Emmanuel Delille, chercheur au Centre Marc Bloch et chercheur invité au Centre canadien d’études allemandes et européennes (CCÉAE)
L’historienne française et canadienne Régine Robin (née Rivka Ajzersztejn, 1939-2021) nous a quittés il y a quelques mois. De nombreux hommages lui ont été rendus par ses proches. Impossible de me joindre à leurs voix sous la forme d’un dialogue intime : d’une part je ne connais guère toute sa production scientifique, d’autre part j’ai surtout lu ses livres à la lumière de mon exil berlinois avant de la rencontrer brièvement à Montréal. Aussi je me propose de parler de son œuvre critique en rendant compte de deux publications posthumes, tout en tissant quelques liens avec des ouvrages plus anciens. Il s’agit d’un livre d’entretiens et de la réédition d’un ouvrage plus académique dont la parution ce printemps risque d’être passée inaperçue en raison de la pandémie. Ces deux volumes publiés à trente ans d’intervalle, Les Ombres de la mémoire (2021) et Le Roman mémoriel (1ère éd. 1989 ; nouvelle édition 2021), traitent largement la question des rapports entre histoire et mémoire, mais pas seulement et pas de la même manière. En effet, l’étude des rapports entre genre romanesque et sciences sociales a pris une place prépondérante dans sa pratique de l’écriture, jusqu’à son dernier livre sur l’univers de Patrick Modiano, Ces lampes qu’on a oublié d’éteindre (2019). En outre, les deux ouvrages actuellement en librairie s’inscrivent dans la continuité d’autres essais sur les cadres collectifs de la mémoire, comme Berlin Chantiers (2001) et La Mémoire saturée (2003)[i]. Ces titres viennent rappeler en même temps l’un des évènements majeurs qui a bouleversé notre rapport à la mémoire depuis plusieurs décennies, notamment du point de vue des historien·ne·s de la génération de Régine Robin, née au début de la Seconde Guerre mondiale : la chute du mur de Berlin en 1989 et la réunification allemande qui l’a suivie.
Nous devons le projet des Ombres de la mémoire à Christian Nadeau, directeur de la collection « D’ailleurs » aux Éditions Somme toute, et à Stéphane Lépine, journaliste et acteur des institutions culturelles québécoises. Ce dernier a réalisé une série d’entretiens avec Régine Robin entre l’été 2019 et l’été 2020. Au cours de ce dialogue fécond, elle revient sur l’ensemble de son parcours intellectuel, ses lectures, ses rencontres et son rapport à la ville. Car l’historienne se définissait volontiers comme une « flâneuse sociologique »[ii]. Observer l’espace urbain était une manière d’exercer son regard de chercheuse en sciences sociales, dans la lignée de Walter Benjamin (Paris, capitale du XIXe siècle : Le Livre des passages). L’expression ne qualifie pas seulement son rapport à Paris mais aussi à d’autres métropoles qu’elle avait adoptées comme Berlin, Montréal et New York. Les mégalopoles modernes sont à la fois des lieux de vie, de visite, de découverte, de perte ou encore des lieux d’exil et d’imaginaire, ce qui est peu dire pour expliquer ce que l’espace urbain moderne a représenté pour cette fille d’immigrant·e·s, elle-même immigrée en Amérique du Nord. Née au sein d’une famille de Juifs polonais pauvres arrivés à Paris au début des années 1930, Régine Robin et sa mère ont échappé aux rafles sous l’Occupation en trouvant refuge dans les terrains vagues aujourd’hui disparus de Belleville, non loin de la rue Vilin où l’écrivain Georges Perec a grandi. Tout en répondant aux questions de Stéphane Lépine, Régine Robin raconte ses débuts dans la vie et dans l’écriture : le Paris de l’après-guerre, le communisme déçu de son père (objet d’un livre marquant : Le Cheval blanc de Lénine, 1979), la réussite scolaire et la méritocratie républicaine. Normalienne et agrégée, si elle a choisi de faire des études classiques en histoire jusqu’au doctorat (avec une thèse consacrée aux cahiers de doléance du bailliage de Semur-en-Auxois à l’aube de la Révolution française), c’est finalement en tant que professeure au département de sociologie de l’Université du Québec à Montréal que Régine Robin aura fait l’essentiel de sa carrière. Cette évolution ne peut être comprise sans la prise en compte du tournant structuraliste, qui a façonné et modifié son rapport à l’histoire sérielle, au marxisme, à l’archive et, finalement, à l’étude de la littérature du point de vue des sciences sociales.