Chronique d’archives. De la poudre aux yeux

Publié le 20 septembre 2018

Par Pascale Gramain, docteure en histoire des sciences, secrétaire générale du Cancéropôle Île-de-France et auditrice de l’Institut des Hautes Études pour la Science et la Technologie (IHEST)

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Joseph Marie François de Lassone par Joseph-Siffrein Duplessis (fin XVIIIe siècle)

Le travail dans les archives remue les poussières et fait émerger les pensées, fondements des actes des personnes du passé. Une des difficultés pour l’historien(ne) est l’impossibilité de recontextualiser exactement ces documents. Ainsi d’une lettre de Joseph-Marie-François de Lassone (1717-1788), premier médecin de Louis XVI et de Marie-Antoinette, mais aussi de l’épouse de Louis XV Marie Leszczynska. Avec Félix Vicq d’Ayr, il a créé la Société Royale de Médecine, en charge de la veille sanitaire et de l’évaluation des remèdes secrets (ancêtres des préparations pharmaceutiques) sur laquelle je travaillais. La manipulation d’une de ses lettres m’a induite en erreur. Ce souvenir est raconté en faisant intervenir le fantôme de Lassone.

Qui dira la tristesse d’être un fantôme oublié ? Je ne revis qu’épisodiquement, lorsque des gens, que leurs contemporains regardent au mieux avec une sorte de condescendance amusée, lisent mes courriers au hasard de leurs recherches sur la médecine du XVIIIème siècle en France. Premier médecin du roi, ils ne peuvent certes pas m’ignorer. Évidemment, je fais tout ce qui est en moi pour qu’ils s’attardent sur mes lettres, mes réflexions, qu’ils comprennent l’importance de mon rôle en cette fin d’ancien régime. Mais las, si vous saviez qui lit mes courriers…. Ont-ils conscience que lorsque je les rédigeais, ou plutôt les signais, c’est un commis qui les écrivait, un autre commis les portait aussitôt à un valet, qui les faisait porter ou les portait lui-même à son destinataire? On posait alors l’enveloppe sur un présentoir en argent, et mon courrier était annoncé solennellement: « Monsieur, un pli de Monsieur de Lassone », et mon cachet était rompu avec appréhension. Ah, quand je vois ce qu’ils sont devenus deux cent vingt ans plus tard. Pendant longtemps j’étais offusqué, je ne voulais même plus savoir ce qu’il advenait de mes missives. Mais je ne pouvais pas disparaître dans l’au-delà. Il fallait et il faut toujours que je subisse le futur, sans cesse renouvelé. Mon monde s’est écroulé, certes, mais je m’aperçois que la nature humaine perdure, et, finalement, ils ne sont pas différents de nous, ces nouveaux humains.

Enfin, il y a des limites, je ne saurai être comparé à n’importe qui. Tenez, cette jeune femme, toujours pressée, à courir, pédalant le plus vite possible sur son vélo cabossé, les mercredis, pour se rendre de la bibliothèque Nationale rue de Richelieu aux archives de l’Académie nationale de médecine, rue Bonaparte, où sont les documents qu’elle voulait lire pour sa thèse[1]. Je me souviens du jour où cette péronnelle a mangé d’une main un sandwich en tenant le guidon de son vélo de l’autre. Entraîné par le poids de son sac et de son ordinateur entassés dans le panier, son vélo n’a pas tardé à pencher dangereusement. Elle l’a rattrapé maladroitement d’une main, et a serré l’autre main, celle tenant le sandwich, ce qui a fait gicler la mayonnaise sur ses doigts et ses vêtements. Je me suis amusé de la voir s’essuyer avec un mouchoir en papier tout en continuant à avancer, et plus encore lorsqu’enfin arrivée, elle a voulu se précipiter aux toilettes pour se laver les mains et nettoyer ses vêtements. Et là, les toilettes étaient fermées, problème de plomberie. Je l’ai vue s’essuyer frénétiquement avec du papier. J’ai moins ri lorsqu’enfin assise, elle s’est plongée dans un dossier dans lequel se trouvait une de mes lettres. Ses mains étaient-elles bien propres me demandais-je empli d’une soudaine angoisse ? La mine de son crayon s’étant brisée, décidément le spectacle de son incurie n’était pas terminé, elle s’est levée pour le tailler. La salle était vide, j’en ai profité pour glisser ma lettre sous la pile des documents qu’elle devait consulter. Avec un peu de chance, elle n’aurait pas le temps de la parcourir. Je savais qu’à dix-huit heures la bibliothèque fermait. Elle a saisi la première liasse, tapé fiévreusement sur son ordinateur, pris quelques notes au crayon sur un papier bleu. Penchée sur son épaule j’ai regardé si elle ne tachait pas les feuilles avec des restes de mayonnaise, mais non, il faut reconnaître qu’elle avait bien frotté ses doigts. Mon alliée, l’horloge au-dessus de la porte, faisait tressauter sans répit ses aiguilles noires, se rapprochant de l’heure chérie où elle devrait rendre les archives, sans avoir pu lire ma lettre, elle n’en était décidément pas digne.

Ce n’est pas sans appréhension que je l’ai vue inspecter les liasses les unes après les autres. Elle soupirait, rien d’intéressant marmonna-t-elle. Mon courrier ne pourrait alors que la passionner d’autant plus, et hélas elle aurait le temps de le tenir entre ses doigts, toujours suspects de saleté, un long moment. Elle saisit enfin ma lettre soigneusement pliée, la regarda avec attention, fascinée. Elle l’ouvrit avec tous les égards dus à mon courrier, avec mille précautions. Je me ravissais à la voir lire deux fois ma lettre. Mais ce qui advint ensuite dépassa mon entendement, je l’entendis chuchoter « Courrier sans intérêt » et je la vis replier le papier, avec, j’ose à peine l’écrire, indifférence.

Immédiatement le charme fut rompu et je m’apprêtais à la laisser là, lorsque je la vis regarder ses doigts avec attention. Ils étaient couverts de petits points jaunes. Je l’ai vue, paniquée, s’essuyer frénétiquement avec son autre main. De quelle maladresse s’était-elle encore rendue coupable ? « Ce n’est pas possible, satanée mayonnaise » maugréa-t-elle. Je la vis non sans crainte déplier de nouveau le courrier. Elle sortit une petite loupe de son sac et inspecta ma missive centimètre par centimètre jusqu’à la première pliure. Elle sursauta. Moi, j’avais compris, mais pas elle, vous vous doutez qu’elle n’était pas très fine. Je me suis esclaffé, mais, fort heureusement, personne n’entend ni ne voit les fantômes. Une multitude de minuscules petits points jaunes étaient rassemblés dans les plis du courrier. Et là, elle s’est précipitée vers l’archiviste : « des moisissures, là, c’est… les archives sont contaminées ! Il faut faire quelque chose ! ». Cette dame l’a regardée avec surprise et lui a répondu, se retenant probablement de rire, au reste – qu’aurait-elle pu faire d’autre ? – : « Monsieur de Lassone séchait son encre avec de la poudre d’or, c’est ce que vous avez sur les doigts et au creux de la lettre ».

La confusion manifeste, l’humiliation dépeinte sur le visage de la jeune évaporée m’avaient vengé. Je regrettais seulement le ton empreint de gentillesse de l’archiviste, elle aurait dû la traiter avec hauteur, comme elle le méritait. Le ridicule ne tuant décidément pas, revenue à sa place, elle a laissé quelque temps la lumière de la lampe de bureau jouer sur ses doigts en or. Avait-elle enfin compris la valeur de mes écrits ? Que nenni, elle a tourné ses yeux vers moi, avec un petit sourire ironique et a fredonné « les aristocrates à la lanterne » ! Interdit, je ne bougeais pas, il n’était pas possible qu’elle m’ait vu ! Mais elle m’a montré l’horloge sans émotion aucune, j’ai fait de même, après tout le temps passerait pour elle tout autant que pour moi. Je l’ai entendue dire « oui, certes, pour tous, même l’horloge s’arrêtera lorsque trop usée d’avoir poussé les aiguilles elle ne pourra plus être réparée. » Et elle ajouta que les archives, elles, continueraient de s’ébrouer de temps à autre par les manipulations de curieux du passé, avides de les sortir de leur torpeur, provoquant le réveil de fantômes fugaces, condamnés à ne faire revivre que par bribes un passé à jamais révolu. Et que si les bureaux ornés de fines marqueteries, les dentelles couvrant les poignets, les perruques impeccablement poudrées et la poudre d’or pour sécher l’encre des gens « importants » ne se retrouveraient jamais que lors de reconstitutions forcément grossières, les pensées des anciens.nes en revanche revivraient par les efforts acharnés des générations d’historiens nes qui méritent bien un peu d’indulgence malgré leurs maladresses. Elle ajouta que les sus dits fantômes feraient mieux d’orienter les recherches des historiens.nes vers les documents pertinents au lieu de se moquer d’eux et d’elles et de tenter de cacher des courriers.

N’ayant pas de leçon à recevoir de cette catégorie d’individus, je tournais le dos. Elle chuchota « allons ne boudez pas, je sais bien que vous étiez un homme important. Et cette mésaventure avec la poudre d’or m’a fait comprendre, et même littéralement toucher du doigt, ce que cela signifiait. Vos mots scintillants courant sur votre missive ne pouvaient qu’impressionner vos lecteurs, et s’ils ne pouvaient voir les brocards de votre tenue, ils en avaient la déclinaison dans vos écrits ». J’acquiesçais, satisfait. « Cela étant, ces marques sociales ne peuvent masquer l’insipidité de l’écrit ». Quelle effrontée insolente ! Je ne m’abaissai pas à lui répondre et retournai me fondre dans mes chers documents familiers. Une fois bien calé dans la boîte d’archives je me surpris à pleurer, je n’avais pas plus compris cette jeune femme qu’elle ne me comprenait. Je sentis la boîte être soulevée avec délicatesse, pour être déposée dans l’étagère. Là, je me mis songer : elle pourrait avoir raison, à force de travail, oui, sans doute, débarrassé de ses oripeaux, le passé pourrait éclairer le présent, et tous ces efforts, les nôtres, les leurs, n’être point perdus.

[1] Gramain P, Le monde du médicament à l’aube de l’ère industrielle : les enjeux de la prescription médicale de la fin du XVIIIe siècle au début du XIXème siècle, Thèse de doctorat sous la direction de Michel Morange, Université Paris Diderot, 1999.