« Ceux qui font les révolutions à moitié » : un militantisme par procuration

Publié le 6 février 2017

Par Camille Robert, étudiante au programme court de 2e cycle en pédagogie de l’enseignement supérieur de l’Université du Québec à Montréal (UQÀM), membre étudiante du Centre d’histoire des régulations sociales (CHRS) et collaboratrice pour HistoireEngagee.ca[1]

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Scène tirée du film Ceux qui font les révolutions à moitié n’ont fait que se creuser un tombeau (2017). Source : KFilms Amérique.

J’ai été de celles et ceux qui ont participé aux mobilisations de 2012. Lorsqu’on m’a invitée à visionner Ceux qui font les révolutions à moitié n’ont fait que se creuser un tombeau pour livrer mes impressions à Dustin Segura (Urbania), j’ai tout de suite accepté. Ce nouveau film de Mathieu Denis et Simon Lavoie, connus pour Laurentie (2011), se déroule quelques années après le printemps étudiant. La révolution à moitié, c’est la grève de 2012, qui apparaît tout au long du film sous forme de fragments d’images, de sons, de souvenirs. Les quatre protagonistes poursuivent la lutte sociale à leur manière, dans la semi-clandestinité et en s’enivrant de citations révolutionnaires.

Pour les actrices et acteurs des luttes sociales, les récits qui en sont construits ont quelque chose d’étrange, sorte de dédoublement, de projection imparfaite, décalée. Je m’attendais, dans cette mesure, à ce que cette représentation cinématographique post-grève ne colle pas parfaitement à la réalité. Les critiques ont, jusqu’à présent, parlé d’un film qui abordait la suite de 2012 sans complaisance. D’entrée de jeu, Ceux qui font les révolutions à moitié ne se revendique pas comme un film politique. Il parvient, toutefois, à capitaliser sur un contexte politique en le vidant de sa substance et de son sens.

Scène tirée du film Ceux qui font les révolutions à moitié n’ont fait que se creuser un tombeau (2016). Source : KFilms Amérique.

Ce long métrage, ce sont les révoltes imaginées de ceux qui ne militent pas. Le scénario trahit une piètre compréhension des mouvements sociaux, étudiants comme révolutionnaires, et un travail de documentation bâclé de la part des réalisateurs. Les actions des quatre jeunes demeurent essentiellement des actes de violence au niveau individuel (bousculade pendant l’assemblée générale, agressions physiques contre les parents, automutilation), ce qui rompt avec les attaques contre les symboles (banques, multinationales, postes de police) généralement privilégiés par les militants.es anarchistes ou révolutionnaires. Ces choix ne sont pas anodins, et mènent à une certaine condamnation implicite du militantisme des personnages.

Si, dans la discipline historienne, nous accordons une importance particulière au contexte historique et au sens des évènements, on se serait attendu à un minimum d’efforts en ce sens de la part de Denis et Lavoie, afin de présenter autre chose qu’un portrait caricatural et apathique. Montrer des images d’archives et rééditer des affiches étudiantes ne suffit pas, et ce film aurait grandement bénéficié d’une représentation moins grossière des motivations politiques des militants.es, de la dépression et de l’épuisement post-grève et des débats sur la légitimité de certains moyens d’action.

Les deux réalisateurs choisissent plutôt de mettre à l’écran un ramassis de symboles qui frappent l’imaginaire : l’auto-immolation, les cocktails Molotov, les bombes fumigènes, les enveloppes remplies de poudre blanche… Toutefois, ces images visent davantage à choquer qu’à donner un sens politique aux actions des protagonistes. La scène du restaurant – où deux personnages observent et insultent à travers une vitrine une clientèle fortunée savourant un repas – est en cela évocatrice du point de vue de Denis et Lavoie, qui sont ceux confortablement attablés et indifférents aux réalités militantes.

Ce qu’on peut également reprocher au film, c’est de présenter 2012 comme une brèche dans l’histoire, aussitôt refermée, sauf pour les quatre personnages prêts à aller jusqu’au bout de leurs idéaux – par tous les moyens nécessaires. À l’extérieur de leur appartement délabré, la société de consommation bat son plein et personne ne semble comprendre les motivations des quatre jeunes. L’antagonisme entre la société de consommation et une jeunesse marginale ultra-radicale laisse le public dans un cul-de-sac politique qui appelle à l’inertie. Tout comme dans Corbo (2014), l’option révolutionnaire se trouve moralement écartée par l’enchaînement des évènements. Ce qu’il reste, ce sont des fragments de questionnements identitaires – que l’on aura d’abord vus dans Laurentie – marqués par les déclarations d’Hubert Aquin ou de Lionel Groulx. Mais cela ne saurait suffire. Si la forme du film compensait pour le manque de fond, le résultat pourrait être plus intéressant. Ce n’est malheureusement pas le cas, ce qui rend le visionnement de trois heures particulièrement pénible.

Dénudé de ses prétentions révolutionnaires, Ceux qui font les révolutions à moitié n’est pas un hommage à celles et ceux qui ont « fait 2012 », mais un détournement vide qui présente les quatre militants.es comme des désoeuvrés.es au discours désarticulé et aux moyens d’action invraisemblables. Le misérabilisme est poussé jusqu’à les présenter nus, vivant dans l’obscurité, sans électricité et pratiquement coupés de tout lien avec le monde extérieur. Ainsi, ce récit contribue à une certaine stigmatisation des militants.es d’extrême-gauche en les insérant dans une caricature fade et superficielle.

Scène tirée du film La Chinoise (1967).

Il est difficile de comprendre en quoi ce long métrage a autant suscité l’enthousiasme des critiques. Celles et ceux qui ont vu La Chinoise (1967) de Jean-Luc Godard – dont l’action se situe dans un appartement bourgeois squatté par de jeunes marxistes-léninistes à la veille des soulèvements de mai 68 – n’y verront probablement qu’une maladroite inspiration qui se veut dramatique plutôt que satyrique. Dans Ceux qui font les révolutions à moitié, point d’humour, bien que le ridicule de certaines scènes devienne comique par la force des choses[2]. On peut probablement expliquer l’appréciation générale du film par une certaine fascination envers les idées politiques et moyens d’action radicaux, pour un public qui n’a pas participé aux luttes sociales. Au final, Ceux qui font les révolutions à moitié s’adresse moins aux grévistes de 2012 qu’à un public dépolitisé en quête de sens, qui peut alors vivre un militantisme par procuration.


[1] Ce texte a également été publié dans Le Devoir dans une version abrégée.

[2] La scène d’autocritique d’un militant est particulièrement absurde : pour avoir visionné un enregistrement vidéo de son arrestation en 2012, il doit comparaître nu devant ses camarades et se déclare, les larmes aux yeux, « coupable du crime de nostalgie », avant de se rouer lui-même de coups de poing.