Contracter la mort : pendant la pandémie, le Canada choisit de poursuivre ses ventes d’armes à l’Arabie saoudite

Publié le 8 juillet 2020
David Webster

11 min

David Webster, Université Bishop’s

D’un côté, le gouvernement Trudeau se démène pour sauver des vies canadiennes face à un virus implacable. De l’autre, il a choisi de poursuivre ses ventes d’armes meurtrières à l’Arabie saoudite, l’un des plus grands violateurs des droits humains au monde, pays menant actuellement une guerre au Yémen.

Jamais les paroles du gouvernement canadien sur les droits de la personne n’ont été aussi fermes. Jamais sa volonté d’armer ceux qui bafouent les droits de la personne n’a été aussi réelle.

Les autorités canadiennes entretiennent l’image d’un État qui, sans être parfait, améliore graduellement son bilan sur les enjeux des droits de la personne. Cette vision du progrès graduel est cependant erronée. Dans les années 1940 et 1950, et aussi tard que les années 1970, le Canada refusait de fournir des armes aux plus grands violateurs des droits de la personne. Or, le gouvernement de Justin Trudeau, comme celui de Stephen Harper, a changé son fusil d’épaule à l’égard de cette politique. Et ce, tout en se déclarant un porte-parole des droits humains internationaux.

Un exemple à l’appui ? Le 9 avril, jeudi saint, alors que le grand public se concentrait sur la distanciation sociale et « l’incitation à l’altruisme », le ministre des Affaires étrangères François-Philippe Champagne a révélé que le Canada reprendrait ses exportations militaires vers l’Arabie saoudite.[1]  Ce faisant, il a mis fin à une suspension provisoire autorisée par Chrystia Freeland, celle qui l’avait précédé.

La rhétorique canadienne en matière des droits de la personne a toujours été « ferme ». Justin Trudeau a déclaré qu’il cherchait un « moyen de se sortir » du contrat de vente des véhicules blindés au royaume saoudien.[2] Stéphane Dion, ministre des affaires étrangères à l’époque, avait promis d’être « plus vigilant que jamais sur la question des droits de la personne. » Mme Freeland a abondé dans le même sens, tout en introduisant une nouvelle « politique étrangère féministe ».[3]

Le Canada se targue d’avoir une politique « rigoureuse » quant aux ventes d’armes.[4] Celle-ci est assujettie à deux conditions-clé : pas de ventes aux pays en guerre, pas de ventes aux pays susceptibles d’utiliser des armes pour violer les droits humains.

L’Arabie saoudite est fortement engagée dans une guerre meurtrière au Yémen. Celle-ci viole les droits de sa propre population de façon systématique, notamment ceux des femmes et des personnes LGBT.  En 2019, les exécutions dans ce pays ont atteint un nouveau sommet, celui de 184. En accordant un financement important aux franges religieuses les plus conservatrices de nombreux pays, la politique étrangère de l’Arabie Saoudite contribue également à miner les droits de la personne à l’extérieur de ses frontières.

En dépit de tous ces éléments, le Canada accepte encore de vendre des armes à l’Arabie saoudite.  Le pays arrive au deuxième rang des acheteurs d’armes canadiennes, dépassé seulement par les États-Unis.  En 2018, les ventes canadiennes vers l’Arabie saoudite ont atteint une valeur de $1,282 milliard, soit plus de la moitié du total des ventes d’armes du Canada à des pays d’outremer.[5] Malgré des informations à l’effet qu’il était possible que l’Arabie saoudite ait utilisé des véhicules blindés fabriqués au Canada, malgré les démarches de plusieurs organisations non-gouvernementales,[6] malgré l’opinion de la majorité des Canadien.ne.s, un rapport interne du département d’affaires mondiales Canada en 2019 a recommandé que le Canada poursuive l’exportation d’armes vers l’Arabie saoudite. Pourquoi ?  Parce qu’il n’y a, supposément, « aucun élément de preuve crédible permettant de lier les exportations canadiennes d’équipement militaire ou d’autres marchandises contrôlées à quelque violation des droits internationaux de la personne ou du droit humanitaire international que ce soit qu’aurait commise le gouvernement saoudien » selon le rapport.[7]

En fait, le fardeau de la preuve a été renversé. La rhétorique canadienne fait référence à un risque que les armes canadiennes soient utilisées dans un conflit ou pour violer les droits de la personne. Mais, dans les faits, la politique actuelle du gouvernement exige aujourd’hui une preuve que les armes sont utilisées de cette façon.

De la même manière, si nous imaginons que notre système judiciaire a changé et qu’au lieu d’exiger que la couronne prouve que l’accusé est coupable hors de tout doute raisonnable, imaginons alors que l’accusé doive prouver son innocence. C’est exactement ce qui s’est produit dans la politique d’exportation des armes canadiennes.

Pas de progrès

La politique canadienne actuelle sur la vente d’armes constitue une rupture avec les pratiques des gouvernements précédents, y compris ceux de Mackenzie King, Pierre E. Trudeau et de Brian Mulroney.

Au lendemain de la seconde guerre mondiale, le Canada s’est penché sur la question de la vente d’armes.  Après avoir considéré cesser toute exportation, il a finalement décidé de les maintenir, tout en imposant des conditions très restrictives avant de livrer lesdites armes. Et c’était plus que des mots. En effet, le gouvernement refusé de fournir des armes à tout pays s’il y avait un risque que les armes « soient utilisées dans une guerre ».[8]

Il n’était pas nécessaire d’avoir la preuve irréfutable que nos armes avaient été utilisées dans le cadre d’une guerre. Au contraire, un risque même le plus petit soit-il suffisait pour interdire ladite vente. 

Compte tenu de la politique du Canada à cet égard, au moment où la République de Chine se battait pour sa survivance contre les communistes chinois, le cabinet canadien refusa d’approuver une vente de frégates à cette République[9]

Le cabinet de Mackenzie King s’en tint à cette même politique lorsqu’un proche allié du Canada, en l’occurrence les Pays-Bas, demanda d’acheter des mitrailleuses canadiennes. À Ottawa, le ministère des affaires étrangères détermina que ces armes « seraient sans aucun doute employées à la ‘pacification’ de la population » d’Indonésie, où les Pays-Bas livraient une guerre coloniale.[10] Dans ce cas, il ne fut pas nécessaire pour le Canada de prouver que des armes canadiennes seraient utilisées dans le cadre de cette guerre. Ainsi, aucune vente ne fut permise.  

De même, sous la gouverne de Pierre E. Trudeau, le Canada bloqua toute exportation militaire vers l’Afrique du Sud. Pour cause : en 1970, des soldats du régime d’apartheid tirèrent sur une foule de manifestant.e.s à Sharpeville. Résultat : 69 personnes périrent. Après ce massacre, de nombreuses voix s’élevèrent pour réclamer qu’un embargo soit imposé au chapitre des armes destinées à l’Afrique du Sud, citant le terrible bilan de ce pays quant au respect des droits de la personne. Le cabinet de Pierre E. Trudeau choisit de tenir compte de ces voix, décidant que la vente d’armes aux forces armées sud-africaines serait dès lors « interdites ».[11]

En réalité, le gouvernement de Pierre E. Trudeau commença à adopter une politique de fléchissement à l’égard des anciennes restrictions sur l’exportation d’armes. Quant à Trudeau, il se prononça lui-même « en faveur de l’interdiction de la vente d’armes meurtrières à des zones de conflit potentiel et réel ».[12] Or, en dépit de sa position personnelle, son gouvernement commença à exporter plus d’armes, et la responsabilité de ce fléchissement incomba aux ministres, plutôt qu’au premier ministre lui-même.

Ce qui nous amène à 1991, sous le régime conservateur de Brian Mulroney. Cette année-là, ce fut au tour des soldats de la dictature militaire indonésienne de commettre leur propre massacre, tirant sur des manifestant.e.s au Timor oriental, assassinant plus de 250 personnes. Le gouvernement Mulroney, sans hésitation, imposa un embargo sur les armes vers l’Indonésie, faisant référence à des préoccupations en matière de droits de la personne. Aucune arme canadienne ne fut utilisée lors de ce massacre. La ministre des affaires étrangères, Barbara McDougall, voulut envoyer un message sans équivoque : le Canada ne fournirait pas de matériel militaire aux auteurs de ce massacre.[13]

Fait à noter, le retour au pouvoir des libéraux de Jean Chrétien permit la reprise de ces ventes d’armes. Le ministre des affaires étrangères André Ouellet accorda, manifestement sans hésitation, un grand nombre de permis d’exportation d’armes vers l’Indonésie. En dépit de la profession de foi d’Ottawa concernant les droits de l’homme, la valeur de ces permis grimpa à $373 millions au cours d’une seule année.[14]

Sous les gouvernements plus récents de Jean Chrétien, Stephen Harper et Justin Trudeau, le Canada s’est largement professé l’ardent défenseur des droits de la personne. Cependant, ces belles paroles ne sont-elles pas minées par les ventes continues d’armes aux auteurs de violations graves de ces droits ?

Autrefois, le Canada rejetait toute vente dans la mesure où il était possible que les armes puissent être utilisées. Par la suite, il en est venu à interdire une vente s’il y avait un « risque raisonnable » d’utilisation desdites armes. De nos jours, le Canada requiert qu’il y ait « un risque substantiel » avant de bloquer toute vente potentielle.  

Plus le Canada parle de contrôles des exportations d’armes, plus ces contrôles s’affaiblissent.

Quand on tient compte des faits et gestes du Canada, il est clair que ce dernier est plus disposé que jamais à armer les violateurs des droits de la personne, tout en prétendant plus que jamais défendre ces droits. Il existe donc un vaste écart ici entre la rhétorique et la réalité – un écart suffisamment grand pour laisser passer une flotte de véhicules blindés.

En cherchant un « moyen de se sortir » de l’entente maintenant connue de tous de l’armement avec l’Arabie saoudite, le gouvernement Trudeau n’a de cesse de réconcilier ses actions et ses paroles. Chose difficile à faire.

A Riyad, ils se réjouissent. Le Canada, quant à lui, semble plus que jamais … avoir deux poids, deux mesures sur la scène mondiale.

Malgré les affirmations de M. Champagne, il y a une option. Si le Canada veut favoriser une « politique étrangère féministe », il peut interdire la ventre d’armes aux pays qui violent systématiquement les droits humains et les droits des minorités sexuelles, Agir de cette façon ne serait pas un choix radical, mais une reprise d’une politique plus compatissante, plus honnête et plus démocratique qui existait dans le passé. 


[1] Marc Gobout, « Reprise des exportations de matériel militaire du Canada vers l’Arabie saoudite » Radio-Canada, 9 avril 2020, https://ici.radio-canada.ca/nouvelle/1692762/reprise-exportations-materiel-militaire-arabie-saoudite-blindes.

[2] « Justin Trudeau : Canada looking for way out of Saudi arms deal,” Al Jazeera, 17 décembre 2018, https://www.aljazeera.com/news/americas/2018/12/justin-trudeau-canada-saudi-arms-deal-181217055323769.html.

[3] Voir « Politique d’aide internationale féministe du Canada » https://www.international.gc.ca/world-monde/issues_development-enjeux_developpement/priorities-priorites/policy-politique.aspx?lang=fra.

[4] « Rapport sur les exportations de marchandises militaires du Canada – 2018 » https://www.international.gc.ca/trade-commerce/controls-controles/reports-rapports/military_goods-2018-marchandises_militaires.aspx?lang=fra#a2.

[5] Ibid.

[6] « Reprise des exportations d’armes vers l’Arabie saoudite: les justifications du Canada dénoncées » 16 mai 2020, https://oxfam.qc.ca/reprise-vente-armes-canada-denonciation/.

[7] « Mise à jour sur les licences d’exportation vers l’Arabie saoudite » note à le ministre des affaires etrangeres, 15 novembre 2019, https://www.international.gc.ca/trade-commerce/controls-controles/arms-export-saudi-arabia_exportations-armes-arabie-saoudite.aspx?lang=fra.

[8] « Sale of armaments to foreign governments. » Conclusions du cabinet, 27 juin 1946,.

[9] David Webster, « Episodes in Canada’s arms trade: 1946 and 2016, » activehistory.ca, 20 avril 2016. Subséquemment, la République de Chine perdit la bataille et fut remplacée par la République populaire chinoise de Mao Zedong.

[10] Correspondance sur ce sujet-ci est à Bibliothèque et Archives du Canada, (LAC), RG 25, vol. 4075, dossier 11044-B-40 [1].

[11] « Exportation d’armes en Afrique du Sud, » Conclusions du cabinet, 29 octobre 1970.

[12] « Vente d’équipement radio militaire à l’Egypte. » Conclusions du cabinet, 5 aout 1976.

[13] Une histoire que je raconte dans mon nouveau livre intitulé Challenge the Strong Wind : Canada and East Timor 1975-99 (Vancouver : UBC Press, 2020).

[14] Subséquemment, le ministre des affaires étrangères, en l’occurrence, Lloyd Axworthy, finalement et heureusement imposa un embargo sur les armes en 1999 et aida ainsi à garantir que le Timor oriental retrouve son indépendance.