Confronter « Canada150 » : l’exposition Shame and Prejudice de Kent Monkman

Publié le 19 octobre 2017

Par Sean Carleton, activiste, artiste et professeur adjoint à la Mount Royal University de Calgary (Traité 7)[1]

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Kent Monkman At Glenbow (Calgary). Crédit : Sean Carleton.

L’exposition Shame and Prejudice : A Story of Resilience de l’artiste Kent Monkman n’est peut-être pas l’exposition que les Canadiens souhaitaient pour les célébrations du « Canada150 », mais c’est sans contredit celle qu’ils méritaient. L’installation artistique fait front aux célébrations du cent cinquantième anniversaire du pays en offrant une perspective autochtone à cet événement. L’intention de l’artiste est d’« activer le dialogue » sur les effets continus et contemporains de la colonisation pour les Premières Nations au Canada et au Québec. Dans ses pièces, Monkman utilise « Miss Chief Eagle Testickle », son alter ego androgyne et anticolonial, pour aborder les thèmes de la dépossession, de la famine, de l’incarcération et du génocide des Autochtones. L’artiste parvient à aborder de front ces problématiques en usant d’une démarche artistique interdisciplinaire et évocatrice. Ce faisant, Monkman place les Canadiens dans une position inconfortable face à leur passé. Il les oblige aussi à réfléchir à leur rapport complice avec la colonisation et avec les injustices auxquelles les peuples autochtones sont toujours confrontés. Il en résulte une exposition dure, hargneuse et pourtant chargée d’espoir dont la visite devrait être obligatoire dans le cadre de « Canada150 » et au-delà.

Dans le texte introductif à l’exposition, Kent Monkman explique que l’intention de Shame and Prejudice est de gâcher les fêtes du « Canada150 ». Il écrit : « Alors que les Canadiens célèbrent l’anniversaire de la Confédération, nous ne pouvons pas oublier que ces cent cinquante années ont été les plus dévastatrices pour les peuples autochtones de ce pays : les famines intentionnelles, le système des réserves, le legs de l’incarcération, l’enlèvement des enfants, les écoles résidentielles, le “Sixties scoop”, les maladies, les logements dans les réserves qui sont dignes du tiers-monde, la marginalisation des Autochtones vivant en ville, la violence et la pauvreté[2]. » Malgré tout, Monkman insiste aussi sur l’espoir. Il constate que « le fait que les peuples autochtones continuent à survivre est une preuve de notre résilience et de notre force[3]. » C’est le passé et le présent du Canada qui se trouvent reflétés dans l’installation de Monkman. Les méditations qui en résultent sont dérangeantes et pénibles, mais aussi définitivement orientées vers un avenir meilleur. Dans l’ensemble, l’exposition est incroyablement riche et les pièces couvrent toute l’histoire canadienne, allant de l’extermination délibérée du bison des Prairies au traumatisme intergénérationnel causé par le système des pensionnats indiens en passant par la surreprésentation des Autochtones dans le système carcéral de nos jours.

Study for Les Castors du Roi. Crédit : Sean Carleton. Art : Kent Monkman.

Les lecteurs d’HistoireEngagee.ca seront particulièrement intéressés par le premier des neuf chapitres que comporte l’exposition intitulée  New France, Reign of the Beaver. Dans cette pièce d’ouverture, l’artiste, à la façon d’un filou (trickster), tente d’ébranler la mythologie de la fondation du Canada français. L’imagerie de Monkman expose de façon redoutable l’effet dévastateur du massacre des castors par les commerçants de fourrures. Dans Study for Les Castors du Roi, Monkman décrit l’abattage brutal des castors, sacrifiés pour le profit. D’ailleurs, l’artiste insiste sur ce point tout au long de l’exposition : ses personnages portent au cou des crucifix sur lesquels des castors sont cloués à la croix plutôt que le Christ. Cette inversion controversée de l’iconographie chrétienne remet en question le caractère spirituel et religieux de la colonisation française. En effet, Monkman défend plutôt l’idée que la création de la Nouvelle-France a été motivée par l’idée du profit plutôt que par une entreprise missionnaire destinée au salut des âmes. En ouvrant l’exposition de cette façon, Monkman rappelle qu’aux yeux des peuples autochtones, les « deux solitudes » – les Canada français et anglais – partagent un statut identique de colonisateur.

Daddies of Confederation. Crédit : Sean Carleton. Art : Kent Monkman.

Le rôle central joué par John A. Macdonald dans cette histoire est un autre aspect intéressant des premiers chapitres (particulièrement les chapitres 2 et 3). Dans ce qui est assurément la toile la plus emblématique de l’exposition, Daddies of Confederation, Monkman inverse la perspective de la toile Fathers of Confederation du peintre Robert Harris. Dans la version de Monkman, les hommes politiques, incluant Macdonald, regardent le corps nu de Miss Chief. L’observation attentive des regards portés par les politiciens sur ce corps nu révèle la surprise et l’horreur qu’ils ressentent à l’idée de rendre des comptes à Miss Chief, laquelle met à nu devant eux la vérité autochtone, tel un aigle déployé. D’autres pièces importantes, par exemple The Subjugation of Truth, montrent Macdonald, entouré d’un gendarme de la police montée, d’un prêtre et d’un capitaliste, tentant de convaincre les chefs de la résistance autochtone, pourtant déjà enchaînés, de signer les traités. Les derniers chapitres portent sur les effets continus de la colonisation sur les peuples autochtones contemporains. Les images de la pauvreté, de la dépendance et de la violence des gangs en milieu urbain sont particulièrement puissantes. Au travers de cette imagerie, Monkman force le spectateur à considérer une vision beaucoup plus complexe que ce que les célébrations actuelles laissent paraître du passé colonial du Canada. Il oblige l’observateur à reconnaître les effets contemporains de cette situation coloniale sur les communautés autochtones.

The Subjugation of Truth. Crédit : Sean Carleton. Art : Kent Monkman.

Je pourrais dire encore tant de choses sur cette importante exposition. Je désire surtout rappeler que bien que Monkman a organisé Shame and Prejudice en 2014, l’installation a énormément d’échos dans les débats récents sur la version magnifiée de l’histoire du Canada. L’exposition de Monkman offre ainsi aux visiteurs l’opportunité d’appréhender l’histoire d’un point de vue différent et plus honnête. D’ailleurs, la population coloniale devrait se faire une priorité d’aller voir Shame and Prejudice et de devenir les témoins de cette histoire. L’exposition sera en tournée à travers le Canada pour plusieurs années. Le prochain arrêt, en janvier 2018, se fera à Kingston (Ontario) dans cette ville qui fut longtemps le patelin de John A. Macdonald.

J’espère qu’avec le temps Shame and Prejudice sera considérée à la fois comme l’exposition que les Canadiens méritaient pour le 150e anniversaire du Canada et celle dont ils avaient désespérément besoin pour radicalement transformer les 150 prochaines années de relations Autochtones-Colons.


[1] Sean Carleton est activiste, artiste et professeur adjoint à l’université Mount Royal à Calgary en Alberta, sur le territoire du Traité 7. Ses recherches abordent l’histoire du colonialisme, du capitalisme et de l’éducation dans l’ouest du Canada. Le texte original a été traduit par Catherine Larochelle. Une version de cet article sera également publiée dans l’édition d’automne de la revue Canadian Dimension.

[2] Texte original : « As Canadians celebrate the big birthday of confederation in 2017, we cannot forget that the last hundred and fifty years have been the most devastating for Indigenous peoples in this country: deliberate starvation, the reserve system, the legacy of incarceration, the removal of children to residential schools and the sixties scoop, sickness and disease, persistent third world housing conditions on reserves, contemporary urban disenfranchisement, violence and poverty. »

[3] Texte original : « The fact that Indigenous peoples continue to survive at all is a testament to our resiliency and strength.