de droit, dirigées contre la corruption des autorités publiques et l’arbitraire policier, sont stimulées par les conditions d’existence urbaines. La vie quotidienne des citadins est de moins en moins encadrée par les autorités et de plus en plus marquée par le sceau anonyme de la valeur marchande.

Au final, les agglomérations urbaines chinoises offrent un terrain favorable pour l’essor du mouvement démocratique, car elles constituent un espace où l’ordre social ancien se fissure et où de nouvelles évolutions sociales offrent un nouveau public pour les idées démocratiques.

Quelle transition démocratique?

La bureaucratie chinoise le sait et cela fait vingt ans qu’on parle parmi les gérontocrates du Parti communiste chinois de « réformes » politiques. Le 15 octobre dernier, le cinquième plénum du comité central du Parti a été placé sous le signe de « l’égalité sociale et de la justice ». Quatre jours plus tôt, une vingtaine d’anciens cadres dirigeants du parti dénonçaient dans une lettre ouverte au Parlement la « main noire » au sein du Parti qui censure citoyens, journalistes et gouvernants. « Après trente ans d’ouverture et de réforme, nous n’avons même pas atteint le degré de liberté d’expression et de presse auquel se trouvait Hong Kong quand il était sous domination coloniale britannique ». De même, le premier ministre Wen Jiabao expliquait sur CNN au début du mois d’octobre que : « Mon opinion est qu’un parti politique, à partir du moment où il est devenu le parti dirigeant, devrait être différent de ce qu’il était quand il se battait pour obtenir le pouvoir. Et la principale différence est que ce parti politique devrait agir en accord avec la Constitution et la loi. »

Ce double discours en faveur d’une démocratisation réussira-t-il à contenir le mouvement démocratique? Il est permis d’en douter. D’une part, parce qu’à en juger de l’expérience soviétique, les deux mouvements de réforme par le haut, la déstalinisation de Khrouchtchev et la perestroïka de Gorbatchev, se sont tous deux soldés par des mouvements d’émancipation plus larges, à savoir la révolte hongroise de 1956 et le mouvement démocratique soviétique de la fin des années 1980. Victor Kuzin, un opposant socialiste russe des années 1980, expliquait en avril 1988 dans Tochka Zreniya : « Avril 1985 [l’arrivée de Gorbatchev à la tête du PCUS], un tournant d’un long cheminement difficile, est devenu la base familière sur laquelle s’est construit le mouvement démocratique pour améliorer la société, alors qu’auparavant il ne devait son existence qu’à l’esprit de sacrifice, l’énergie, la persévérance et l’héroïsme d’individus isolés. » En d’autres termes, la mise en œuvre d’une démocratisation partielle par Pékin risque de se transformer en signal déclencheur d’une mobilisation de millions de Chinois en faveur des libertés démocratiques.

D’autre part, toute tentative de « réforme » risque d’encourager l’action politique indépendante d’un mouvement de masse qui ne se cantonnera plus à une Charte quelconque de libertés démocratiques (Charte 08 ou Charte 77 en Tchécoslovaquie). Dans ces pays où l’idéologie dominante a toujours vanté le pouvoir des travailleurs pour mieux les évincer des instances de direction, l’expérience a montré qu’à plusieurs reprises des mouvements populaires ont cherché à appliquer un socialisme démocratique dans son intégralité. Le mouvement démocratique des années 1980 dans l’ex-URSS cherchait, nous explique Victor Kuzin, « à fonder le socialisme, sa science, son idéologie, sa philosophie, son économie, sa politique et sa législation sur la seule base acceptable : l’autogestion libre et étendue de la société. » De même, le mouvement de Solidarnosc en Pologne au début des années 1980 ne cherchait pas initialement une transition vers une Pologne conservatrice et néolibérale. Voici un extrait du programme de Solidarnosc adopté lors de son premier congrès national en septembre 1981 : « Nous demandons une réforme démocratique et autogestionnaire à tous les niveaux des prises de décision et un nouveau système socioéconomique combinant le plan, l’autogestion et le marché. L’entreprise socialisée devrait être l’unité organisationnelle de base dans l’économie. Elle doit être contrôlée par le conseil ouvrier représentant la collectivité [des salariés] et être gérée par le directeur, nommé par compétition et révocable par le conseil. » Il s’agissait donc d’un mouvement ouvrier de masse qui s’était donné pour bannière un socialisme autogestionnaire reposant sur l’élargissement des libertés et de la démocratie.

Quoi qu’il en soit, les militants du mouvement démocratique en Chine ont raison d’afficher un optimisme sans faille relativement à la répression. La Chine semble en effet se diriger vers la liberté politique que la caste dirigeante le veuille ou non. Cela ouvre non seulement la possibilité d’une action politique autonome des masses de cet État-continent, mais constitue le début de la fin d’un chapitre de la mondialisation capitaliste. Une Chine démocratique entraînerait en effet un changement d’équilibre majeur dans les rapports économiques mondiaux, en faveur des exploités dans le monde entier.