« 68 et nous »: une entrevue avec le sociologue Alain Even

Publié le 17 avril 2012

Adeline Vasquez-Parra, Université libre de Bruxelles, Belgique

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Le sociologue Alain Even

Alain Even est économiste de formation, sociologue de carrière, ancien doyen de la faculté des sciences sociales de Rennes 2 et actuellement président du conseil économique, social et environnemental de la région Bretagne. De 1966 à 1969, il est aussi un jeune coopérant[1] français en poste à l’université de Moncton (Nouveau-Brunswick) où il enseigne la sociologie. Il revient sur le mouvement social qui secoue cette université en 1968, mouvement désormais consacré par le film Acadie, Acadie !? (1971) et insiste sur son rôle d’éducateur face à la révolte des étudiants. Quand la mémoire rencontre l’Histoire, Alain Even tient aussi à faire toute la lumière sur la différence entre souvenir personnel et mémoire collective. Nous nous entretenons pendant près de deux heures le jeudi 05 avril 2012 dans son bureau rue Guillaudot à Rennes (Bretagne).

 -Q- Que connaissiez-vous de l’Acadie avant votre arrivée sur le campus de l’Université de Moncton en septembre 1966 ?

-R-  Je ne connaissais rien d’autre que ce que j’avais pu lire dans des encyclopédies ou dans des livres d’histoire, c’est-à-dire pas grand-chose en fait.

-Q- Vous ne connaissiez rien sur la situation des francophones, leur culture ?

-R- Non, autant dire rien. Je vais même vous donner une anecdote. Lorsque j’arrive dans les premiers jours de septembre 1966, je suis accueilli lors d’une première réunion ; l’université ne comptait alors pas plus de 120 enseignants. C’était encore les pères Sainte Croix, c’était aussi le moment du passage de la gestion de l’ancien collège Saint Joseph, il y avait encore un père Sainte Croix comme directeur des études. Bref, lors de la première réunion d’enseignants, quelqu’un me dit : « nous, on a été déporté ». J’avais 25 ans et pour moi la déportation c’était pendant la Seconde Guerre mondiale,  je lui ai alors dit : « la déportation ? Je ne comprends pas bien » et il me répond : « en 1755 ». Je tombe un peu des nues et une question commence à se poser à moi : mais comment peut-on avoir intégré dans sa tête, une histoire qui a deux siècles ? De là, je me suis intéressé rapidement à cette situation parce que j’étais étonné. C’est d’autant plus fort que je partageais à l’époque mon bureau avec le sociologue Camille-Antoine Richard, très impliqué dans la cause acadienne, qui voulait repenser la question acadienne de façon différente. Il m’emmenait manger le soir chez lui et il m’a fait épouser la cause acadienne. C’est comme cela que je m’initie au départ, et je vais être beaucoup plus socialisé par des collègues acadiens que je ne vais me mêler aux membres de la communauté française de Moncton. Ces derniers vivaient plutôt entre Français et avaient un discours un peu centré sur eux-mêmes.

-Q- C’est pour cela que vous parlez d’identification à la communauté acadienne dans votre thèse de doctorat par rapport au fait que vous étiez breton et pas forcément franco-français ?

-R- Ça a pu jouer c’est vrai, surtout dans la perception que les autres avaient de moi. Je suis plutôt régionaliste, au sens où j’avais une certaine conscience que la France jacobine empêchait la région Bretagne d’exprimer toutes ses capacités.

-Q- Étiez-vous un étudiant engagé déjà à cette époque ?

-R- Oui dans le syndicalisme étudiant. J’étais militant à l’Union Nationale des Etudiants de France (UNEF) avant d’arriver en Acadie, cette organisation était très ouverte à l’époque, mais moi ma formation de départ c’est plutôt le catholicisme social. Cela aussi a pu jouer dans mon intégration à la société acadienne, je n’étais pas perdu par rapport aux dimensions très religieuses. Le fait que je sois breton pour un certain nombre d’Acadiens crée sans doute un passage, je veux dire j’étais moins français que les autres, moins « maudits Français » que les autres. Mais la première année est vraiment différente de l’après, la première année je suis vraiment conscientisé et très fortement intégré, j’étais très souvent invité par des Acadiens, professeurs et étudiants, je donnais un cours du soir avec des adultes et on parlait après les cours, j’étais très souvent sollicité. Et puis au-delà de ça, c’est surtout les inégalités qui ont été à la base de mes analyses, là où je sens de l’inégalité je suis un peu révolté. Je rencontre peu à peu des inégalités qui me surprennent, comme être méprisé à cause de sa langue, avoir moins de capacités de se développer parce qu’on est dominé, le thème de la domination c’est ça qui d’emblée m’accroche.

-Q- Quand commence le mouvement?

-R- Ça commence en 1967. Pour moi l’élément clef, c’est l’augmentation des frais de scolarité et c’est à partir des frais qu’un certain nombre d’étudiants s’organisent pour marquer leur refus. Certains d’entre eux sont des gens que j’ai en cours, mais pas uniquement.

-Q- Vous parliez du sujet en cours ?

-R- En fait, à l’été 1967, dans le cadre d’un financement fédéral (compagnie des Jeunes Canadiens), on m’avait demandé de diriger une étude socio-économique sur les francophones du Nouveau-Brunswick. C’est là que je commence à m’impliquer, pour pouvoir répondre à cette étude-là, je constitue une petite équipe d’étudiants.

-Q- Des noms ?

-R- Des étudiants avec qui j’avais une relation de confiance, il y avait Carmelle Benoit, très mobilisée à ce moment-là et qui a fait partie des étudiants qui se sont fait renvoyés en 1968; Omer Chouinard, qui est revenu après pour une chaire de développement durable, c’était un militant des milieux de la pêcherie, renvoyé lui aussi; Blondine Maurice, la future épouse du sociologue Jean-Paul Hautecoeur et l’épouse québécoise de Camille-Antoine Richard. Le document final est disponible dans les bibliothèques. C’est la première fois que je travaille sur le milieu vraiment socio-économique, donc j’avance dans ma compréhension qui n’est plus seulement une compréhension de sensibilité, j’intellectualise la question. Au début du mouvement qui part de l’augmentation des frais de scolarité, les étudiants décident d’aller porter revendication au gouvernement du Nouveau-Brunswick et moi je leur propose un peu comme des travaux pratiques : préparer un petit manifeste qui mettrait en lumière quelques indicateurs de l’inégalité socio-économique de la communauté acadienne par rapport aux anglophones.

-Q- Intégriez-vous la question sociale dans vos cours ?

-R- Oui c’est ça, j’en fais un objet du cours, et surtout de travaux pratiques. J’organisais comme des ateliers de travail très hétéroclites d’ailleurs, je me souviens d’une certaine sœur Kerry qui venait travailler avec plaisir dans le groupe. Ma première implication c’est d’aider les étudiants à construire un discours pas du tout idéologique, mais plutôt un travail de recherche empirique qui mette en évidence les disparités entre communautés au niveau de la formation, de l’emploi. Les étudiants se sont ensuite appuyés là dessus pour déposer un mémoire au gouvernement provincial la même année.

-Q- Et après la révolte contre l’augmentation des frais de scolarité ?

-R- Je prends connaissance de la deuxième manifestation lorsque je rentre de France en janvier 1968, les étudiants, dont Michel Blanchard, mais lui n’était pas dans le groupe de base d’étude socio-économique que je dirigeais, occupent un bâtiment. Blanchard était très différent de quelqu’un comme Bernard Gauvin. L’un était un peu trublion l’autre très raisonnable. Gauvin négociait, on aurait pu penser qu’il deviendrait un jour un élu politique. Bref, ils occupent un bâtiment. Je crois que la postérité m’a attribué un rôle excessif à partir de ce moment, parce que lorsque je vois qu’ils occupent, je leur dis : « vous rentrez dans de l’irraisonnable, ça va déboucher sur rien ».  J’avais une expérience de militant étudiant ici en France, et je souhaitais tempérer. J’étais d’accord avec l’action qu’ils menaient, la cause était juste, leur sensibilité de révolte, je la comprenais tout à fait, mais je n’étais pas d’accord sur la méthode d’action, pour moi, il fallait continuer à réfléchir, à raisonner. Il était aussi nécessaire qu’ils commencent à s’organiser parce que leurs actes étaient un peu spontanés et violents.

-Q- Violents ?

-R- Enfin, violents… au moins dans les propos, ils s’exprimaient avec maladresse. Mais bon, un autre moment fort, c’est quand ils ont porté une tête de cochon chez le maire de la ville de Moncton.

-Q- Et vous en dites quoi ?

-R-  Je n’ai pas du tout manifesté mon soutien à cela.

-Q- Donc, vous n’étiez pas d’accord ?

-R- Enfin, pas d’accord, ni pour ni contre, c’était leur affaire, je n’étais pas de ceux du tout qui sont allés leur dire : « vous avez bien fait ! » Non, pas du tout. Je ne les ai pas inspirés dans ce type d’action : défiler, manifester, oui, je trouvais que c’était bien, je n’étais pas un inspirateur pour aller voir le maire. Mais globalement, la société a été très surprise, ce n’était pas du tout dans les usages. Autant le défilé des Orangistes avec leur tablier dans la ville, personne n’osait sortir dans la rue pourtant c’était toléré. Mais une manifestation d’Acadiens c’était très mal reçu parce que je crois que cela n’a pas été compris, c’était en avance sur l’évolution de la société d’une certaine façon. Cela a aussi créé des lignes de partage dures à l’université, des gens n’étaient pas du tout d’accord et puis une autre influence a été le tournage du film Acadie, Acadie !?…

– Q- Qui prenait beaucoup de partis pris au final ?

-R- C’est moins le film lui-même, après tout c’est la vision des réalisateurs (Michel Brault et Pierre Perrault), c’est moins le film lui-même donc que la manière dont ils ont mis en scène un groupe d’étudiants qui tout d’un coup ont eu plus d’importance et qui se sont retrouvés derrière un rôle historique qu’ils n’auraient pas forcément imaginé tenir. Aucun n’est revenu à l’université après donc ce n’est pas glorieux, mais sur le coup, le tournage du film lui-même est un élément qui les mobilise.

-Q- Donc, un impact sur les acteurs du film devenus les figures de proue du mouvement ?

-R- Oui tout à fait, ils se sont sentis leaders et le cinéaste les a bien sélectionnés parce qu’il les a mis dans ce rôle là. Personnellement, j’ai une ou deux scènes de tournage dont je me souviens parce que j’entretenais une bonne relation avec les cinéastes, mais les étudiants aussi et c’était bien là le problème : il s’était créée entre l’équipe des cinéastes et les quatre étudiants une relation d’ordre privé. Mais pour en revenir à la manière dont ils pensaient le mouvement, je pense qu’ils étaient sur des exemples qu’ils connaissaient sur des campus américains.

-Q- L’influence des grands centres ?

-R- Oui, ce qui avait pu se passer à Montréal par exemple. À mon avis, ils voulaient répliquer. Ils pensaient : on n’est pas plus « ploucs », plus « niaiseux » que les autres, et ce que l’on peut faire à Montréal ou à Québec on peut le faire nous aussi chez nous. Il y avait une très forte envie d’émancipation.

-Q- Mais là ce n’est plus de l’émancipation, c’est de la mimétique ?

-R- Oui parce que se reconnaître soi-même comme moderne, libéré, c’est être en capacité de faire comme on aurait fait si on l’avait fait ailleurs. C’était aussi pour eux un acte important que d’aller porter leur message ailleurs comme sur le campus de Montréal, d’être entendu en dehors de l’Acadie.

-Q- Pouvez-vous me parler de votre relation avec un autre coopérant français : Jean-Paul Hautecoeur, auteur du célèbre ouvrage L’Acadie du Discours qui a marqué la pratique de la sociologie en Acadie et qui revient longuement sur les bases intellectuelles du mouvement ?

-R- Hautecoeur arrive après moi en 1967. Je l’ai accueilli à Moncton, parce que j’avais une position reconnue et institutionnelle, sans le mouvement, l’université m’aurait gardé, c’est sans conteste. Bref, Camille-Antoine Richard s’en va, et alors qu’on lance le bac spécialisé en socio je suis amené à lui succéder comme responsable du département de sociologie. Arrive Hautecoeur avec un autre coopérant René-Jean Ravault aujourd’hui professeur à l’UQAM, mais lui ne sera pas du tout un soutien au mouvement. Parmi les coopérants français tout le monde n’était pas un soutien au mouvement social des étudiants, loin s’en faut, ce n’était même pas dominant du tout. Des coopérants français étaient juste là pour faire de la piastre, d’autres avaient leur copine ou leurs réseaux, certains étaient même plutôt sur des bases de rejet. Ceux en sciences ou en littérature étaient moins impliqués. Bref, Hautecoeur arrive à l’automne, on a rapidement sympathisé, très vite même. Cela va créer une amitié, mais elle se base pour l’essentiel sur le débat intellectuel plus que politique. Nos échanges se basaient surtout sur ce qui commençait à se développer dans la sociologie de la mouvance 1968.

-Q- Donc là, c’est clairement Pierre Bourdieu ?

-R- Exactement. Lui connait Bourdieu, il a suivi des cours avec un de ses pairs à l’université de Lille, et puis lorsqu’il est allé faire son DEA (Master) en Sorbonne, il a eu des cours avec Bourdieu je crois. Moi de Bourdieu je ne connaissais pas grand-chose, que la construction des inégalités.

-Q- En plus, vous êtes au Canada au moment de la grande folie Bourdieu en France ?

-R- Oui, donc on discute de cela. Moi j’étais plutôt sociologie empirique, je ne viens pas de la philosophie à la sociologie. Dans ma formation à Rennes, j’avais de très bonnes performances en socio, mais j’étais d’abord un économiste même si la sociologie des mouvements sociaux  m’intéressait. Bref, Hautecoeur et moi, on s’entend au-delà des relations de collègue, on monte le bac ensemble, on est dans une connivence intellectuelle. Mais on n’était pas les mêmes, lui était imprégné de culture anglo-saxonne parce qu’il avait passé un an là-bas adolescent, donc on n’avait pas le même itinéraire en tant que jeune. Il n’était pas influencé par la sociologie américaine, mais par le mode de vie américain, le côté un peu beatnik et les modes américaines. Et puis il était dans des rapports beaucoup plus intellectuels avec les étudiants, créant plus de distance dans son discours et ses cours entre ses étudiants et lui, mais dans la relation personnelle, il était plus proche d’eux que moi. Une autre chose, c’est qu’il était plus intégré dans le mouvement. Le fait qui a été considéré comme la base de la fermeture du département de sociologie et bien sûr, notre départ à tous les deux, c’était des éléments qui impliquaient directement Hautecoeur dans le mouvement. Et puis il y a aussi eu le fait qu’on était français, donc étrangers, la relation était un peu plus d’étrangeté par rapport aux Québécois, mais était étranger celui qui n’était pas acadien. Et nous encore un peu plus. C’est aussi ce qui m’a le plus blessé au final même si aujourd’hui j’aurais plus de distance par rapport à cela, mais sur le moment cela m’a beaucoup blessé parce que je pensais d’une certaine façon être devenu acadien. Je dis ça même longtemps après. En tout cas c’est Hautecoeur qui a été considéré comme le danger philosophique par la petite élite acadienne qui a créé la rupture. Pourtant il était encore moins marxiste que moi. Ce n’était pas un révolutionnaire, il n’a jamais été engagé dans un mouvement politique. Son itinéraire était intellectuel, il est marxisant dans son analyse oui, mais le marxisme restait un outil, pas une conviction idéologique. Vu de Moncton à ce moment-là, le seul fait d’être collectif ou solidaire, c’était marxiste. Au-delà de cela, autour du Marxisme, j’étais plus séduit par Frantz Fanon, l’idée de la colonisation-domination que j’ai longuement située dans ma thèse. C’est une grille de lecture intéressante et puis même au-delà, elle me séduit comme explication du monde et comme mobilisation de révolte parce que je crois à la révolte. Exprimer de la révolte a du sens, la révolte que les étudiants exprimaient moi je les encourageais, je la trouvais digne, normale, je n’étais simplement pas d’accord sur les formes qu’elle prenait.

-Q- Et vous auriez préféré quel genre de forme ?

-R- Rentrer plus dans le débat. Pas au sens intellectuel du terme, au sens politique, ici (au conseil économique, social et environnemental de Bretagne) on est une assemblée de débat, je vois le travail que l’on peut faire en faisant débattre sur des questions de société.

-Q- Mais = ne leur refusait-on pas le débat ?

-R- On est d’accord. Moi j’ai essayé d’œuvrer pour qu’il y ait débat, et il y a eu quelques rencontres. Il y a eu des délégations étudiantes qui sont allées négocier au moment de la crise avec la direction de l’université.

-Q- Ce qui fait suite aux révoltes de 1968, c’est le manifeste du parti acadien ?

-R- Ses fondateurs, un petit groupe, décident de former un parti sur le modèle du parti québécois pour revendiquer une autonomie acadienne culturelle et politique. Dans leur manifeste écrit en 1971 je crois, on isole des phrases de ma thèse de doctorat sur lesquelles on s’appuie pour développer une assise politique à la fois dans du constat, par exemple : « c’est la domination culturelle qui empêche de se développer » alors que moi je prônais : « libérez-vous d’abord culturellement et vous serez libre ensuite ». J’avais d’ailleurs émis des hypothèses sur les conséquences acquises par cette liberté. Soit le nord du Nouveau-Brunswick se sépare pour devenir partie intégrante du Québec. Je n’étais pas du tout d’avis que la communauté acadienne puisse un jour devenir indépendante parce que son nombre est trop restreint. Soit trouver dans le système fédéral un arrangement qui posait problème à des régions comme l’île du Prince Edouard ou la Nouvelle-Ecosse mais à la limite, lâchons ça.

-Q- Mais vous ne pensiez pas qu’au sein du Québec, les Acadiens auraient aussi subi une certaine forme de marginalisation, ne serait-ce que par leur statut de « périphérique » ?

-R- Ce n’était qu’une hypothèse. Mais ce qui est intéressant c’est la lecture cette fois politique de mon travail, les gens du Parti Acadien cherchaient un discours politique qui serait venu légitimer une action. Ils pensaient que l’action politique pouvait être la réponse et là moi, je suis assez d’accord avec cela je pense que l’action politique est la seule réponse.

-Q- Et pourquoi cela a-t-il été un échec ?

-R- Il n’y avait pas de bases suffisantes. Cela a été un temps, comme tout, il faut prendre le temps de l’histoire y compris des sociétés occidentales, c’est-à-dire quand on arrive au milieu des années soixante-dix ces questions-là, et même ici (en Europe) déclinent sérieusement. Les peuples d’outre-mer sont libérés, la guerre du Vietnam est terminée, les cartes sont redistribuées, le libéralisme remonte, les pensées politiques libérales reprennent le dessus. Le mouvement général est trop fort, l’épuisement politique s’amorce. Il n’y a pas eu de relève et ils sont restés un groupuscule.

-Q- Vous n’avez jamais pensé à un projet avec quelqu’un justement comme Bernard Gauvin qui pourrait éclairer, la distance temporelle aidant, vos perspectives après coups sur cette époque et les leçons que vous en avez tirées ?

-R- Non à un moment donné, dans les dix ans qui ont suivi, j’avais vraiment pensé réécrire là-dessus j’avais même commandé tout un ensemble de données et de documentation… Mais j’ai abandonné.

-Q- Y a-t-il comme de l’amertume de votre côté ?

-R- Enfin, au bout d’un moment l’amertume est partie à la rivière. Cela dit, je suis retourné à l’Université de Moncton en 1970 puis pour un colloque quelques années plus tard. Aujourd’hui je ne connais quasiment plus personne là bas. Parfois des gens m’envoient un petit mot, d’anciens étudiants, même quarante ans après les événements. Mais ces événements n’ont fondé ni mon cheminement intellectuel ni ma carrière ultérieure. Ils ont été un des éléments de formation de ma personnalité à l’âge de trente ans, mais ce n’était pas le seul. Ils ont conforté des convictions intellectuelles, mais si je prends mes missions en Afrique pendant une dizaine d’années, elles furent des éléments qui ont aussi beaucoup contribué à ma vision du monde aujourd’hui. Ils restent malgré tout des souvenirs très forts pour moi. J’ai souvenir qu’en décembre 1967, donc un mois avant le début des occupations, je suis revenu en France et j’avais dû avancer un examen avec mes étudiants pour pouvoir partir 24 heures plus tôt, donc on l’a fait le samedi plutôt que le lundi comme il était programmé. À la fin de l’examen, j’avais été invité par les étudiants et ils m’avaient offert un bouquet de roses sur lesquelles chacun avait fait une étiquette avec son nom. C’était émouvant et j’ai ressenti comme une marque d’estime. Au fond, ils étaient un peu comme des disciples.

-Q- Alain Even merci beaucoup pour cet entretien.

-R- De rien, et bon courage pour la suite.

 Pour en savoir plus

BOSHER, John Francis. « Liberating Acadia ». Dans The Gaullist Attack on Canada 1967-1997. McGill-Queen’s University Press, Montreal & Kingston, pp. 50-62.

EVEN, Alain. Le territoire pilote du Nouveau-Brunswick ou les blocages culturels au développement économique. Contribution à une analyse socio-économique du développement. Thèse de doctorat d’état, Université de Rennes, Rennes, 1970.

HAUTECOEUR, Jean-Paul. L’Acadie du Discours. Presses de l’Université Laval, Sainte Foy, 1975.

PERRAULT, Pierre et Michel BRAULT. Acadie, Acadie !? Montréal, Office National du Film, 1971.

WARREN, Jean-Philippe et Julien MASSICOTTE. « La fermeture du département de sociologie de l’Université de Moncton : histoire d’une crise politico-épistémologique. ». Canadian Historical Review, vol. 87. no 3 (2006), p. 463-496.


[1]Pour les jeunes hommes en France jusqu’en 1998, le service militaire étant obligatoire, la coopération, c’est-à-dire un service social comme l’enseignement, pouvait être envisagé en lieu du dit service militaire pour les étudiants seulement.