« Cette fameuse insertion dont on parle avec tant d’effroi » Une préhistoire du discours anti-vaccin

Publié le 19 septembre 2019

Par Luba Markovskaia, docteure en littérature française de l’Université McGill

La méfiance vis-à-vis de la vaccination est aussi ancienne que la pratique elle-même, mais le discours anti-vaccin se trouve amplifié aujourd’hui par la caisse de résonance formée par les modes de communications actuels, qui favorisent la montée des théories conspirationnistes et la suspicion à l’égard des autorités scientifiques et médicales. Elle correspond également à une montée du populisme dans le discours politique, notamment aux États-Unis[1], où le mouvement vaccinophobe, en apparence spontané et populaire, est financé par de grandes fortunes individuelles[2]. Ceci comporte des répercussions bien concrètes, comme le retour en force de la rougeole et de certaines maladies mortelles[3]. Selon l’OMS, « la méfiance à l’égard des vaccins » est l’une des dix principales menaces à la santé mondiale en 2019[4]. Un retour sur les origines du discours contre la vaccination révèle que dès l’apparition de la pratique de la variolisation dans l’actuelle Europe, ses détracteurs ont formulé leurs craintes en s’attaquant à ses origines étrangères et en se scandalisant de ce que le procédé provienne d’un savoir féminin. C’est la rhétorique des premiers débats sur l’inoculation qui nous intéressera dans le cadre de cette rubrique, à la lumière du rapport à l’altérité, incarnée par les femmes et les étrangers.

Avant les expériences d’Édouard Jenner et de Louis Pasteur, qui ont servi à mettre au point la vaccination moderne, on inoculait déjà contre la petite vérole, qui sévissait en Europe au XVIIIe siècle, tuant entre une personne sur vingt et une personne sur sept selon la gravité de l’épidémie. La variolisation, qui consistait à prélever une pustule et à en contaminer le sujet à l’aide d’une incision, faisait l’objet de vifs débats, notamment en France, et ce, même parmi les philosophes. Ainsi, l’encyclopédiste Jean Le Rond d’Alembert a fait paraître des Réflexions sur l’inoculation, tentant de trouver par un calcul de probabilités une manière plus convaincante d’en présenter les avantages à la population et démontrant la difficulté pour celle-ci d’accepter des mesures radicales. Diderot, dans Sur deux mémoires de d’Alembert, reproche à son camarade de déployer de savants calculs pour nuancer une position qui devrait être indiscutable et de fournir des arguments contre un bien commun. Pour sa part, Rousseau, dans l’Émile, se montre ambivalent envers l’idée d’inoculer son élève contre la petite vérole. Bien qu’il préfère « laisser faire en tout la nature dans les soins qu’elle aime à prendre seule», il admet que l’inoculation, lorsqu’elle est bien administrée, « garantit du péril» : « Si on lui donne la petite vérole, on aura l’avantage de prévoir & connaître son mal d’avance; c’est quelque chose; mais s’il la prend naturellement, nous l’aurons préservé du médecin, c’est encore plus[5]». Reconnaissant l’utilité de l’inoculation, Rousseau émet des réserves qui sont d’ordre idéologique, conformément à l’idée d’une intervention minimale sur le corps humain, pour laisser la nature suivre son cours.

À l’époque où sévissait la maladie, les objections étaient également éthiques : l’inoculé était contagieux pendant la période d’incubation. Cela dit, on pouvait le rendre visible et le mettre en quarantaine au bon moment, contrairement à ceux qui avaient contracté la variole naturellement. Au-delà de ces arguments idéologiques et pragmatiques contre l’inoculation, et sans compter les réfutations théologiques – comme le cas maintes fois rapporté du prédicateur anglais qui prêchait en chaire que Job avait été inoculé par le diable[6] –, l’opposition virulente à la pratique se faisait aussi sur la base de sa provenance, considérée d’emblée comme douteuse.

Une « préhistoire » du vaccin en Occident : le rôle de femmes pionnières 

La pratique de l’inoculation s’est d’abord développée dans la Chine médiévale, puis s’est propagée progressivement vers le monde arabe le long de la route de la soie, de sorte qu’on la pratiquait déjà dans la capitale de l’Empire ottoman au début du XVIIIe siècle. L’écrivaine Mary Wortley-Montagu (1689-1762), qui a séjourné à Constantinople aux côtés de son mari ambassadeur, a été témoin de la variolisation et, ayant elle-même souffert de la petite vérole, a fait inoculer ses enfants. En 1721, à son retour à Londres, elle parvint à persuader la princesse de Galles de l’intérêt du procédé. La future reine d’Angleterre, que Voltaire décrit dans son article sur l’inoculation comme « née pour encourager tous les arts et pour faire du bien aux hommes », fit éprouver le traitement sur dix prisonniers en échange de leur libération, à qui, toujours selon le philosophe anglophile, elle « sauva [ainsi] doublement la vie ». Les enfants de la famille royale et ceux des quartiers pauvres furent par la suite également inoculés.

Deux femmes sont ainsi à l’origine de l’introduction des prémisses de la vaccination en Occident, une préhistoire que l’on a tendance à gommer en prenant pour point de départ les travaux de Jenner et de Pasteur. Pour Philippe Hecquet, un médecin de l’époque ne jurant que par la saignée et fortement opposé à la variolisation, c’est là l’une des raisons principales pour rejeter la pratique, car il s’agit selon lui d’un « remède de bonne femme », issu d’un « peuple ignorant » : selon lui, ces enseignements venus de pays comme la Géorgie, où « il n’y a que les filles qui étudient » sont nuls, puisque « ce sont des femmes qui nous enseigneront » : « Les Turcs, ajoute-t-on, pratiquent aussi l’Inoculation ; mais les garants qu’on nous donne de cette tradition sont quelques vieilles Grecques qui l’attestent. En Angleterre, c’est une vieille Sage-Femme qui en a instruit celui qui nous a valu cette merveilleuse découverte ! »[7] 

Non content de fustiger l’ignorance des filles, des femmes et des vieilles de toutes origines, Hecquet poursuit en faisant appel aux racines « barbares » de la pratique, concédant que certains hommes s’en sont réclamés également, mais qu’il ne s’agissait pas de la bonne « sorte d’hommes » :

Si les hommes entrent pour quelque chose dans cette histoire, ce sont des Nègres que l’on cite pour témoins, la sorte d’hommes les plus menteurs qui soient au monde, imposteurs par état, naturellement dressés à la complaisance. […] Voilà tout ce qu’on nous donne pour caution, ou pour assurance d’une pratique en Médecine, que l’on essaye de faire passer pour ancienne, pour constante, pour authentique[8].

Les origines d’une portion des discours anti-vaccin sont donc ancrées dans une suspicion face aux savoirs féminins et étrangers. Paradoxalement, les défenseurs de l’inoculation faisaient eux aussi appel aux origines du procédé, citant ses racines exotiques comme un gage d’universalité.

Exotisme de la variolisation

Charles Marie de La Condamine[9], ardent défenseur de l’inoculation qui a rédigé trois mémoires en faveur de la pratique, en retrace en ces termes les origines étrangères :

L’insertion de la petite vérole, opération plus généralement connue aujourd’hui sous le nom d’Inoculation, s’est pratiquée de tems immémorial en Circassie, en Géorgie, et dans les pays voisins de la mer Caspienne. Ignorée dans presque toute l’Europe, elle était en usage fort près de nous, dans la Province de Galles en Angleterre. Connue autrefois, et depuis négligée en Grèce et en Turquie, elle fut rapportée à Constantinople à la fin de l’autre siècle par une femme de Thessalie. Elle la pratiquait avec un grand succès ; mais seulement parmi le peuple. Plus anciennement encore, et dès le commencement du XVIIe siècle, on communiquait la petite vérole à la Chine sans incision et par le nez, en faisant respirer la matière des boutons desséchés réduite en poudre[10].

L’auteur évoque ainsi l’idée d’une médecine populaire transmise par une femme, mais il légitime par la suite le procédé en évoquant sa redécouverte par un docteur grec diplômé d’Oxford, gommant de ce fait le rôle qu’avait joué Mary Wortley-Montagu[11].

Voltaire, dans « Sur l’insertion de la petite vérole », l’une de ses Lettres philosophiques, devenue par la suite l’article « Inoculation » de son Dictionnaire philosophique, évoque une ancienne coutume circassienne, racontant que les plus belles esclaves des harems turcs et persans étaient achetées en Circassie, car les mères, cupides et prévoyantes, s’étaient mises à inoculer leurs filles contre la petite vérole pour éviter qu’elles soient défigurées. Selon lui, c’est à ces mères entremetteuses que l’on doit la généralisation de cette pratique à Constantinople.

Cette petite histoire de l’inoculation est bien personnelle, comme l’avoue Voltaire lui-même, qui ne souhaite pas s’embarrasser d’érudition historique : « Quelques gens prétendent que les Circassiens prirent autrefois cette coutume des Arabes ; mais nous laissons ce point d’histoire à éclaircir par quelque bénédictin, qui ne manquera pas de composer là-dessus plusieurs volumes in-folio avec les preuves ». C’est tout de même cette histoire fantasmée qui est reprise par Théodore Tronchin[12], le médecin qui a introduit l’inoculation en France, dans son article sur la question dans l’Encyclopédie. À la suite de Voltaire, il renchérit avec une multitude d’exemples étrangers :

Il subsiste [cet usage], de tems immémorial, dans les pays voisins de la mer Caspienne, & particulierement en Circassie, d’où les Turcs & les Persans tirent leurs plus belles esclaves. La Motraye, voyageur françois, l’y a vû pratiquer en 1712. […] Son époque n’a point de terme fixe en Afrique, sur les côtes de Barbarie, sur celles du Sénégal, ni dans l’intérieur du continent, non plus qu’en Asie, en divers endroits de l’Inde, particulierement à Bengale, enfin à la Chine, où elle a reçu une forme particuliere[13]

En insistant sur l’exotisme de la pratique, il en défend le caractère universel, tout en recourant, comme La Condamine, à l’idée d’un usage « immémorial », légitimant le procédé par l’appel aux Anciens selon un paradigme d’Ancien Régime qui veut que le savoir provenant de l’Antiquité soit infusé d’une vérité supérieure à celle du présent.

Tronchin recourt aussi à un autre topos de son époque, celui de l’inversion des mondes civilisé et barbare. Depuis l’essai « Des Cannibales » de Montaigne jusqu’aux « Dialogues de M. le baron de Lahontan et d’un sauvage dans l’Amérique », le procédé qui consiste à renverser l’opposition entre la « barbarie » des peuples « sauvages » et la prétendue civilisation du monde contemporain, pour mieux critiquer celui-ci, est répandu. Tronchin exprime ainsi, en passant par la mythologie grecque, l’idée oxymorique qu’il faille « s’instruire chez un peuple ignorant » :

Ce que la fable nous raconte du Minotaure & de ce tribut honteux dont Thésée affranchit les Athéniens, ne semble-t-il pas de nos jours s’être réalisé chez les Anglois ? Un monstre altéré du sang humain s’en repaissoit depuis douze siecles : sur mille citoyens échappés aux premiers dangers de l’enfance, c’est-à-dire sur l’élite du genre humain, souvent il choisissoit deux cent victimes, & sembloit faire grace quand il se bornoit à moins. Desormais il ne lui restera que celles qui se livreront imprudemment à ses atteintes, ou qui ne l’approcheront pas avec assez de précautions. Une nation savante, notre voisine & notre rivale, n’a pas dédaigné de s’instruire chez un peuple ignorant, de l’art de dompter ce monstre & de l’apprivoiser ; elle a sû le transformer en un animal domestique, qu’elle emploie à conserver les jours de ceux même dont il faisoit sa proie.

Tronchin poursuit en comparant la « superstition des druides [qui] immoloit aveuglément à ses dieux des victimes humaines » aux préjugés de son époque qui « dévouent stupidement à la mort […] vingt-cinq mille sujets ». Il déplore l’ignorance de son siècle « si poli, si plein de lumieres » qui, malgré ses progrès, se refuse à une pratique salvatrice. L’époque de la philosophie et des Lumières ne serait donc pas encore affranchie des ténèbres de l’ignorance, n’aurait pas atteint le stade éclairé qu’il appelle de ses vœux.

Vers un avenir éclairé

En 1776, après l’inoculation des enfants de Louis XVI et celle des enfants trouvés, orphelins à la charge du roi, le Mercure de France se réjouit : « Heureusement les Médecins n’auront plus à lutter contre les préjugés ; les mères de famille ne s’opposeront plus aux avantages que leurs enfants retireront de l’inoculation, et la fausse prudence ne se glorifiera plus de mettre des entraves à l’amour du bien public[14] » L’époque est donc à l’optimisme. Tronchin, plus prudent, garde espoir que l’obscurantisme se dissipera par-delà les siècles :

Portons nos vûes dans l’avenir. L’inoculation s’établira-t-elle un jour parmi nous ? Je n’en doute pas. Ne nous dégradons pas jusqu’au point de desesperer du progrès de la raison humaine ; elle chemine à pas lents : l’ignorance, la superstition, le préjugé, le fanatisme, l’indifférence pour le bien retardent sa marche, & lui disputent le terrein pas à pas ; mais après des siecles de combat vient enfin le moment de son triomphe. Le plus grand de tous les obstacles qu’elle ait à surmonter, est cette indolence, cette insensibilité, cette inertie pour tout ce qui ne nous intéresse pas actuellement & personnellement.

L’idée que près de trois siècles plus tard, nous soyons face à un inquiétant recul, alors qu’un nombre grandissant de personnes s’insurge contre la pratique du vaccin, avec des conséquences qui pourraient devenir catastrophiques, serait ahurissante aux yeux de ces philosophes des Lumières qui, souscrivant à une logique téléologique du progrès, voyaient l’avenir comme une marche éternelle vers le savoir et la rationalité.

Dans un poème satirique sur l’opposition à la variolisation, La Condamine s’imagine que les trente ans de débats autour de l’inoculation seraient inconcevables pour les êtres humains du futur que nous sommes. Or c’est sans doute lui qui n’en croirait pas ses yeux en voyant que l’opposition perdure toujours aujourd’hui :

Aussi chez la race future ;

Un jour on ne concevra pas

Qu’une salutaire piqûre

Qui sauve ceux que la nature

Avait dévoués au trépas

Ait causé trente ans de débats ;

Que l’ignorance et l’imposture

Égarent encore nos pas

Loin de la route la plus sûre[15].

La résistance à la vaccination trouve donc ses racines dans une profonde suspicion envers le savoir de l’autre, l’étranger, et celui, considéré comme domestique et dépourvu de crédibilité scientifique, des femmes. Aujourd’hui, le discours oppositionnel s’est déplacé de cette conception xénophobe et misogyne pour faire de la science même l’objet de sa méfiance, dans une nouvelle forme d’obscurantisme à la sauce conspirationniste.


Pour en savoir plus 

Pierre Darmon, La longue traque de la variole, Paris, Perrin, 1986.

Jean-François de Raymond, La querelle de l’inoculation ou préhistoire de la vaccination, Paris, Vrin, 2000.

Catriona Seth, « L’inoculation contre la variole : un révélateur des liens sociaux », XVIIIe siècle, 41 (2009), p. 137-153.

Jean-Baptiste Fressoz, « La médecine et le “tribunal du public” au xviiie siècle », Hermès, La Revue, 73, 3 (2015), p. 21-30.

[1] https://www.politico.com/story/2019/05/27/anti-vaccine-republican-mainstream-1344955

[2] https://www.washingtonpost.com/national/health-science/meet-the-new-york-couple-donating-millions-to-the-anti-vax-movement/2019/06/18/9d791bcc-8e28-11e9-b08e-cfd89bd36d4e_story.html

[3] https://www.sciencepresse.qc.ca/actualite/2019/01/23/resurgence-rougeole-point-chaud-anti-vaccins

[4] https://www.who.int/emergencies/ten-threats-to-global-health-in-2019

[5] Jean-Jacques Rousseau, Emile ou de l’éducation (livre second), t. I, vol. 4, dans Collection complète des oeuvres, Genève, 1780-1789, vol. 4, in-4°, édition en ligne www.rousseauonline.ch.

[6] Il est cité tant dans le mémoire de La Condamine que dans l’article de Voltaire évoqués dans cet article.

[7] Philippe Hecquet, Observations sur la saignée du pied, et sur la purgation au commencement de la petite vérole, des fiévres malignes, & des grandes maladies : Preuves de decadence dans la pratique de médecine, confirmées par de justes raisons de doute contre l’inoculation, Paris, Guillaume Cavelier, père, 1748, p. 232-233.

[8] Ibid.

[9] Charles Marie de La Condamine (1701-1774), astronome, encyclopédiste et explorateur français. Contaminé par la petite vérole dans son enfance, il a milité pour la variolisation à la fin de sa vie, signant des mémoires en faveur de la pratique.

[10] La Condamine, Mémoire sur l’inoculation de la petite vérole, lu à l’Assemblée publique de l’Académie Royale des Sciences, le Mercredi 24 Avril 1754, par M. de La Condamine [], p. 3.

[11] « Tous ces faits étoient ensevelis dans l’oubli, lorsque Emmanuel Timone, Médecin Grec, Membre de l’Université d’Oxford et de Padoue, ayant entrepris d’étendre et d’accréditer l’inoculation, en donna une description détaillée dans une lettre au Docteur Vodward, écrite de Constantinople au mois de Décembre 1713, Ibid., p. 4.

[12] Théodore Tronchin (1709-1781), célèbre médecin et encyclopédiste genevois. Il inocula son fils, puis, en 1756, les enfants de Louis Philippe d’Orléans.

[13] Théodore Tronchin, « Inoculation » dans l’Encyclopédie,Briasson, David l’aîné, Le Breton, Durand, 1766, tome 8, p. 755-771.

[14] « Inoculation/Observations sur les maladies de Turquie, par M. Paris, Docteur en Médecine de la Faculté de Montpellier », Mercure de France, décembre 1776, p. 197, cité dans Catriona Seth, « L’inoculation contre la variole : un révélateur des liens sociaux », XVIIIe siècle, 2009, no 41, p. 152.

[15] La Condamine, « Le pain mollet », Anthologie L’art d’écrire la science, éd. Frédéric Charbonneau, p. 199-200.