Chronique éditoriale 2. De l’importance d’une histoire engagée et accessible

Publié le 5 septembre 2017

Par Mathieu Arsenault, membre du comité éditorial

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Extreme growing environment. Musée Gardiner (Toronto), par Neil et Carolyn Turnbull, 2015. Crédit : Mathieu Arsenault 2017

HistoireEngagee.ca souhaite profiter de la rentrée pour offrir sa seconde rubrique éditoriale. L’éditorial a pour but d’offrir des repères aux lectrices et aux lecteurs; l’éditorialiste, quant à lui, informe sur l’état des publications, sur les liens de celles-ci avec l’actualité, puis en propose une synthèse. Afin d’adapter cette formule au format d’HistoireEngagee.ca, nous souhaitons offrir des éditoriaux récapitulatifs qui seront publiés à trois occasions durant l’année.

En amorçant cet éditorial ponctuant la fin de la période des vacances estivales, force est d’admettre que l’été ne fut pas de tout repos et que l’actualité récente annonce un automne tout aussi mouvementé. Pourtant la belle saison devait donner le coup de départ d’une année de festivités et de célébrations sous l’enseigne – entre autres choses – de Canada150 et du 375e anniversaire de Montréal. Certains souligneront assurément un succès tous azimuts, adoptant avec assurance la rhétorique à la mode qui n’a pas peur de l’enflure verbale lorsqu’il est question de célébrer un autre tremendous success. Dans les deniers mois plus que jamais, le travail de notre équipe éditoriale et de nos généreux collaborateurs, ainsi que l’intérêt grandissant de nos lecteurs, ont démontré l’importance de l’histoire engagée au quotidien. Arrimant le passé avec les enjeux de notre temps, HistoireEngagee.ca contribue plus que jamais à renforcer l’esprit critique ; que ce soit face aux appels à célébrer dans une insouciante béatitude, ou devant les incitations à se camper dans des positions aussi tranchées que démagogiques. Le grand nombre de publications des derniers mois en est la preuve et témoigne d’un rejet envers le nouveau relativisme vulgairement présenté comme des « faits alternatifs ». Retour sur nos plus récentes publications.

Au cours des derniers mois, notre section de comptes rendus critiques a été particulièrement enrichie par la recension de la conférence Franconnexions par Patrick Lacroix, ainsi que des contributions scrutant le rapport de l’histoire à l’écran. Analysant la série The Knick, Alexandre Wenger et Philip Rieder se sont montrés fort enthousiastes vis-à-vis la capacité d’un produit de divertissement télévisuel d’allier les aspects didactique et ludique avec sérieux. Voyant dans cette série tablant sur la reconstitution de l’univers médical du début du 20e siècle un complément historiographique de grande qualité, les auteurs ont célébré une approche qui permet de démocratiser la connaissance de l’histoire de la médecine. Nous verrons bien si la série Quacks présentée sur les ondes de la BBC cette année desservira aussi bien l’histoire de la médecine victorienne, ou si au contraire, elle présentera un divertissement caricatural sans grand intérêt épistémologique. À ce titre, c’est sans aucun doute du côté de la caricature que notre collaboratrice Camille Robert place le film Ceux qui font les révolutions à moitié dont elle regrette la mise en scène d’un « militantisme par procuration » destiné à un public dépolitisé. Portrait apathique du printemps étudiant de 2012, le long métrage apporte malheureusement moins à l’histoire du mouvement social qu’il ne l’instrumentalise à ses propres fins. Embourbé dans une représentation de l’extrême gauche stigmatisée, il détourne l’évènement de son sens profond, offrant en définitive « une caricature fade et superficielle » rappelant les dangers inhérents à la mise en récit de l’histoire. Quant à l’analyse du projet Secret Path que livre la recension de Sean Carleton, elle offre un exemple éloquent de la façon dont la superposition d’une trame narrative individuelle à un phénomène historique plus large peut influencer le récit. S’il se réjouit de l’effort déployé par Gord Downie pour faire connaitre l’histoire des pensionnats autochtones, Carleton souligne les écueils d’une narration centrée sur l’expérience individuelle de Chanie Wenjack. Ce choix contribuant ultimement à réduire les actes de résistance (tels que les fugues et les incendies) à des réponses aux agressions physiques et sexuelles, les dissociant du même coup du contexte plus large de génocide culturel engendré par les politiques coloniales visant l’assimilation. Plus qu’à propos dans le contexte de Canada150, cette réflexion est néanmoins un plaidoyer en faveur d’une reconnaissance et d’une prise de conscience de notre rapport colonial avec les Peuples autochtones. Si une cette prise de conscience est une première étape dans le processus de réconciliation, le texte de Crystal Fraser invite à aller plus loin grâce à 150 actions de réconciliation permettant de poursuivre la réflexion sur les relations entre les communautés autochtones et non autochtones.

En ce qui concerne les comptes rendus d’ouvrages imprimés, nos dernières publications viennent éclairer les nébuleuses d’extrêmes droites, ainsi que la place des discours fascisants en ligne ; autant de phénomènes qui ont récemment envahi l’espace médiatique et qui se manifestent aussi bien en Europe et aux États-Unis qu’au Québec. Les recensions de Félix L. Deslaurier et de Siegfried L. Mathelet s’intéressent aux succès du discours néo-réactionnaire passéiste et de son expression sur l’Internet. Décrite comme un écosystème virtuel où les néo-fascistes se mobilisent, la fachosphère où se déploie avec véhémence le discours néo-réactionnaire aurait grandement contribué à libérer la parole d’individus isolés à l’extrême droite de l’opinion publique en leur donnant une apparente cohésion. Unissant les voix de ceux qui entretiennent une conception organiciste de la société rejetant la modernité libérale et son idéal multiculturel, l’Internet serait le réservoir par excellence de cette parole néo-fasciste dont nous entendons nous aussi les échos. Quant à la recension d’Olivier Bérubé-Sasseville de l’ouvrage Les droites extrêmes en Europe, il nous rappelle qu’une caractéristique fondamentale du néo-fascisme est justement d’opérer davantage comme « une contreculture aux multiples visages que comme famille politique au sens traditionnel ». Devant la mobilisation de l’extrême droite américaine envers la promotion, l’édification et la défense d’un récit mythifié de la Guerre de Sécession et des « hommes en gris », on ne peut qu’accepter le postulat des auteurs qui voient dans le révisionnisme, l’instrument fédérateur permettant à l’extrême droite de reconquérir un espace d’existence politique, en Europe comme en Amériques. Bien que l’ouvrage porte sur l’espace européen, il introduit des réflexions et des parallèles à ne pas négliger face à ces groupes se réclamant de la droite décrite comme « alternative » par euphémisme, et qui s’affiche de plus en plus dans nos communautés. Parmi ceux-ci, on pense bien évidemment à la filière identitaire utilisant actuellement un discours centré sur la « remigration », tels que Atalante, la Meute, ou la Fédération des Québécois de souche ; mais aussi à cette extrême droite nourrie par l’intégrisme religieux catholique et qui s’exprime notamment à travers la Fraternité sacerdotale Saint-Pie-X et le présumément défunt Mouvement Tradition Québec qui demeure tout de même actif sur les réseaux sociaux et s’est récemment mêlé de l’affaire du crucifix de l’Hôpital Sacré-Cœur.

Tout comme le mouvement de désinhibition de la parole d’extrême-droite à des échos chez nous, nous aurions tort de penser que la guerre des monuments et la défense d’une histoire alternative de la Confédération sudiste que l’on observe aux États-Unis est un problème essentiellement américain. Chacune à leur manière, la recension de La guerre du Cameroun livrée par Christine Chevalier-Caron, la lettre de Joan Sangster (SHC) condamnant la criminalisation de certaines interprétations historiques en la Pologne, de même que la publication de Marie-Dominique Asselin sur l’histoire comme champs de bataille en Pologne, démontrent bien que la tentation du révisionnisme et de l’instrumentation de l’histoire sont des phénomènes aussi insidieux qu’universels.

En même temps, on voit bien que l’historiographie n’est pas imperméable aux influences politiques, pas plus qu’à celles de groupes d’intérêt ou de « l’opinion publique ». C’est pour cela que nous aurions tort d’ignorer les batailles idéologiques et les discours des apprentis sorciers du récit national qui se déroulent sous nos yeux, sans toujours que nous en prenions conscience. La lettre de Martin Pâquet et de Karine Hébert soulignant la confusion des genres et la méconnaissance du rôle de l’histoire et du métier d’historien au cœur de la controversée série Canada : The Story of Us en témoigne. De même, on s’aperçoit que le pays est parsemé de symboles du passé qui polarisent et font apparaître les fractures dans nos propres récits et mythes nationaux : l’ancien édifice Langevin à Ottawa, mais aussi des écoles, des édifices publics et des statues en l’honneur de John A. Macdonald, la statue de Cornwallis à Halifax, et tellement d’autres encore. Et tout cela sans oublier que nous commençons à peine à envisager le long processus de réconciliation avec notre passé colonial et notre relation avec les Premières Nations. À ce sujet, on lira avec intérêt le texte « Une grande fête canadienne » de Mélissa Bureau-Capuano dans le numéro La race, la radicalisation et l’histoire des Cahiers d’histoire dont Bernard Ducharme livre une recension. Pendant que nous constatons la tension raciale qui polarise l’histoire des États-Unis, condamnons les veillées aux flambeaux et déboulonnons les traces du Sud esclavagiste à Montréal, nous continuons pourtant d’ignorer ou de tolérer le racisme dans notre propre histoire et notre vie au quotidien. Le vandalisme contre l’art, les sites sacrés et les pictogrammes autochtones, le gommage systématique de l’empreinte des langues et des cultures autochtones sur le territoire et sa toponymie, la violence contre les femmes, le génocide culturel, le non-respect des traités, Canada150, sont autant d’indicateurs qu’ici aussi, le chemin vers la réconciliation sera long et difficile.

En ce qui concerne spécifiquement la scène québécoise, la recension d’Un coin dans la mémoire que livre Julien F. Robertson ouvre la réflexion sur notre rapport à l’identité et au nationalisme québécois dans la longue durée. Malgré certaines limites, le récit des « marqueurs politiques » à la source de notre conscience nationale qu’y dresse Yvan Lamonde, lui apparait à la fois porteur de sens et propre à « décoincer la nation ». Les contributions d’Étienne Lapointe et de Céline Philippe apportent quant à elles de nouveaux regards sur nos rapports à l’identité et à la Révolution tranquille. À partir de la sphère sportive, le premier étudie le processus de création du mythe entourant la figure de Maurice Richard afin de démontrer que bien avant de devenir un héros national, symbole de la résilience des Canadiens français et précurseur de la Révolution tranquille, le Rocket était déjà un héros sportif bien ancré dans un imaginaire partagé par les francophones aussi bien que les anglophones. Quant à Céline Philippe, c’est à travers la dramaturgie des années 1980 qu’elle s’intéresse aux représentations de l’identité québécoise, livrant un aperçu d’une nouvelle sensibilité face au passé canadien-français et aux évènements de la Révolution tranquille.

Enfin, il m’apparait important de souligner qu’en plus d’éclairer l’actualité grâce à ces publications originales, HistoireEngagee.ca contribue à enrichir la réflexion épistémologique à l’aide de contributions telles que celles de Guillaume Tremblay et d’Anne-Valérie Zuber sur l’écriture de l’histoire ; de Viveka Melki sur le rapport entre histoire, cinéma et mémoire ; de Sarah Van Vugt sur l’interprétation et le sens accolés aux images historiques ; ainsi que les réflexions sur l’étude et la pratique de l’histoire livrées par Robert Talbot.

En guise de conclusion, il me revient le grand plaisir de remercier tous nos collaborateurs qui participent avec enthousiasme à la mission d’HistoireEngagee.ca; de même que nos lecteurs toujours avides de publications rigoureuses contribuant à diffuser des réflexions informées et porteuses de sens. Alors que nous regrettons le départ de notre collaborateur de longue date Philippe Volpé et le remercions d’avoir consacré temps et énergie à HistoireEngagee.ca, nous sommes également heureux de pouvoir compter sur de nouveaux collaborateurs et collaboratrices, de même que sur l’arrivée d’Adèle Clapperton-Richard, Catherine Larochelle et Vanessa Blais-Tremblay au sein de l’équipe éditoriale.

Bonne rentrée à toutes et à tous.