Cachez cette nuance que je ne saurais voir !*

Publié le 27 novembre 2018

Par Isabelle Picard, ethnologue

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Le 3 mai 1536, Jacques Cartier attira en donnant un prétexte le chef Donnacona et neuf autres autochtones près de ses caravelles pour ensuite les enlever et les amener en France. Ils y moururent tous. Vous ne le saviez pas ?

Il y a au minimum quatre théories qui pourraient expliquer la présence autochtone en Amérique dont une qui dit que les autochtones vivraient sur cette terre depuis des temps immémoriaux. Vous ne le saviez pas non plus ?

Je ne vous le reproche pas. C’est plutôt normal. Les anciens programmes d’histoire du Québec et du Canada n’en parlent pas.

En 2015, la Commission de vérité et de réconciliation, mise en place par le gouvernement fédéral pour faciliter la réconciliation entre autochtones et Canadiens dans la foulée des révélations entourant la période des pensionnats autochtones, a formulé 94 appels à l’action. L’un d’eux se décrit ainsi : « … en consultation et collaboration avec les survivants, les peuples autochtones et les éducateurs, rendre obligatoire, pour les élèves de la maternelle à la douzième année, l’établissement d’un programme adapté à l’âge des élèves portant sur les pensionnats, les traités de même que les contributions passées et contemporaines des peuples autochtones à l’histoire du Canada ». En consultation et collaboration.

Le Québec n’a pas souscrit à cette recommandation pour chacun des niveaux d’enseignement. Par contre, Québec a, dans la réforme du programme d’histoire du secondaire, tout comme il l’avait fait lors de la réforme Marois au tournant du millénaire, fait appel à plusieurs spécialistes des Premières Nations en histoire, anthropologie, éducation, linguistique et autres ainsi qu’au Conseil en Éducation des Premières Nations pour l’élaboration de ce nouveau programme. Cette dernière organisation autochtone représente un grand nombre de communautés autochtones du Québec en matière d’éducation depuis 1985. Et elle le fait bien.

Cette fois-ci à nouveau, et malgré le goût amer laissé par le programme d’univers social au primaire de la réforme Marois ou plusieurs de ses recommandations avaient été laissées de côté, le CEPN a accepté de collaborer à l’exercice. Depuis 2014, l’organisme et les différents spécialistes autochtones se sont présentés aux quelques réunions éparses pour finalement remettre deux mémoires à l’automne 2016.

J’ai lu le mémoire déposé par le CEPN dans le cadre de ces consultations. Non, il n’est pas question que du terme amérindien, loin de là. On y fait une série de recommandations qui, ma foi, m’apparaissent très sensées. On y propose par exemple de ne pas glorifier Jacques Cartier pour les raisons citées au tout début de mon texte. On y propose aussi d’utiliser les termes appropriés pour désigner chacune des nations autochtones du Québec ou de ne pas présenter les « missions indiennes » comme des œuvres de bienfaisance puisque lesdites missions se veulent responsables du démantèlement de plusieurs confédérations importantes et de milliers de morts. C’est le cas de ma propre nation, les Hurons-Wendat, dont la population, en l’espace de 25 ans au XVIIe siècle, est passée de 40 000 à 9000 personnes et dont la confédération s’est évanouie à mesure que les fosses communes se remplissaient. Vous ne le saviez pas non plus ?

Certains diront que la démarche entreprise par le CEPN et appuyée par Ghislain Picard, chef de l’Assemblée des Premières Nations du Québec et du Labrador, vise à faire le procès d’un peuple, aseptiser l’histoire, de vouloir la réécrire à l’encre de la culpabilité. Non mais… nuances, s’il vous plaît ! C’est là que les 800 mots alloués pour ce texte ne suffisent plus. Je ne sais même pas par quel bout commencer.

Si on commençait par dire que l’histoire du territoire sur lequel nous nous trouvons aujourd’hui, depuis le premier récit de voyage de Jacques Cartier de 1534, a presque exclusivement été écrite par des non-autochtones.

Or, celui qui tient la plume, qu’il soit explorateur, marchand, missionnaire, gouverneur ou historien relate l’histoire à ses propres lunettes, parfois embuées ou double foyer. C’était sans doute normal à une certaine époque, beaucoup moins en 2018.

L’histoire d’un pays, d’une nation, d’un territoire ne peut être écrite que du point de vue d’un seul peuple pour l’unique raison que ce dernier est majoritaire. Une culture minoritaire a aussi le droit de se raconter sans que la culture majoritaire se sente menacée. Il ne s’agit pas ici de faire le procès de qui que ce soit. Mais les faits sont les faits et la nuance des propos, les deux côtés de la médaille se veulent capitales dans une éducation, une connaissance de l’autre qui se définissent comme les assises de meilleures relations. À moins que l’un ne veuille pas de cette réconciliation. Il faudrait voir.

L’aseptisation, la stérilisation de l’histoire a déjà eu lieu. La démarche ici vise à enrichir, à donner mille nuances, mille tons à une histoire trop longtemps noire ou blanche. Elle aspire à permettre aux Premiers Peuples le choix des mots qui les décrivent comme les Québécois l’ont fait à la fin des années 60. Elle vise à donner la parole aux sans-voix et à rétablir certains faits dans une démarche d’affirmation. Ça, vous savez ce que c’est.


*Ce texte est d’abord paru dans La Presse du 25 novembre 2018.