De la crise

Publié le 17 juin 2020

Par Alexandre Klein, Université d’Ottawa

 

Nous vivons une époque marquée par les crises[1]. Il y a bien sûr la crise du coronavirus qui nous a touchés à la fin de l’hiver et qui a transformé, au cours du printemps, l’ensemble de nos existences, tant physique et mentale qu’économique et sociale. Il y a également la crise politique qui embrase actuellement une grande partie du globe suite au meurtre de George Floyd, le 25 mai dernier à Minneapolis par un policier blanc. Il y a aussi la crise économique qui se dessine à l’ombre de ce que l’on appelle déjà « Le Grand Confinement » ou encore la crise des opioïdes qui poursuit ses ravages en Colombie-Britannique comme dans le reste du Canada et aux États-Unis. Et puis il y a cette crise plus globale que nous vivons depuis plusieurs décennies maintenant, mais dont l’urgence s’est affirmée au cours des dernières années : la crise écologique. Ainsi, il est courant de lire dans les journaux et d’entendre à la radio ou à la télévision ce terme qui semble définir notre époque (et ce d’autant plus que ces diverses crises, sanitaire, sociale, économique, migratoire et écologique s’avèrent intimement liées). Pourtant, malgré (ou peut-être du fait de) son omniprésence, on s’interroge peu sur le sens exact de cette notion qui reste polysémique. Le dictionnaire Larousse rattache en effet la crise tant à de l’enthousiasme soudain, qu’à un accès sentimental brusque ou encore à un moment difficile à passer, une rupture d’équilibre temporaire mais établie, voire même une pénurie dans le cas de la crise du logement. Certains n’y voient ainsi qu’un état passager menant à un retour à la normale, ce qui les invite par exemple à refuser qu’on l’applique à l’irréversible drame climatique[2], tandis que d’autres y recourent au contraire pour insister sur la gravité de la situation vécue[3]. Mais qu’implique véritablement la notion de crise ? Quels peuvent en être les différents sens et surtout quelle en est la portée ? Le philologue et historien français Jackie Pigeaud, disparu en 2016, peut nous aider à y voir plus clair. Il s’est en effet intéressé à l’histoire, d’abord médicale, de cette notion, et contribue dès lors à nous éclairer sur cette période singulière qui est la nôtre et qui semble souvent se réduire à ce simple vocable.

Vendéen d’origine – il naît en 1937 dans le petit village de Saint-Hilaire-des-Loges, non loin de Niort –, Jackie Pigeaud choisit de faire ses études à Paris, au prestigieux lycée Henri IV d’abord, puis à la Sorbonne. Licencié en lettres classiques en 1961, il obtient dès l’année suivante son diplôme d’études grâce à un mémoire sur le morbide et l’anormal chez Euripide qui laisse déjà entrevoir son intérêt pour ces perspectives interdisciplinaires qu’il ne cessera ensuite de développer au cours de sa carrière. Agrégé en 1963, il part enseigner les lettres classiques dans un lycée d’Évreux en Normandie, avant d’être muté à Nantes. C’est là qu’il intègre finalement, en 1969 et d’abord à titre d’assistant, le milieu universitaire. Nommé maître assistant cinq ans plus tard, il commence à travailler sur sa thèse de doctorat d’État qu’il soutiendra en 1978 sous le titre La maladie de l’âme – Étude sur les relations de l’âme et du corps dans la tradition médico-philosophique antique. En 1981, alors que sa recherche doctorale parait sous la forme d’un imposant et remarqué ouvrage aux éditions Les Belles-Lettres[4], il est nommé professeur de philologie et de littératures latines, toujours à l’Université de Nantes ; poste qu’il occupera, ensuite à titre émérite, jusqu’à son décès. Tout aussi helléniste que latiniste, Jackie Pigeaud a poursuivi tout au long de sa carrière l’étude de la folie dans l’Antiquité gréco-romaine[5], et ce tout en traduisant et éditant de nombreux auteurs classiques, que ce soit Aristote, Galien, Cicéron, Virgile, Euripide, Apulée, ou encore la poétesse Sappho. À la toute fin du siècle dernier, suivant toujours la trace de cette mélancolie dont il avait finalement fait son objet principal, il se tourna également vers l’analyse des textes de médecins plus modernes comme le Britannique Robert Burton ou l’aliéniste français Philippe Pinel[6]. Particulièrement attaché à ce carrefour où la médecine rencontre la philosophie, Jackie Pigeaud a produit une œuvre de philologue et d’historien imposante, mais surtout originale, parce que sensible, au-delà des seuls savoirs académiques, à la poésie[7], ainsi qu’aux imaginaires et aux rêveries portés par les mots et les images anciens.

C’est avec ce regard singulier, aussi érudit que transdisciplinaire[8], qu’il aborda en 2006 la notion de crise. Dans un petit ouvrage simplement intitulé La crise, prolongement d’une conférence donnée à Nantes quelques mois plus tôt, il s’attacha à retracer l’histoire de cette notion, depuis la littérature médicale antique jusqu’à ses relectures modernes et contemporaines, et ce afin d’en expliciter la pluralité des significations ainsi que la diversité des enjeux tant historiques que philosophiques[9]. Car la notion de crise, si elle fut centrale dans la médecine antique, n’en fut pas pour autant toujours explicite. Née chez les médecins hippocratiques, quelque part au cours du Ve siècle avant J.-C., elle décrit ce moment central du déroulement de la maladie où son issue – la mort ou le rétablissement – va se décider. « Il y a crise dans les maladies, affirme le traité hippocratique Affections, quand elles augmentent, s’affaiblissent, se transforment en une autre maladie ou se terminent »[10]. La crise est un moment de jugement – la notion aurait d’ailleurs glissé du tribunal vers la médecine – où le devenir de la maladie, et donc du malade se décide. C’est pour cette raison que les médecins doivent être attentifs aux jours critiques – le 7e jour notamment – où les maladies ont tendance à muter. C’est là et seulement là que le pronostic, mais aussi parfois le traitement, peut se décider. Dans la crise, « c’est la vie du malade qui est jugée » résumera d’ailleurs Galien[11]. La crise est affaire de jugement (son étymologie renvoie d’ailleurs aussi au crible, à l’idée de passer au crible, de trier parmi les options possibles) et c’est pour cette raison, précise Jackie Pigeaud, qu’elle est liée au temps, à la conception que l’on se fait du temps, et, dans le cas des médecins antiques, à « une conception du temps qui hésite encore »[12]. Le célèbre premier aphorisme d’Hippocrate résume parfaitement la difficulté : « La vie est courte, l’art est long, l’occasion fugitive, l’expérience trompeuse, le jugement difficile »[13]. Le travail du médecin se trouve conditionné par des temporalités – celle de la maladie, celle du développement et de l’acquisition du savoir, et celle de sa propre vie – qui sont souvent contradictoires. Mais la crise est un signe qu’il doit savoir repérer, comprendre et analyser pour l’aider à accompagner le malade vers le rétablissement. Une thérapeutique apportée trop tôt ou trop tard aura en effet des effets qui peuvent être délétères, alors même qu’elle serait bénéfique administrée au juste moment. C’est tout l’enjeu de la crise qui est étroitement liée, nous rappelle Pigeaud, au kairos, ce présent fugace propre à la culture grecque antique, ce juste moment qui est aussi juste dose. Le kairos magnifie cette « pensée, pour nous étrange, qui refuse de séparer la forme du fond, le sens de la matière, la vie de la forme ; qui désire la mesure et la quantification, mais en refusant d’abandonner la nature »[14] précise l’historien. Il est cet instant où le vivant interprète la vie et où la vie fait sens au vivant. Parce que la crise est aussi kairos, elle expose le moment où l’être humain, le médecin en l’occurrence, est en mesure d’entrer en communication avec l’ordre du monde, avec ce cosmos qui seul détermine le devenir du vivant malade qu’il a devant lui. Rater l’occasion, c’est rater l’opportunité. C’est ça que nous apprend la crise. Et les aliénistes français Pinel ou Esquirol ne diront pas autre chose lorsqu’ils reprendront, au début du XIXe siècle, le concept pour l’appliquer au traitement des maladies mentales. Chaque fois, la crise annonce « la solution de la maladie »[15]. En ce sens, la répétition de l’état de crise ou le maintien sur le long terme d’une situation critique témoignent simplement d’une incapacité à juger, à trancher du fait d’une inaptitude à cerner le sens vital qu’indique la crise.

Ainsi, notre tendance à utiliser la notion de crise pour caractériser un nombre croissant d’évènements, depuis les bouleversements climatiques jusqu’aux évolutions économiques en passant par les modifications géopolitiques, tend apparemment à signifier que nous sommes dans l’incapacité de juger du sens même de ces événements. Pourtant, que ce soit la crise climatique, la crise économique, la crise migratoire, la crise du logement ou même la crise sanitaire, toutes tendent à désigner un même coupable, un même système socio-économique dysfonctionnel et aujourd’hui à bout de souffle. L’histoire de la notion de crise nous inviterait donc à envisager la recrudescence des crises, ou du moins l’usage croissant de cette notion pour décrire les événements de notre présent, comme le signe d’une crise structurelle de notre mode de vie, de notre organisation socio-économique. Le sociologue et historien américain Immanuel Wallerstein ne disait rien d’autre lorsqu’il affirmait que le capitalisme, qui a organisé le développement de nos sociétés et de nos modes d’existence au cours des derniers siècles, était désormais entré dans sa phase terminale[16]. Le capitalisme, devenu au cours des dernières décennies néolibéral et financiarisé pour tenter de perpétuer son objectif ultime d’accumulation toujours plus importante de richesses, fait aujourd’hui face aux conséquences matérielles, sociales et politiques de ses propres conditions d’existence : il ne peut en effet plus cacher les effets délétères du saccage des écosystèmes, de l’exploitation forcenée des travailleurs et des travailleuses, ni de l’organisation assumée des inégalités sociales et raciales sur lesquels il s’appuie depuis sa création pour opérer. Le capitalisme n’est plus vi(v)able, et il est donc temps pour nous d’enfin tourner la page sur ce mode de développement profondément inadapté, dans son principe même de rechercher une croissante constante et illimitée, à un monde et à des existences qui montrent chaque jour leurs limites et donc leur vulnérabilité. Plutôt que de nous cacher derrière le recours constant et pluriel au vocable de crise – doux baume aux effets pourtant bien passagers et superficiels lorsqu’on l’applique sur une plaie béante -, il convient de nommer clairement et à haute voix cette situation critique qui est la nôtre et dont nous connaissons parfaitement les causes. Car, comme le disait Jackie Pigeaud dans son travail sur l’histoire de la mélancolie paru en 2008[17], ce que « cherche l’individu qui souffre de ce qu’il ne peut nommer », c’est d’abord « calmer son inquiétude, se tranquilliser [or, t]ranquilliser, c’est fondamentalement bercer l’absence de confort d’être ». La notion de crise, si elle n’est pas saisie comme l’indicateur médical qu’elle est, comme l’outil de traitement d’un mal plus profond contre lequel il faut agir rapidement, n’est alors qu’un tranquillisant pour notre humanité en souffrance. Prendre au sérieux la notion de crise et son histoire doit au contraire nous conduire à nommer avec justesse la situation critique dans laquelle nous sommes, afin de juger avec justice de ses causes et de ses effets, et ainsi décider avec sagesse de la direction nouvelle à prendre. Ainsi pourrons-nous peut-être espérer sauver notre monde de la maladie qui le ronge.

 

Pour en savoir plus

Edgar Morin, « Pour une crisologie », Communications, 25, 1976. p. 149-163.

Jackie Pigeaud, 2006, La crise, Nantes, Éditions Cecile Defaut.

Jackie Pigeaud, 2008, Melancholia : le malaise de l’individu, Paris, Payot.

Immanuel Wallerstein, « Chapitre 1. La crise structurelle du capitalisme : pourquoi les capitalistes risquent de ne plus y trouver leur compte », dans Immanuel Wallerstein, Randall Collins, Michael Mann, Georgi Derluguian, Craig Calhoun, Le capitalisme a-t-il un avenir ?, Paris, La Découverte, 2016, p. 19-60.


 

[1] L’affirmation n’est pas neuve, puisqu’en 1976, le sociologue Edgard Morin écrivait déjà : « La notion de crise s’est répandue au XXe siècle à tous les horizons de la conscience contemporaine. Il n’est pas de domaine ou de problème qui ne soit hanté par l’idée de crise : le capitalisme, la société, le couple, la famille, les valeurs, la jeunesse, la science, le droit, la civilisation, l’humanité… Mais cette notion, en se généralisant, s’est comme vidée de l’intérieur » (Edgar Morin, « Pour une crisologie », Communications, 25, 1976. p. 149-163, ici, p. 149).

[2] François Gemmene et Anneliese Depoux, « De la crise du coronavirus, on peut tirer des leçons pour lutter contre le changement climatique », Le Monde, 18 mars 2020, https://www.lemonde.fr/idees/article/2020/03/18/de-la-crise-du-coronavirus-on-peut-tirer-des-lecons-pour-lutter-contre-le-changement-climatique_6033464_3232.html

[3] « « Urgence », « crise », « négationniste du climat »… Le « Guardian » intensifie son vocabulaire », L’express, 17 mai 2019, https://www.lexpress.fr/actualite/medias/urgence-crise-negationniste-du-climat-le-guardian-intensifie-son-vocabulaire_2078739.html.

[4] Jackie Pigeaud, 1981, La Maladie de l’âme : étude sur la relation de l’âme et du corps dans la tradition médico-philosophique antique, Paris, Les Belles-Lettres.  

[5] Jackie Pigeaud, 1987, Folie et cures de la folie chez les médecins de l’Antiquité gréco-romaine, Paris, Les Belles-Lettres.

[6] Jackie Pigeaud, 2001, Aux portes de la psychiatrie. Pinel, l’Ancien et le Moderne, Paris, Aubier.

[7] Jackie Pigeaud, 1999, Poésie du corps, Paris, Payot-Rivages ; Jackie Pigeaud, 2008, Poétiques du corps. Aux origines de la médecine, Paris, Les Belles Lettres.

[8] Éric Van Der Schueren, 2008, Une traversée des savoirs. Mélanges offerts à Jackie Pigeaud, Sainte-Foy, Presses de l’Université Laval.

[9] Jackie Pigeaud, 2006, La crise, Nantes, Éditions Cecile Defaut.

[10] Affections, c. 8, dans Émile Littré, Œuvres complètes d’Hippocrate, Paris, Baillière, 1849, vol. VI, p. 216.  

[11] De crisibus III, c.2 IX K 704. Cité par Jackie Pigeaud, 2006, op. cit., p. 11. 

[12] Jackie Pigeaud, 2006, op. cit., p. 29.

[13] Aphorismes, 1, dans Émile Littré, Œuvres complètes d’Hippocrate, Paris, Baillière, 1844, vol. IV, p. 459.

[14] Jackie Pigeaud, 2006, op. cit., p. 44.

[15] Ibid., p. 58.

[16] Immanuel Wallerstein, « Le capitalisme touche à sa fin », Le Monde, 11 octobre 2008, https://www.lemonde.fr/la-crise-financiere/article/2008/10/11/le-capitalisme-touche-a-sa-fin_1105714_1101386.html. Voir également : Immanuel Wallerstein, « Chapitre 1. La crise structurelle du capitalisme : pourquoi les capitalistes risquent de ne plus y trouver leur compte », dans Immanuel Wallerstein éd., Le capitalisme a-t-il un avenir ?, Paris, La Découverte, 2016, p. 19-60.

[17] Jackie Pigeaud, 2008, Melancholia : le malaise de l’individu, Paris, Payot.