Du documentaire au théâtre, note sur deux évènements où l’histoire lesbienne et queer est au-devant

Publié le 22 mars 2023

Fallon Rouillier, Candidat.e à la maîtrise en histoire à l’Université du Québec à Montréal

Source : www.pleurerdansdouche.com et ALQ, Fonds; Affiches AHLA, 198.

Alors que la pièce de théâtre Ciseaux, créée et mise en scène par Geneviève Labelle et Mélodie Noël Rousseau, mobilise l’archive au théâtre, le documentaire Amazones d’hier, lesbiennes d’aujourd’hui. 40 ans plus tard, réalisé par Dominique Bourque, Johanne Coulombe et Julie Vaillancourt, constitue en soi un précieux document d’archives. Ces deux initiatives, bien qu’empruntant des perspectives différentes, ont retenu l’attention car elles abordent l’histoire lesbienne et queer dans la sphère culturelle.

La pièce Ciseaux, en salle au théâtre Espace Libre, du 15 novembre au 3 décembre 2022, met en scène des moments marquants de l’histoire LGBTQ2IA2+ à Montréal selon une perspective féministe, portée par deux « lesbo-queer woke », tandis que le documentaire Amazones d’hier, lesbiennes d’aujourd’hui. 40 ans plus tard présenté le 19 novembre 2022 dans le cadre du 35e festival Image+Nation, retrace l’histoire du lesbianisme politique à Montréal.

Source : www.pleurerdansdouche.com et ALQ, Fonds; Affiches AHLA, 198.

Amazones d’hier, lesbiennes d’aujourd’hui 40 ans plus tard

Le lesbianisme, une histoire politique

Par l’entremise des témoignages de Louise Turcotte, Ariane Brunet et Gin Bergeron, et des extraits d’archives de feu Danielle Charest1, Amazones d’hier, lesbiennes d’aujourd’hui, 40 ans plus tard permet de saisir le développent de la pensée du lesbianisme politique à Montréal et, plus largement, d’une réappropriation positive du terme « lesbienne ».

Impliquées dans les mouvements féministes en France, au Québec et en dialogue avec les mouvements des droits des femmes à l’international, ces militantes, influencées entre autres par les écrits de Monique Wittig, Colette Guillaumin et Nicole Claude Mathieu, ont senti la nécessité de réfléchir à leur réalité spécifique en tant que femmes lesbiennes face à un système hétéro-social et de politiser l’identité lesbienne.

Une rencontre bi-nationale organisée par la LOOT2 collective à Ottawa en 1976 a rassemblé plusieurs lesbiennes canadiennes, dont un contingent de Québécoises, anglophones et francophones. Ce moment a donné lieu à la création de Coop Femmes sur la rue Saint-Laurent en 1977, un premier espace pour lesbiennes, à l’extérieur des lieux de consommation.

Alors que plusieurs militaient au sein du mouvement féministe et désiraient avoir un espace axé sur la vie culturelle et communautaire lesbienne, Louise Turcotte et Ariane Brunet, l’une revenant d’un long séjour en France aux côtés de militantes lesbiennes et l’autre près des mouvements séparatistes lesbiens des États-Unis, voulaient que Coop Femme soit un lieu d’organisation politique pour lesbiennes.

Ces différents désirs mèneront à la fermeture de Coop Femme et au début de l’aventure d’Amazones d’hier, lesbiennes d’aujourd’hui (AHLA), autrement dit, au début du lesbianisme radical à Montréal.

Entre 1979 et 1981, ces quatre militantes ont travaillé ensemble autour du projet documentaire Amazones d’hier, lesbiennes d’aujourd’hui, qui visait à interroger des femmes montréalaises de leur réseau sur leur expérience en tant que lesbiennes. Pour lesbiennes seulement, le documentaire qu’elles réaliseront servira d’outil afin de créer des moments d’échange autour du lesbianisme. Plusieurs visionnements auront lieu aux États-Unis, en Europe et au Canada. Quelques années plus tard, une revue du même nom est lancée par le collectif afin de continuer les réflexions politiques sur le lesbianisme politique.

Quarante ans plus tard, entre legs et mépris

C’est devant une salle remplie de personnes de différentes générations que le documentaire Amazones d’hier, lesbiennes d’aujourd’hui. 40 ans plus tard, a permis à son tour de faire connaître certaines réalités lesbiennes et de créer un espace de discussion autour du lesbianisme.

Si on questionne parfois le manque d’intérêt des plus jeunes générations face à l’histoire, le déroulement de la période de questions a plutôt éclairé le mépris de certaines aînées envers les jeunes « queer » dans la salle.

Après une longue tirade où se mêlait à la nostalgie du passé une condescendance à l’égard de l’auditoire, l’une des protagonistes du film a émis un constat clair : les lesbiennes radicales n’ont rien en commun avec les jeunes queers d’aujourd’hui, ni même une histoire. Une affirmation pour le moins paradoxale alors que personne n’avait encore pris la parole parmi les spectateurices, et que par leur simple présence, iels démontraient un intérêt pour l’histoire lesbienne.

Alors que l’une de ses acolytes, qui s’implique aux Archives lesbiennes du Québec, a partagé que ses récentes rencontres avec des lesbo-queer et leur intérêt face à l’histoire lesbienne lui font valoriser les liens entre générations, son propos a cependant eu peu d’échos dans la salle. Les quelques personnes qui ont pu prendre la parole avant la fin de la période de questions se sont plutôt indignées contre l’invisibilité que subissent les lesbiennes, en insistant sur le nombre trop élevé de lettres dans l’acronyme « LGBTQIA2+ ».

S’agit-il d’un rendez-vous manqué? Ou cette situation témoigne-t-elle des tensions intergénérationnelles au sein des communautés LGBTQIA2+ et des obstacles qui existent, de part et d’autre, afin de lier l’histoire au présent ? Car la pertinence de ce documentaire ne se retrouve pas dans sa forme —qui est affectée par le maigre financement dont a pu bénéficier ce projet — mais dans l’archive qu’il constitue en lui-même et au potentiel qu’un tel film a de créer des moments d’échanges et de réflexions autour du passé et du présent lesbien.

C’est ce qui animait les intentions de la militante Johanne Coulombe, sans qui ce documentaire n’aurait pas été possible. Décédée à peine quelques semaines après le tournage du film, son départ inattendu rend d’autant plus réelle la fragilité des liens entre les générations et la pertinence de capturer les mémoires vivantes afin de garder des traces de ces nombreuses histoires… Et de permettre aux plus jeunes générations de s’inscrire dans une continuité historique tout en embrassant les réalités de leur époque.

Ciseaux

Un regard « lesbo-queer woke »

C’est d’ailleurs parce qu’elles étaient à la recherche de leur histoire que la compagnie Pleurer Dans’Douche, composée de Geneviève Labelle et Mélodie Noël Rousseau, ont mis en scène la pièce de théâtre documentaire Ciseaux présentée à Espace Libre.

Elles y revisitent une partie de l’histoire LGBTQIA2+ à Montréal en portant une attention particulière aux expériences marquantes pour le développement des communautés lesbiennes. Le regard queer et l’analyse féministe qu’elles portent sur ce passé si riche et complexe sont à la fois drôles et engagés.

Faire connaître l’histoire, une scène à la fois

Les identités sexuelles et de genre étant évolutives selon les époques et les contextes, il n’était pas tâche facile de retracer cette histoire et elles y sont parvenues avec sensibilité. Geneviève Labelle et Mélodie Noël Rousseau ont fait un imposant travail de recherche afin de mettre de l’avant l’expérience et la voix des femmes de communautés LBTQ2S+. En plus des nombreuses entrevues qu’elles ont menées, la pièce s’appuie sur une grande quantité d’archives vidéo et papier qui constituent à la fois le décor et le contenu de la pièce Ciseaux, où le passé est mis en scène sans jamais perdre le lien avec le présent.

Chaque scène était habilement équilibrée en termes de contenu historique et de réflexions personnelles des autrices. Malgré le risque de la surcharge d’informations que peut imposer le format chronologique qu’elles ont choisi, l’usage des archives et des témoignages a été remarquablement bien intégré aux décors et aux diverses mises en scène de la pièce.

Par ailleurs, dire beaucoup en peu de temps avec humour relève du défi et implique de faire des choix. À quelques moments, davantage de contexte socio-historique aurait permis d’approfondir certains enjeux, encore d’actualité aujourd’hui.

Alors que les lieux lesbiens et gais sont abordés à de nombreuses reprises, rien n’est dit par exemple sur la gentrification de plusieurs quartiers, dont le Red Light, le centre-ville et le Plateau Mont-Royal, qui explique entre autres le déplacement géographique des communautés vers d’autres quartiers, ainsi que la fermeture et l’ouverture de certains espaces.

L’importante présence des lesbiennes au sein des mouvements féministes est bien rappelée par la voix de Manon Massé, mais on s’étonne par ailleurs que l’implication des lesbiennes au sein du mouvement gai ne soit pas mentionnée. De la même façon, il n’est pas question des tensions au sein de ces mouvements qui ont mené plusieurs femmes à s’organiser entre lesbiennes et à créer des espaces lesbiens, entre autres sur le Plateau Mont-Royal, comme en témoignent les archives issues du premier documentaire Amazone d’hier, lesbienne d’aujourd’hui, mobilisées en partie dans la pièce.

En revanche, malgré leur désir d’appartenir historiquement à une communauté et d’en être fières, les actrices n’ont pas évité le sujet de la transphobie et de l’exclusion qu’ont subies et subissent encore les femmes trans lesbiennes au sein de certains milieux lesbiens et féministes et qui constituent un obstacle majeur à l’identification positive au lesbianisme.

À ce sujet, la pièce Ciseaux informe autant qu’elle suscite la curiosité et le goût d’approfondir certains sujets. Elle rappelle également qu’au-delà de l’avancement des droits, que cette histoire est également une histoire de lutte, de courage et de fortes résistances.

Le théâtre documentaire, créez un univers entre le passé et le présent

Si pour les initié·es de l’histoire queer et lesbienne il y a peu de surprise quant au contenu historique — la sélection d’évènements et le découpage temporel suivent celui proposé par l’historiographie : stigmatisation, premiers lieux lesbiens, répression, mobilisation puis acquisition de droits —, pour une grande partie des gens dans la salle, cette pièce constitue leur premier contact avec cette histoire.

L’utilisation du théâtre documentaire est certainement un excellent médium pour faire découvrir une partie de l’histoire méconnue du lesbianisme montréalais au public. L’intérêt pour la pièce est indéniable : toutes les représentations ont affiché complet dans la programmation régulière du théâtre, témoignant du besoin de représentation, de lieux lesbiens, d’espaces de paroles et d’échanges sur ces sujets.

Le désir de présenter à la fois une pièce de théâtre où il est possible d’en apprendre sur l’histoire lesbienne et de revisiter les clichés qui y sont associés tout en restant dans le registre du léger est réussi. Si les recherches des autrices leur ont permis de se réapproprier cette histoire et ainsi être de fières lesbiennes queers wokes, en mettant en scène ce spectacle, elles ont certainement permis de redonner à plusieurs personnes du public la même fierté.

Alors que le documentaire Amazones d’hier, lesbiennes d’aujourd’hui. 40 ans plus tard permet d’approfondir avec pertinence une pensée politique qui est effleurée dans la pièce Ciseaux, cette dernière est une rafraîchissante contribution à l’histoire LGBTQIA2+ et lie avec humour et intelligence l’histoire au présent, ce qui en fait un excellent complément au documentaire.

Finalement, en plus de contribuer à faire vivre l’histoire lesbienne et queer dans l’espace public, ces évènements se sont conclus sur une même note : la nécessité d’avoir davantage de lieux lesbiens et queer afin de poursuivre les riches réflexions qu’ont suscitées ces deux œuvres.

Il n’en a pas été mention dans la pièce, mais pour celles, ceux et celleux qui désirent en savoir davantage sur l’histoire lesbienne, il existe Les Archives lesbiennes du Québec, ouvertes au public, et qui regorgent d’une quantité impressionnante de documents témoignant de cette complexe histoire.


1 Membres fondatrices du collectif Amazones d’hier, lesbiennes d’aujourd’hui (AHLA).

2 Lesbian Organisation of Toronto