Imaginations, existences et spatialités noires en (ré)émergences

Jade Almeida, Christine Chevalier-Caron, Gaëlle Étémé, Astrid Girault, Catherine Larochelle, Philippe Néméh-Nombré, Pascal Scallon-Chouinard, responsables du dossier

Frontispice en bois gravé de Franz Masereel pour la première édition du recueil de poésie Pigments de Léon-Gontran Damas (1937).

J’avais besoin de me perdre dans la négritude absolument. Peut-être qu’un jour, au sein de ce romantisme malheureux…[1]

C’est probablement parce qu’elle est aussi complexe, tortueuse même, que la relation de Frantz Fanon à la négritude a suscité autant de commentaires, autant de discussions. Ici, on met en dialogue le Fanon de Peau noire, masques blancs et celui des Damnés de la terre : quelle place occupe la négritude à différents moments de l’oeuvre[2]? Là, on questionne l’uniformité de la négritude en tant que mouvement : où et comment Fanon s’adresse-t-il à Aimé Césaire, à Léopold Senghor[3]? Et ailleurs, plus généralement, on tente de faire sens de cette ambivalence, de ce qu’elle permet et de ce qu’elle signifie aujourd’hui[4].

C’est que, d’abord, Fanon semble appréhender la négritude comme un ensemble de pratiques individuelles et collectives de reconnaissance de soi, qui concrétisent le geste essentiel de déprise des structures coloniales et raciales. Une émergence, une auto-constitution dans la différence, nécessaire dans la lutte pour la libération. Un détournement, autrement dit, de la relation de domination et de ses effets internalisés et paralysants par la revalorisation historique et culturelle pour soi; plutôt que de se faire reconnaître, se reconnaître et se faire connaître.

Sous un autre angle, en revanche, Fanon apparaît pourtant méfiant. Inverser les termes et réinscrire de la valeur dans ce qui n’en avait pas ou plus, n’est-ce pas une fixation différente mais tout aussi problématique de la binarité coloniale? Dans ce schéma, la résistance n’est-elle donc pas elle-même fidèle aux termes coloniaux? Et puis, sur quoi s’appuie cette revalorisation si ce n’est sur une compréhension essentialiste, unidimensionnelle et éventuellement élitiste de l’expérience noire? Chez Fanon, la négritude semble donc traduire une nécessité, mais une nécessité transitionnelle, une nécessité qui ne constitue pas en elle-même la libération, et dont la fonction transformatrice est menacée par l’essentialisme et l’élitisme.

Les mots de Fanon sont propres à son contexte, mais les questions qu’il pose sont celles qu’investissent également, bien que différemment, tant la longue tradition féministe noire de Anna Julia Cooper[5] à Robyn Maynard[6] que les cadres afro-pessimistes de Frank B. Wilderson[7], Jared Sexton[8] ou Calvin L. Warren[9]. Tant les différents mouvements antiracistes, du Combahee River Collective[10] à Black Lives Matter, que les interventions décoloniales de Eve Tuck[11], Idle No More ou Glen Coulthard[12]. Tant les esthétiques diasporiques de Soul II Soul[13], de Dionne Brand ou du Black Theatre Workshop que la résistance culturelle sur le continent. Tant, finalement, le travail historique que la construction d’alternatives et de futurs radicaux. Ces questions sont d’actualité.