Chercher les origines de la crise chilienne dans La Bataille du Chili

Publié le 21 janvier 2020

Par Geneviève Dorais, professeure au département d’histoire et co-directrice du Laboratoire interdisciplinaire d’études latino-américaines (LIELA) à l’Université du Québec à Montréal

*Une version courte de cet article est parue dans la page Idées du Devoir en décembre dernier. Geneviève Dorais, « Soulèvements populaires ou crise sociale au Chili », Le Devoir, 19 décembre 2019.

Rien ne va plus au Chili[1]. Depuis la mi-octobre 2019, les tensions sociales qui s’étaient accumulées au cours de la dernière décennie, notamment face à une paupérisation galopante des classes moyennes et populaires, éclatent de toute part, et dans tous les sens. Difficile d’incorporer au sein d’un récit linéaire l’ampleur des revendications actuelles, et encore plus d’en définir précisément les paramètres.

S’il est possible de situer le point d’origine de la crise actuelle, ou à tout le moins une amorce importante, au coup d’État militaire du 11 septembre 1973 et du capitalisme radical qui s’ensuivit au Chili, il ne faudrait pas que l’attention accordée à l’héritage désastreux des quarante dernières années du règne néolibéral occulte tout autre façon d’inscrire dans la durée les soulèvements actuels.

Car les moments d’éclatement dans l’histoire, ceux qui, le temps d’une parenthèse, bouleversent le monde des possibles, ont ceci de particulier qu’ils libèrent les imaginaires utopiques des peuples sans qu’ils ne passent nécessairement à l’histoire. « Des actions et des idées de toutes sortes, foisonnantes, » écrit à ce propos l’historienne française Michèle Riot-Sarcey, « ont surgi au cours de l’histoire puis ont disparu, non seulement de la connaissance du passé mais également des mémoires »[2].

Pour échapper à ce qui apparaît comme une fatalité, la redécouverte de l’œuvre magistrale La Bataille du Chili, réalisé par le Chilien Patricio Guzmán, semble un remède efficace. Ce documentaire en trois parties (1975, 1976, 1979) capte sur pellicule les neuf mois ayant précédé le renversement du président démocratiquement élu Salvador Allende. En ravivant la mémoire du socialisme chilien, et plus particulièrement celle des luttes sociales et des propositions de démocratie populaire que cette expérience de courte durée a su engendrer, La Bataille du Chili éclaire l’origine de la crise actuelle. Il dévoile, d’une part, l’influence que l’expérience éclatée de l’Unité Populaire (1970-1973) exerce dans la conjoncture actuelle, ce à l’insu de nombreux observateurs internationaux qui se concentrent exclusivement sur la mémoire de la violence d’État pendant la dictature (1973-1990). Il révèle, d’autre part, plusieurs des possibilités de régénérescence sociale et politique qui se cachent dans les fragments de la crise actuelle au Chili.

1973, répression politique et capitalisme radical

Les meilleures analyses de la conjoncture chilienne font bien de situer l’origine des perturbations actuelles dans une perspective de longue durée[3]. Certaines insistent sur l’essoufflement de la population suite à près de quatre décennies de politiques néolibérales. D’autres soulignent le ras-le-bol généralisé des Chilien-ne-s face à une classe politique déconnectée de leurs réalités quotidiennes. Ce faisant, ces analyses retracent toutes la genèse de la crise actuelle au 11 septembre 1973.

La chose n’est pas sans raison, bien entendu. Un coup d’État militaire, soutenu par les éléments de la droite conservatrice chilienne et dirigé par le général Augusto Pinochet, renverse alors le président démocratiquement élu Salvador Allende, mettant fin abruptement à trois années d’intense mobilisation populaire dans cette démocratie de l’hémisphère sud.

Seize années de violence d’État et de réformes capitalistes radicales s’ensuivent, avec les conséquences sociales que l’on sait pour le Chili, pays en fin de peloton parmi les membres de l’OCDE selon le critère de la répartition égalitaire des revenus.

L’histoire du Chili comme premier laboratoire du néolibéralisme en Occident est un refrain désormais bien connu de celles et ceux qui suivent l’actualité. Les thèses néolibérales qui transformèrent le Chili sous la gouverne de Pinochet, de concert avec les Chicago Boys, se sont étendues la décennie suivante aux États-Unis et à la Grande-Bretagne, puis au reste des Amériques dans les années 1990, cette fois sous l’égide du consensus de Washington[4].

L’héritage de la dictature militaire chilienne s’immisce bel et bien dans chaque recoin des évènements actuels. Surtout, les démonstrations de violence arbitraire de la part des autorités chiliennes au cours des deux derniers mois rappellent la violence d’État déployée au cours des années 1970 et 1980[5]. La ressemblance est troublante. Il suffira pour s’en convaincre d’observer les images de la répression policière qui circulent sur les médias sociaux depuis le début de la crise, incluant des cas de disparations, d’arrestations arbitraires, de torture, de violences sexuelles et même de plusieurs morts parmi les manifestant-e-s. Ainsi, les traumatismes liés à la mémoire des violations de droits humains perpétrées sous la dictature teintent l’expérience quotidienne des manifestant-e-s qui investissent la rue comme forme de protestation.

Ces explications liées à la dictature et à son projet de révolution capitaliste radicale sont absolument cruciales pour saisir les insatisfactions profondes qui animent aujourd’hui les Chilien-ne-s. Or, elles ne sauraient à elles seules en expliquer ni l’ampleur, ni le potentiel de transformations sociales qui grondent en leur sein.

1970, l’expérience de l’Unité Populaire

Et si nous détournions notre regard du renversement de Salvador Allende en 1973 pour le braquer, plutôt, vers sa prise de pouvoir en 1970 ? Car à la mémoire de la violence d’État comme moteur de l’expérience citoyenne dans la société chilienne d’aujourd’hui s’ajoute la mémoire des luttes sociales et l’expérience vécue, et plurielle, de la démocratie au début des années 1970. Les abus quotidiens des Carabineros (la police nationale) convoquent la mémoire de violence arbitraire passée, cependant que l’euphorie des rassemblements populaires des dernières semaines et la multiplication des cabildos, forme d’assemblée locale autoconvoquée, rappelle pour sa part l’ouverture démocratique qu’avait su investir la société civile chilienne sous la présidence d’Allende.

Trois ans avant sa mort lors du coup d’État de septembre 1973, ce dernier avait remporté un pari que plusieurs croyaient impossible. À la tête d’une coalition de gauche nommée Unidad Popular, ou Unité populaire en français (UP), un président socialiste avait réussi à prendre le pouvoir au Chili par la voie des urnes. L’UP rassemblait une poignée de partis politiques qui avait fait front commun dans le but de déloger la droite du pouvoir exécutif. Cette coalition entendait accélérer les réformes sociales qu’avait enclenchées leurs prédécesseurs au cours des années 1960. Bien que l’UP ne constituât pas un bloc monolithique, ses partisans se rassemblaient sous la bannière commune d’un rêve partagé : celui de mettre branle une révolution socialiste au Chili par la voie démocratique et institutionnelle.

La voie chilienne vers le socialisme s’érigea rapidement au début des années 1970 en véritable modèle à suivre pour de nombreux peuples de l’Amérique latine, et des Amériques plus largement. Le Québec ne fit pas exception à l’enthousiasme dirigé à l’encontre d’Allende et de son rêve socialiste. Le modèle chilien vers une société plus juste et égalitaire inspira en effet les leaders et les membres de nombreux mouvements syndicaux et autres cercles intellectuels, politiques et artistiques de la gauche québécoise.

Une des forces d’attraction du modèle chilien reposait sur son pari pacifiste. En effet, ce modèle révolutionnaire s’affichait en opposition à ceux qui, à l’instar de la révolution cubaine de 1959, faisaient de la violence l’instrument sin qua non du combat à mener contre les inégalités sociales et raciales des sociétés latino-américaines. Seule la lutte armée, croyaient les tenants de ce modèle, saurait de surcroit garantir le respect de la souveraineté nationale face aux puissances étrangères.

Bien qu’il suscitât les espoirs d’une gauche pacifiste, le pari démocratique de la voie chilienne au socialisme rencontra rapidement des défis de taille. C’est que la prise de pouvoir de l’UP en 1970, et surtout les politiques que cette coalition tenta d’instaurer pour mieux redistribuer les richesses parmi le peuple, exacerba les tensions entre les possédants et les dépossédés. Les premiers résistaient et voulaient renverser l’UP. Les autres acquiesçaient, et bien souvent entendaient radicaliser le changement social entamé par le haut.

Retrouver les fragments de l’histoire populaire dans La Bataille du Chili

C’est dans ce contexte de très fortes polarisations qu’arrivent sur le terrain, en 1972-1973, le réalisateur chilien Patricio Guzmán et son équipe, caméras à l’épaule. Les images que capte sur le vif La Bataille du Chili mettent en scène un pays profondément divisé entre la droite et la gauche.

Apparait d’un côté une droite déterminée à conserver ses privilèges, et de l’autre des classes populaires qui non seulement se mobilisent en faveur de l’UP, mais qui entendent participer à la fondation d’une société plus juste, mise au service des travailleuses et travailleurs, des paysannes et paysans, et de ce que l’on devine à l’écran être des membres de communautés Mapuche du sud du pays.

La Bataille du Chili a ceci de formidable qu’elle laisse la parole aux images qui captent la capacité d’agir des actrices et des acteurs de l’époque. La narration proposée par Guzmán demeure en effet discrète. Elle pose, certes, certains jalons pour guider son public. Mais dans l’ensemble, le cinéaste choisit de se retirer derrière la puissance des images qu’il entend honorer. Ce faisant, le public découvre dans la Bataille du Chili un monde de possibilités disparates, incertaines et vivement débattues, que les grands récits historiques peinent à honorer, tout occupé qu’ils sont à vouloir donner un sens à l’histoire.

Pour reprendre les propos de Riot-Sarcey, malheureusement « l’expression de la mésentente, que chacun s’empresse d’oublier, n’a aucune place dans un récit des événements advenus[6] ». Voici donc une expérience populaire passée dans l’histoire comme évènement non-advenu, selon la formule de Riot-Sarcey, sans emprise apparente sur la fabrique ou le cours de l’histoire, puisque le rêve socialiste chilien n’aura pas triomphé.

C’est précisément à ces non-évènements que s’intéresse Riot-Sarcey dans son étude du dix-neuvième siècle français. Inquiète face au manque « d’alternative politique au libéralisme économique » dans le monde actuel, elle entend en effet trouver dans les fragments de l’histoire, dans ces révoltes et ces moments utopiques laisser en pan des récits historiques triomphants, des pistes de solution au cul-de-sac libéral actuel. Sa pratique historienne, en somme, vise à ramener à la vie d’autres façons de concevoir la signification de concepts tel que ceux de liberté, d’expérience démocratique ou encore d’engagement politique ou citoyen.

La Bataille du Chili est une source inestimable pour celles et ceux qui entendent s’inspirer de la pratique engagée de Riot-Sarcey pour mieux comprendre les origines, mais également le potentiel de régénérescence citoyenne qu’offre la conjoncture actuelle. Car au sein des possibilités non-advenues qui crèvent l’écran dans le documentaire de Guzmán, se cachent plusieurs alternatives au paradigme néolibéral que les Chilien-ne-s remettent en cause depuis l’automne 2019.

Des alternatives, en somme, qui n’émergeraient ni du programme de l’UP, ni des politiques néolibérales que la dictature de Pinochet a mises en place. Des alternatives, plutôt, qui se cachent au détour des débats politiques qui animaient les travailleurs d’usine ou encore ceux des groupes paysans qui, lassés d’attendre les feux verts tardifs, voire absents de l’État, organisaient par eux-mêmes les prises de terre pour reprendre leur dû des mains de grands propriétaires fonciers. Des alternatives qui, encore, se révèlent dans l’allégresse ressentie d’une manifestation populaire, ou dans celle de femmes et d’hommes d’humbles origines qui partagent à la caméra de Guzmán leurs espérances disparates.

De ces fragments et de ces non-dits se succédant au montage, point une expérience partagée, fédératrice des espoirs et des évènements utopiques que vivaient les masses populaires sous le gouvernement de l’UP. Celle, simple mais combien puissante, d’une dignité humaine retrouvée.

Contre l’immobilisme

Les images de La Bataille du Chili permettent de saisir, sans doute mieux que n’importe quel rapport journalistique, tout le poids qu’exercent les mémoires de la contestation au Chili dans la conjoncture actuelle. Ces images signalent l’importance des projets utopiques non-advenus comme moteur de l’histoire, et surtout, dans le cas qui nous intéresse, ceux que déclenchèrent la courte mais très intense expérience du socialisme chilien.

Certains verront dans les images de Guzman une réponse de plus à leurs désillusions. Après tout, la réponse de la droite chilienne face à une tentative de changement social dérangeante emporta bel et bien la mise. D’autres, c’est du moins ce que j’espère, y pressentiront l’espoir de tout ce qu’il est possible de faire face à l’injustice et aux systèmes crapuleux.

Un tel enseignement pourra tenir à une condition. Il nous faudra avoir le courage de la solidarité et celui, plus exigeant encore, de refuser le cynisme. Car le combat qui prend corps au Chili, et que portent si fièrement les milieux étudiant-e-s, les syndicats, les groupes autochtones, les collectifs féministes et bon nombre d’autres organisations de la société civile, est le même que celui qu’il nous importe de poursuivre au Québec et ailleurs[7].

Puisque le paradigme néolibéral fait fi de la dignité humaine dans ses calculs monétaristes et ses colonnes comptables, peut-être faudra-t-il nous employer à la remettre à l’ordre du jour comme moteur de luttes sociales et politiques ? La mémoire éclatée des contestations anticapitalistes et populaires au Chili saura nous assister dans la tâche.

Pour en savoir plus

Rossana Castiglioni, « ¿El ocaso del ‘modelo chileno’? », Nueva Sociedad, no 284, noviembre-diciembre 2019.

Olivier Compagnon, « Le soulèvement au Chili est le produit de quarante ans d’orthodoxie néolibérale, » Le Monde, 22 octobre 2019.

Florencia E. Mallon, Courage Tastes of Blood : The Mapuche Community of Nicolás Ailío and the Chilean State, 1906-2001, Duke University Press, 2004.

Pablo Arturo Mansilla Quinones y Miguel Melin Pehuen, « Una Lucha Por Territorio, Una Lucha en Contra de la Frontera », NACLA, 20 avril 2019.

Michèle Riot-Sarcey, Le procès de la liberté. Une histoire souterraine du XIXe siècle français, Paris, Éditions la découverte, 2016.

Heidi Tinsman, « La democracia chilena : Las protestas y las herencias de la dictadura », NACLA, 19 novembre 2019.


[1] Ce texte est issu de la présentation de La Batalla de Chile que j’ai faite dans le cadre de l’activité du Cinéma historique de l’UQÀM, le 28 novembre 2019. Il ne tient donc pas compte des développements des trois dernières semaines. Je remercie mon collègue Pascal Bastien de m’avoir donné l’occasion de réfléchir à l’apport de ce film pour le contexte contemporain.

[2]Michèle Riot-Sarcey, Le procès de la liberté. Une histoire souterraine du XIXe siècle français, Paris, Éditions la découverte, 2016, p. 8.

[3] Voir, par exemple, Olivier Compagnon, « Le soulèvement au Chili est le produit de quarante ans d’orthodoxie néolibérale, » Le Monde, 22 octobre 2019 ;  Heidi Tinsman, « La democracia chilena : Las protestas y las herencias de la dictadura », NACLA, 19 novembre 2019 ; Rossana Castiglioni, « ¿El ocaso del ‘modelo chileno’? », Nueva Sociedad, no 284, noviembre-diciembre 2019, ISSN:0251-3552, www.nuso.org. Il faut également noter les analyses comparatives qui situent le mouvement chilien dans un contexte de luttes mondiales contre le capitalisme et le colonialisme, enjeux inévitablement liés au néolibéralisme. Le Centre des Travailleurs de Montréal a organisé une conférence sur le sujet en novembre dernier, intitulée « Résistance, émancipation et démocratie : perspectives comparées (Algérie-Chili) ». Ricardo Peñafiel et Brahim Rouabah vinrent débattre de la question.

[4] L’expression des « Chicago Boys » fait référence au groupe d’économistes chiliens qui furent formés à la University of Chicago, au cours des années 1970 et 1980, sous la direction de l’économiste Milton Friedman.

[5] Les chercheuses, analystes et militant-e-s font bien de remettre cette expérience de violence d’État dans une perspective de longue durée, rappelant ainsi l’expérience de violence et de dépossession territoriale inhérentes aux rapports entre les communautés Mapuche et l’état colonial chilien. Pablo Arturo Mansilla Quinones y Miguel Melin Pehuen, « Una Lucha Por Territorio, Una Lucha en Contra de la Frontera », NACLA, 20 avril 2019; Florencia E. Mallon, Courage Tastes of Blood : The Mapuche Community of Nicolás Ailío and the Chilean State, 1906-2001, Duke University Press, 2004.

[6] Idem, p. 319.

[7] Un des meilleurs exemples sur le sujet est sans aucun doute la chorégraphie du collectif féministe chilien Las Tesis, intitulée « Un violador en tu camino », qui s’est transformé en l’espace de quelques jours seulement en véritable hymne international de la lutte féministe.