Développer les sciences humaines numériques au Québec

Publié le 5 juin 2013

Par Louis-Pascal Rousseau, docteur et chercheur postdoctoral au McNeil Centre for Early American Studies de l’Université de Pennsylvanie, et collaborateur de recherche au Laboratoire SHANTI de l’Université de Virginie

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Louis-Pascal  Rousseau chemine dans le monde de la recherche en histoire depuis une quinzaine d’années. De ses années passées à l’Université Laval jusqu’à celles qui l’ont mené à l’Université de Pennsylvanie ainsi qu’à l’École des hautes études en sciences sociales à Paris, il a acquis une riche expérience dans les nouvelles pratiques de l’histoire. Il occupe aujourd’hui les fonctions de chercheur postdoctorant au McNeil Center for Early American Studies à Philadelphie, en plus d’être collaborateur au laboratoire interuniversitaire américain SHANTI – Sciences, Humanities and Arts Network of Technological Initiatives, basé à l’Université de Virginie, lequel développe les « Digital Humanities » ou « sciences humaines numériques[1] » en général, et l’histoire numérique en particulier.

À l’heure du 2.0, quelles sont les nouvelles manières de penser la discipline historique? Comment les technologies peuvent-elles être intégrées à la discipline historique? Comment le chercheur doit-il envisager les nouveaux lieux de diffusion de l’histoire? C’est à cette table que l’historien Louis-Pascal Rousseau, fort de son parcours en matière de sciences humaines numériques, nous invite.


Depuis le simple avènement du courriel au milieu des années 1990, bien des choses ont changé dans les sciences humaines. Les groupes de recherches interuniversitaires et interdisciplinaires se sont multipliés et internationalisés, des millions de documents d’archives ont été mis en ligne, les moteurs de recherche pour les explorer se sont perfectionnés, les revues et les livres scientifiques se sont mis à parcourir les écrans autour du monde, leurs contenus sont devenus interactifs, etc. Tous ces mouvements se sont amplifiés au cours des deux dernières décennies et ils continuent à s’accélérer de jour en jour. Conjugués les uns aux autres, ils amènent une révolution profonde des sciences humaines dont il est encore difficile de saisir l’ampleur.

C’est dans ce contexte que s’organisent présentement dans les universités un peu partout autour du monde, particulièrement aux États-Unis, des groupes de recherche en « Digital Humanities » ou « sciences humaines numériques ». Il s’agit de regroupements de chercheurs – la plupart du temps interdisciplinaires – qui réfléchissent aux manières de comprendre, de développer et d’intégrer les technologies dans le champ des sciences humaines en général et dans leur discipline en particulier.

J’ai pour ma part l’immense chance de voir ces changements de près et de contribuer à ce qu’ils prennent de l’ampleur, notamment dans le cadre de ma formation au  laboratoire SHANTI implanté à l’Université de Virginie. À travers ses diverses activités, cette université tente de développer spécifiquement la « Digital  History » (ou « histoire numérique »), mouvement de recherche qui explore les manières de tirer profit de la technologie pour l’intégrer à la discipline historique. Puisque les publications quittent de plus en plus le support papier pour se diriger vers les écrans (voire même les écrans tactiles), les textes scientifiques eux-mêmes s’ouvrent à l’interactivité. Il convient ici d’évoquer quelques exemples pour illustrer le propos.

Entre autres nouveautés, la tendance dans ce milieu de recherche veut que les études en histoire soient désormais liées à des contenus informatiques à partir desquels on peut notamment explorer des sources primaires, accéder à des tableaux statistiques ou à de multiples cartes, etc. On peut souligner, comme modèle existant en la matière, le livre The Valley of the Shadow : Two Communities in the American Civil War. Ce dernier porte sur le contraste dans la manière dont deux communautés voisines, situées de part et d’autre de la frontière entre les États de l’Union et de la Confédération, ont vécu la guerre civile américaine. Cette étude s’accompagne d’un site internet qui donne accès à de multiples archives (lettres, journaux d’époque, photographies, recensements, etc.) que le lecteur est invité à consulter au fil de sa lecture.

Par  ailleurs, la tendance veut également que certains projets de recherche en sciences humaines soient développés pour les supports électroniques uniquement, indépendamment même de la notion de livres publiés. Un bon exemple à ce propos est le projet Television News of the Civic Rights Era, 1950-1970, qui s’articule sur l’étude des bulletins de nouvelles télévisés relatifs à la lutte des Afro-américains pour la reconnaissance de leurs droits civiques dans cette période historique. L’informatique permet aux auteurs de l’étude, comme à ceux qui la consultent, de visionner des centaines de bulletins télévisés de l’époque, de même que des sources écrites et des entrevues récentes d’acteurs-clés associés aux événements dont il est question (avec leurs retranscriptions). Le tout est accompagné de travaux d’analyse de l’information rassemblée.

Ces exemples de projets témoignent de la transformation récente de la façon de penser les sciences humaines de manière générale et l’histoire en particulier. Des dizaines d’autres exemples d’études construites dans cet esprit sont accessibles en ligne, notamment sur le site Visualeye du laboratoire SHANTI, de même que sur les sites d’autres organismes en sciences humaines numériques, par exemple le Institute for Advanced Technologies in the Humanities de l’Université de Virginie ou encore par  l’entremise du  site du  Digital History Working Group de l’Université Duke. Il ne s’agit ici que de points de départ. Le lecteur intéressé par la question pourra découvrir plusieurs autres sites en sciences humaines numériques liés à ceux-ci.

Le milieu où je me trouve est idéal pour travailler et se former dans ce nouveau champ d’activités. Je suis entouré de gens qui conçoivent chaque jour de nouveaux projets dans lesquels se conjuguent la technologie, l’histoire ainsi que d’autres disciplines connexes. Nous ressentons ensemble l’enthousiasme inhérent au fait d’inventer de nouvelles manières de penser notre discipline. À titre exploratoire, je tente pour ma part de mener à terme le projet « Touch  History/Toucher  l’histoire », qui s’articule sur les concepts récents de cartes historiques interactives, d’histoire visuelle, de partage du savoir et d’interaction avec les utilisateurs. Cette vidéo présente les principaux éléments de ce projet.

Ce projet est né durant mes travaux doctoraux, alors que je tentais de géoréférencer les contacts entre Amérindiens et colons dans la ville de Québec et dans d’autres régions adjacentes à travers le temps. En travaillant sur un support papier, l’exercice était parfois fastidieux. Je devais alors gérer des dizaines d’informations, tirées d’époques différentes, sur des cartes fixes. Les problèmes d’anachronismes et de classement d’informations étaient nombreux. Parallèlement, j’observais le développement des projets de cartes interactives mettant en valeur le patrimoine menés par l’équipe du professeur Laurier Turgeon (alors mon directeur de thèse à l’Université Laval).

C’est dans ce contexte que m’est venue l’idée de créer un support cartographique informatique, qui permettrait à l’utilisateur de naviguer dans la géographie et le vécu historique d’un territoire au fil du temps. Par la suite, au cours de mes travaux postdoctoraux aux États-Unis dans le milieu des sciences humaines numériques, le projet a débloqué, autant au point de vue technique que conceptuel. Les outils me sont devenus disponibles, les sources d’influence et d’inspiration se sont multipliées, et j’ai pu finalement commencer à produire un prototype de la carte que j’avais en tête.

Le projet Touch History/Toucher l'histoire

Dans la foulée du processus de développement, l’objectif de recherche derrière la carte a été modifié. Je tente d’outrepasser les questions relatives à la présence amérindienne en milieu urbain pour embrasser, plus largement, l’histoire des représentations communautaires de la ville. En élargissant ainsi le contenu de la carte, je cherche à créer en quelque sorte un « google map historique » qui permettrait à l’utilisateur de visionner un territoire, au cours de son évolution historique, à travers les yeux de ceux qui l’ont représenté. Le tout pourrait servir de base à de multiples travaux d’analyse en histoire de l’aménagement du territoire ou des relations des différentes communautés avec le territoire urbain, entre autres.

J’anime par ailleurs un groupe Facebook où les internautes sont invités à suivre la progression de ce projet, à faire des suggestions en termes de contenu et de fonctions nouvelles. Pour joindre ce groupe, cliquez ici. Il s’agit d’une initiative d’ouverture et de travail collectif qui s’inscrit dans l’esprit des sciences humaines numériques. J’espère par ailleurs que le projet « Touch  History/Toucher l’histoire », une fois bien enraciné à Québec, puisse être reproduit dans d’autres villes de la province, en collaboration avec de multiples chercheurs universitaires et citoyens passionnés de leur histoire à travers la province. Un groupe de discussion en ligne permet justement de tisser les liens qui peuvent soutenir de tels projets collectifs.

Animer un tel groupe est enrichissant. Ses membres apportent de nouvelles informations pertinentes que l’on peut éventuellement ajouter au projet, que ce soit des cartes, des images ou des détails sur la localisation d’éléments dans le tissu urbain. En faisant appel au public et à ses collègues historiens, on obtient parfois plus d’informations en peu de temps qu’il est possible pour un individu d’en accumuler à lui seul durant sa vie entière.

Pour entreprendre de tels projets, il faut cependant s’armer de patience et de détermination. Les sciences humaines numériques demeurent un domaine de recherche encore récent et peu aménagé au point de vue organisationnel. Les défis inhérents à cette situation sont nombreux. Parmi eux comptent les suivants :

Prendre le temps de s’informer

Pour naviguer dans les sciences humaines numériques, il est essentiel de réserver une part importante de son horaire pour s’informer sur les nouveautés dans ce domaine en constante transformation. Il est essentiel d’être au fait des nouveaux projets, des nouveaux logiciels et de se mettre en lien avec les gens qui veulent partager leur savoir. Or, pour la plupart des universitaires, le temps est une denrée rare. Heureusement, des sites Internet s’érigent peu à peu comme repères pour ceux qui souhaitent s’aventurer sur ce terrain. Voir par exemple (en plus des autres liens présentés préalablement) :

  • Le site Digital Humanities Now, tenu par le Center for History and New Media (CHNM) de la George Mason University.

Trouver des collaborateurs

Presque tous les projets en sciences humaines numériques ne peuvent être menés par un individu seul. Ils exigent la plupart du temps l’établissement d’une collaboration entre plusieurs organismes et des professionnels d’horizons différents. Il faut toujours tenter de trouver des formules dans lesquelles programmeurs, chercheurs et institutions — universitaires, muséologiques ou autres — trouvent leur compte. En raison de leurs volets technologiques et scientifiques complémentaires, ces projets demandent souvent un certain degré de mobilisation institutionnelle qu’il est parfois difficile d’obtenir (particulièrement dans les universités où il n’existe pas encore de précédent de recherche en matière de sciences humaines numériques). Il faut alors convaincre le milieu dans lequel on se trouve qu’il existe de nouvelles manières de faire de la recherche et de la diffuser. Ce sont des démarches parfois compliquées qu’il faut apprendre à surmonter avec persistance. Il faut garder courage en se disant que le temps vous donnera raison.

Établir des structures d’accueil pour les projets

Les milieux universitaires ne passent pas tous au numérique à la même vitesse. Il  y a  encore quelques années, voire même seulement quelques mois, la plupart des universités aux États-Unis n’avaient aucune structure d’accueil pour les projets en sciences humaines numériques. Quiconque voulait innover dans ce domaine devait se battre pour trouver une manière d’héberger ses travaux sur Internet dans un cadre universitaire reconnu. Heureusement, plusieurs universités aux  États-Unis – et maintenant aussi ailleurs dans le monde – emboîtent le pas et se dotent désormais de laboratoires et de structures permettant l’hébergement de ces projets. Il existe notamment des logiciels relativement simples d’utilisation permettant aux professeurs dans les institutions universitaires (voire même collégiales) de créer des environnements d’accueil en ligne pour les projets réalisés sous leur gouverne. De tous les outils disponibles, Omeka (gratuit et en « open-source ») figure parmi les plus connus. Avec des outils gratuits de ce type, créer des structures d’accueil pour les projets informatiques dans les milieux de recherche en sciences humaines est davantage une question de volonté que de financement.

Dans tout ce panorama, le Québec apparait à bien des égards comme une terre d’innovation. Certains chercheurs québécois, sans qu’ils ne soient pour autant dédiés explicitement au développement des « sciences humaines numériques », travaillent déjà à l’élaboration de projets s’inscrivant pleinement dans leur cadre.

On peut souligner à titre d’exemple les nombreux projets du professeur d’histoire Léon Robichaud, de l’Université de Sherbrooke, qui font école dans la province. Ses projets se déroulent parfois en collaboration avec d’autres organismes, notamment la ville de Montréal ou le groupe Groupe d’histoire de l’Atlantique français. Ils renferment des lignes de temps interactives, des inventaires de ressources patrimoniales en ligne, différents outils innovateurs pour explorer des corpus de sources primaires, etc.

À Montréal, le Digital History Lab, dirigé par Elena Razlogova de l’Université Concordia, présente divers projets visant à explorer l’intégration du numérique dans la discipline historique. Parmi ces projets comptent ceux de Ronald Rudin, notamment Remembering Acadie, un site accompagnant un livre sur la mémoire qu’ont les Acadiens – ainsi que leurs voisins anglophones et autochtones – de l’histoire locale. Le site présente de nombreuses ressources en ligne à ses lecteurs, notamment des vidéos d’entrevues réalisées auprès de personnes vivant dans ces communautés. D’autres projets explorent notamment la manière d’adapter les outils de recherche de bases de données existant en français et proposent de regrouper et de rendre accessibles des archives à propos de différents phénomènes historiques à travers le monde.

Comme autres modèles de recherche en sciences humaines numériques dans la province, on peut évoquer les travaux menés par le professeur Laurier Turgeon et son équipe de la Chaire de recherche du Canada en patrimoine ethnologique. Parmi ces projets comptent l’Encyclopédie du patrimoine culturel de l’Amérique française, l’Inventaire des ressources ethnologiques du patrimoine immatériel et l’Inventaire du  patrimoine immatériel religieux du  Québec. Ces projets comptent leur lot de cartes interactives, de captations vidéo à 360 degrés, et de divers outils d’exploration et d’enseignement de l’histoire.

Ces projets sont le reflet du processus de transformation par la technologie des sciences humaines, déjà bien entamé dans certains milieux universitaires québécois. La société québécoise, en raison de son ancrage historique en Amérique du Nord et de sa culture particulière, est dans une position privilégiée pour se hisser parmi les chefs de file mondiaux en cette matière. Notre société est enracinée dans le continent nord-américain, qui demeure une terre d’innovations. Elle peut s’abreuver aisément du flux du changement dans lequel baignent ses racines. Les universités québécoises sont bien positionnées pour établir des partenariats avec leurs voisines du reste du Canada et des États-Unis et pour contribuer avec elles aux avancées dans le mouvement d’exploration des sciences humaines numériques qui a lieu présentement. Par ailleurs, en raison du destin culturel et historique particulier de notre société, nous sommes peut-être plus que nos voisins continentaux appelés à nous questionner collectivement sur notre passé, notre situation actuelle et notre place dans l’avenir. Notre régime d’historicité collectif, pour reprendre l’expression de François Hartog, est peut-être plus sujet à réflexion au Québec qu’au sein d’une société qui a moins à s’inquiéter de sa pérennité. Il importe d’y voir non pas un obstacle, mais plutôt une source d’inspiration faisant en sorte que la société québécoise est bien outillée pour proposer à ses voisines des manières innovantes d’explorer les relations des collectivités à leurs histoires et à leurs particularismes culturels respectifs. Le Québec représente un terreau pour la croissance des sciences humaines numériques.

Il apparaît aujourd’hui essentiel que les réseaux universitaires – voire même aussi collégiaux – du Québec passent à une prochaine étape de leur affirmation dans ce champ de recherche, qui est celle de la mise en place de laboratoires, de groupes de recherche et de stages de formation se consacrant spécifiquement aux développements de ces sciences.

En attendant la mise sur pied de telles initiatives, les chercheurs intéressés par le sujet peuvent déjà commencer à se parler. Ce texte se termine en proposant aux lecteurs de poursuivre eux-mêmes les discussions sur Internet. Un (autre) groupe Facebook a été mis sur pied afin de rassembler les chercheurs francophones – notamment québécois – désirant consulter et partager des informations sur les sciences humaines numériques. Tous sont invités à afficher des nouvelles sur les projets qu’ils mènent et à y échanger leurs idées. Que la discussion continue!

Sciences humaines numériques


[1]Au moment où la rédaction de cet article a débuté, il n’existait pas encore de terme officiel pour parler des « Digital Humanities » en français. Tout au plus, Internet offrait quelques sites, pour la plupart européens, dans lesquels il était question d’« Humanités numériques » ou même d’« Humanités digitales » (qui sont des calques de la langue anglaise, fondamentalement incorrects en français). L’auteur de ce texte a ainsi entamé des démarches auprès de l’Office québécois de la langue française afin de suggérer que l’expression « sciences humaines numériques » en devienne la traduction officielle, ce qui a été confirmé tout juste avant la publication de ce texte : http://gdt.oqlf.gouv.qc.ca/ficheOqlf.aspx?Id_Fiche=26522819