Là où le présent rencontre le passé - ISSN 2562-7716

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Recension en dialogue : Mononk Jules de Jocelyn Sioui (éditions Hannenorak, 2020) et Voyages en Afghani de Guillaume Lavallée (éditions Mémoire d’encrier, 2022)

Par Catherine Larochelle, membre du comité éditorial d’HistoireEngagée.ca et professeure d’histoire à l’Université de Montréal

Je n’affirme pas être historien, mais plutôt quelqu’un qui s’est intéressé à l’Histoire d’un petit peu trop près. J’en ai même des séquelles.

Jocelyn Sioui

Le livre Mononk Jules de Jocelyn Sioui (2020, éditions Hannenorak) commence avec un avertissement dans lequel l’auteur se positionne par rapport à son expertise historienne. Si Sioui ne se prétend pas historien, à mes yeux, son ouvrage est une tentative réussie de raconter l’Histoire – celle que les historien.ne.s ont longtemps occultée. Qui plus est, il le fait d’une façon pédagogique, hautement accessible et fort agréable. Le livre relate la vie de Jules Sioui, militant wendat né en 1906 et mort en 1990, et qui consacra une part appréciable de sa vie à la lutte pour les droits des peuples autochtones en Amérique du Nord. À travers le récit qui suit la vie de Jules Sioui, grand-oncle de l’auteur (d’où le Mononk du titre), c’est une bonne part de l’histoire politique et sociale du 20e siècle qui se fait jour.

On peut apprécier ce livre pour la trajectoire individuelle qu’il raconte, celle d’un homme mû par une énergie hors du commun, « têtu » comme pas un et issu d’une lignée de guerriers. Il mit à profit ces caractéristiques pour s’opposer au gouvernement fédéral et à ses agents. La vie que Jocelyn Sioui retrace est également celle d’un humain complexe, multidimensionnel et faillible. L’auteur réussit à ne pas faire de son mononk un héros comme l’historiographie canadienne-française l’a fait avec des figures comme Cartier (p. 23-31). Il nous démontre par le fait même qu’il est possible de faire entrer dans l’histoire des personnages importants sans les héroïser.

Le travail gratuit chez les étudiant·es aux cycles supérieurs : que peuvent nous apprendre les mouvements wages for ?

Camille Robert, doctorante et chargée de cours en histoire, Université du Québec à Montréal

Quand on m’a offert d’écrire un court essai sur la précarité, je venais tout juste de refuser une invitation à travailler, sans rémunération, comme consultante pour un musée. Avec un pas de recul, j’y ai vu l’occasion d’explorer une question qui me tiraille depuis plusieurs années, soit le travail gratuit des étudiant·es aux cycles supérieurs en histoire1. Je propose de l’examiner ici à la lumière de mes recherches sur le travail invisible des femmes et des luttes pour la rémunération du travail étudiant.

Les abus de la mémoire-bouclier

Par Catherine Larochelle, membre du comité éditorial d’HistoireEngagée.ca, historienne et professeure à l’Université de Montréal

Le 2 février dernier, La Presse a publié une chronique intitulée « Nos souffrances la font vomir », signée de son collaborateur Maxime Pedneaud-Jobin. Si M. Pedneaud-Jobin veut s’improviser historien, je lui conseille de parfaire sa formation d’abord. Son texte est un parfait exemple d’instrumentalisation pernicieuse de l’histoire.

L’histoire d’une société ne s’explique pas en alignant deux trois faits et en leur faisant dire ce que l’on veut. Sa manipulation est dangereuse et avec elle viennent des responsabilités, car la mémoire collective qui en sort peut nourrir la solidarité sociale, comme elle peut faire l’inverse[1].

Des grands-mères bien utiles

En débutant la lecture de cette chronique, je me suis vite demandé en quoi les aïeules de M. Pedneaud-Jobin étaient liées à toute la controverse entourant la nomination de Mme Elghawabi. Le chroniqueur instrumentalise l’histoire pour nous faire croire que c’est aux souffrances de ses grands-mères aux mains de l’Église que s’est attaquée Mme Elghawabi. Il crée ainsi l’illusion d’un lien causal unissant toutes les souffrances de tous les Canadien.ne.s français.es du passé. Le chroniqueur pousse l’audace jusqu’à aborder le niveau d’instruction des Québécois francophones du milieu du 20e siècle, le comparant à celui des Noirs américains. Non seulement ce genre d’affirmation aurait mérité une référence directe à l’étude qui démontre ce fait, mais surtout ce procédé vise à brouiller les esprits : dans l’histoire du racisme, en fait, les Canadien.ne.s français.es sont surtout (seulement) du côté des victimes, nous dit-il. Qu’il n’y ait aucun lien logique entre la domination britannique à laquelle le tweet de Mme Elghawabi faisait allusion et le niveau d’instruction des Canadiens français en 1960 n’y change rien, le message est passé.

Comprendre les racines historiques du rapport entre le Québec et l’islam

Si on veut mobiliser le passé et l’histoire pour mieux comprendre les enjeux actuels, il serait beaucoup plus productif pour le dialogue (que disent souhaiter plusieurs commentateurs), de regarder le passé québécois non pas pour brandir ses souffrances, mais pour comprendre comment l’islam et le monde musulman ont été représentés historiquement, et quel rôle cet imaginaire a joué dans la construction de l’identité canadienne-française[2].

Les pointillés et les pattes de mouche

Par Camille Simard

La maison de Denise Sauvageau, sise sur la rue principale d’un village de la région de Portneuf, fait l’objet d’un soin ravissant. Dans la cuisine adjacente au salon, la lumière naturelle se dépose sur un intérieur aux allures de musée domestique. Il y a d’abord la collection d’horloges qui compte 83 items, puis celle de salières et de poivrières s’élevant au nombre de 1388. Le mari de Denise (feu Gilles) a fait carrière dans la taille de la pierre et un couple de salière et de poivrière a même jailli de cette noble matière première. Au cœur de cet assemblage, il y a aussi (et surtout) la collection de carnets ayant appartenu à Denise tout au long de sa vie. À chaque sujet son journal, et il ne faudrait surtout pas se retrouver sans crayon ni papier au deuxième étage de la maison alors qu’une nouvelle idée jaillit. C’est pourquoi «Il y a des carnets partout!». Ce rapport à l’écriture si quotidien et, surtout, si urgent me charme au plus haut point. Je m’aventure : «Sans être trop indiscrète… quel est le contenu des carnets?» Denise me répond que chaque jour, elle rapporte la température, les prix des biens et des services, les principaux événements ayant eu cours dans sa journée et dans l’actualité en général (par exemple : Le 6 octobre 2016, ouragan Matthew en Floride). «J’marque toute, j’ai toujours fait ça.» Elle tâche de ne pas faire de fautes d’orthographe : dans le doute, elle utilise un dictionnaire. À la fin de chaque carnet, elle revient sur les points saillants de celui-ci, dans une sorte de conclusion partielle. Bien qu’écrire soit, de son propre aveu, une seconde nature, j’en comprends que l’écriture a ici une fonction inexorablement utilitaire. Je dois admettre que j’en suis déconcertée. «Que des faits Denise?» «Oui, la vérité, rien que la vérité! Quand mes frères et sœurs [elle en compte 18] m’obstinent sur des dates, je leur sors mes carnets.» Malgré mon étonnement – mes propres carnets sont gorgés d’interprétations, d’émotions et autres analyses lyriques de la réalité – j’estime fascinante la démarche de traqueuse du quotidien de Denise. Et si le tri des faits, à l’échelle de notre vie, n’était-il pas l’ultime déploiement de notre subjectivité? Si les compétences de diariste de Denise n’étaient-elles pas magnifiquement exploitées par sa grande capacité de remémoration? Bref, que valent les archives de cette dame née en 1933 et que l’avenir leur réserve-t-il?

Passer à la suivante 

L’historienne et professeure retraitée de l’Université McGill, Andrée Lévesque, a fondé en 2010 les Archives Passe-Mémoire, un centre d’archives biographiques qui compte aujourd’hui près de 80 fonds. Ceux-ci renferment des journaux intimes, des autobiographies et des correspondances, documents dont le destin ne sera pas, a priori, d’être publiés par une maison d’édition. Ce sont des matériaux bruts, des fonds de placard – pour rapporter les propos d’Andrée – qui sont cependant loin d’être des rebuts. Inédite, cette configuration? Au Canada, oui, mais pas dans le monde. L’inspiration de la spécialiste en histoire des femmes provient de sa rencontre, dans les années 1990, avec le professeur Philippe Lejeune, fondateur de l’Association pour le patrimoine et l’autobiographie (APA). À Paris, Lejeune entreposait des journaux personnels glanés çà et là en se disant qu’ils revêtaient certainement une valeur.

« Pas d’histoire, les femmes! » Réflexions critiques d’une historienne de l’accouchement

À propos du livre de Denis Goulet, Chronologie de l’histoire de l’obstétrique-gynécologie au Québec. [1]

Par Andrée Rivard, chargée de cours à l’Université du Québec à Trois-Rivières, chercheuse associée à la Chaire Claire-Bonenfant – Femmes, Savoirs et Sociétés

Le titre de ce texte reprend à quelques mots près celui d’un ouvrage de l’imparable Micheline Dumont, pionnière de l’histoire des femmes au Québec.[2] Il m’arrive de retourner à ses écrits lorsque j’ai besoin d’inspiration et quand je veux retrouver du courage pour, comme elle, continuer à « faire » l’histoire des femmes et la mettre en valeur dans un contexte qu’il m’arrive de trouver désespérant.

Cette réflexion est destinée à montrer, par un exemple représentatif, la persistance de la vision masculine du monde en histoire et à en souligner les effets sur la profession historienne et la société.

 

Présentation

L’ouvrage dont il est question dans cette note critique est celui de Denis Goulet, Chronologie de l’histoire de l’obstétrique-gynécologie au Québec, publié en 2017 par l’Association des obstétriciens et gynécologues du Québec (AOGQ) pour souligner ses 50 ans. Goulet était alors professeur associé et chargé d’enseignement à la Faculté de médecine de l’Université de Montréal et professeur associé au département d’histoire de l’UQAM. Il a à son actif un nombre impressionnant de travaux relatifs à l’histoire de la médecine dont plusieurs livres portant sur l’histoire des hôpitaux, des facultés de médecine, des spécialités médicales et autres sujets connexes.

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