Émanciper l’histoire. Pour une histoire de la Multitude

Publié le 10 septembre 2019

Par Catherine Larochelle, Université de Montréal[1]

Je sortais tout juste de la lecture du livre de Laurence De Cock, de Mathilde Larrère et de Guillaume Mazeau, L’histoire comme émancipation[2], dont je devais faire une recension, lorsque je suis tombée sur ce livre – jamais ouvert, malgré les années – dans ma bibliothèque : Grammaire de la multitude, de Paolo Virno[3]. Ce mot – multitude – m’a tout de suite semblé être le morceau manquant du projet d’histoire émancipatrice défendu par cette triade d’historien.ne.s engagé.e.s. Dans son essai, Virno s’attarde au couple peuple/multitude comme conceptualisation du corps social, le second terme devant remplacer le premier, selon lui, pour comprendre les formes contemporaines de la vie sociale. « Le peuple est le résultat d’un mouvement centripète : à partir des individus atomisés vers l’unité du « corps politique », vers la souveraineté. L’Un est l’issue extrême de ce mouvement centripète. La multitude, par contre, est le résultat d’un mouvement centrifuge : de l’Un au Nombre[4] », écrit Virno, mentionnant au passage le beau défi que pose la « multitude » à l’analyse, concept sans lexique, sans codes, et – presque – sans histoire[5]. Il y a là une dialectique fondamentale entre d’une part, l’Unité, l’universel et, d’autre part, la Multitude, la singularité. L’histoire, comme discipline, incarne cette injonction dialectique : astreinte à produire un récit apte à inclure et à rendre lisible la cacophonie de l’expérience humaine singulière et universelle, individuelle et collective, intime et partagée.

On retrouve dans le livre de De Cock, Larrère et Mazeau, cette tension entre un appel en faveur d’une émancipation collective et l’engagement pour une historicisation des expériences de la « multitude », forme historique et contemporaine du corps social, qui permet de porter enfin la voix des oublié.e.s de l’histoire. En revenant sur les différents thèmes abordés dans ces deux ouvrages, je proposerai l’établissement d’un nouveau paradigme pour la discipline historique – une histoire de la multitude – qui s’attaque aux différentes dimensions de la praxis historique universitaire : le récit national et l’écriture de l’histoire, les conditions du travail historien et l’histoire dans la cité. 

Ce texte ne constitue pas une recension de L’histoire comme émancipation, on l’aura compris. Inspirée par la lecture de ce livre et d’autres, je présente plutôt ici un essai sur l’imbrication entre l’écriture des histoires et les formes actuelles de leur fabrication universitaire[6]. Les historiographes me donneront raison, je l’espère : il est impossible de faire l’économie de la relation étroite qui lie le contenu de l’énonciation des conditions matérielles de sa production.

Sortir du paradigme national : passer du peuple à la multitude

L’une des questions centrales de la pensée historique dans nos sociétés contemporaines est certainement la question de l’histoire dite « nationale ». Si l’on peut – peut-être? – penser qu’elle ne constitue plus le paradigme privilégié ou dominant de la recherche universitaire, il demeure qu’elle est encore le cadre de référence de l’enseignement de l’histoire (à tous les niveaux, du primaire à l’université[7]) et qu’elle détient encore le haut du pavé dans le discours médiatique instrumentalisant l’histoire. En France, comme au Québec et ailleurs, il se trouve toujours plusieurs chroniqueurs.euses pour s’exprimer sur l’enseignement de l’histoire au moindre changement de programme ou de manuels[8]. L’imaginaire historique de la plupart de ces commentateurs et commentatrices, tout comme celui d’une bonne partie de la population, vient de ce récit scolaire dont la trame narrative n’a guère changé depuis le XIXe siècle, malgré les réformes des 150 dernières années. Lorsqu’on lit le commentateur populaire Mathieu Bock-Côté écrire « plus je m’intéresse à la Nouvelle-France et plus je me dis qu’il nous faut urgemment renouer intimement avec ce moment fondateur, source de fierté[9] » ou encore une lettre ouverte dans un grand quotidien montréalais qui soutient que « nos héroïques ancêtres n’ont pas non plus droit aux hommages à Montréal[10] », on réalise à quel point le défi est grand pour dénaturaliser le roman national, soit-il de droite, de gauche, catho ou non. L’histoire scolaire, c’est-à-dire nationale, est présentée dans ce discours social comme une histoire incontestable et devant être protégée, toute histoire concurrente apparaissant alors comme une menace à ce récit véritable.

Une « victoire » éphémère du peuple ou de la multitude?

La peur, exprimée par certain.e.s de nos contemporain.e.s, du « peuple qui devient étranger à son histoire[11] » témoigne bien du tournant actuel identifié par Virno, après la victoire, momentanée, du peuple sur la multitude entre le XVIIIe siècle et le milieu du XXe siècle[12]. La multitude arrivera-t-elle à s’installer comme nouvelle conceptualisation du corps social, ou s’agit-il d’un moment éphémère[13]? Cette primauté du peuple dans la pensée politique des derniers siècles et dans la construction des identités collectives a été possible notamment grâce aux transformations dans l’écriture de l’histoire au même moment[14]. Ce fait, que Paolo Virno ignore largement dans son essai, est central pour comprendre les liens entre la production historique et le contexte qui la voit naître et qu’elle nourrit en retour. Le « peuple souverain », comme catégorie politique centrale de l’appareil étatique, a été entretenu par le roman national auquel se réfère Mathieu Bock-Côté. S’il ne s’agit pas d’en oblitérer les conséquences positives (l’abandon, par exemple, des explications divines), il faut être conscient.e.s du pouvoir de l’énonciation historique dans les dynamiques sociales passées et présentes.

En plus d’être liée au nationalisme, l’écriture de ce récit historique a beaucoup à voir, dans ses exclusions, à l’histoire du capitalisme et du colonialisme. Dans son plus récent livre, Le capitalisme patriarcal, Silvia Federici exprime ainsi, elle aussi, le passage du peuple à la multitude, entre le XIXe et le XXe siècle. Au XIXe siècle, le capitalisme industriel favorise le peuple comme entité, et l’apogée du patriarcat salarial entre 1870 et 1960 confirme la relégation des femmes à la sphère « privée » et invisible du travail[15]. Ce processus se déroule au même moment où la construction nationale (avec son peuple, ses figures héroïques et ses ennemis[16]) est à son zénith dans l’écriture de l’histoire, entendue dans son sens large. L’opposition qui se consolide, dans ce récit, est celle d’une lutte entre la civilisation européenne blanche et la barbarie des « indigènes », motif narratif très évident dans le cas de la construction nationale des colonies de peuplement européen comme le Canada.

Les différents mouvements d’émancipation et la portée de leurs actions dans les années 1960 et 1970 (mouvements féministes, révoltes ouvrières, mouvements des droits civiques, manifestations pour les droits des peuples autochtones, décolonisation, etc.) sont une réponse de la multitude au désir des classes dominantes occidentales de maintenir les rapports de pouvoir en naturalisant les différences. En refusant que la sphère publique soit synonyme d’un corps social prétendument universel et uni dans une volonté générale, ces groupes ont perturbé les mouvements centripètes que sont le nationalisme, le capitalisme et le colonialisme. Si la discipline historique a bien pris acte (et y a même directement participé) de ces perturbations de l’ordre politique et de la voix de la multitude, notre conception générale de l’histoire n’a pas beaucoup changé.

La posture de Bock-Côté (et de tant d’autres) semble anachronique quant au paradigme historique contemporain hérité de ces mouvements de contestations. Elle illustre pourtant bien la possibilité d’une nouvelle victoire du peuple sur la multitude, comme en fait foi la vitalité nouvelle des mouvements populistes et d’extrême-droite un peu partout.  

La mise en récit et le processus d’émancipation

L’Un n’est plus une promesse, mais une prémisse. L’unité n’est plus quelque chose (l’État, le souverain) vers quoi l’on converge, comme dans le cas du peuple, mais quelque chose que l’on a derrière nous, comme un fond ou un présupposé. Le Nombre doit être pensé comme l’individuation de l’universel, du générique, de ce qui est partagé. Ainsi, de façon symétrique, il faut concevoir un Un qui, loin d’être quelque chose de conclusif, soit la base qui autorise la différenciation, ou encore qui consente l’existence politico-sociale du Nombre en tant que Nombre. Je dis cela à seule fin de souligner qu’une réflexion actuelle sur la catégorie de multitude ne souffre ni simplifications effrénées ni raccourcis désinvoltes, mais doit affronter des problèmes ardus : en particulier le problème logique (qui est à reformuler et non à déliter) de la relation Un/Multiple[17].

Le constat auquel arrive Paolo Virno est que la réflexion sur la multitude oblige une re-détermination de l’universalité. À mon sens, c’est à ce type de constat que se heurte Saidiya Hartman dans son histoire des chemins de l’esclavage. Le récit de cette histoire, publiée dans son livre Lose Your Mother – autre lecture estivale ayant inspiré ma réflexion -, raconte le voyage qu’Hartman effectue au Ghana dans l’espoir, notamment, d’y trouver une unité, une identité collective noire face à l’histoire de l’esclavage transatlantique.

I had presumed that the black world shared a thread of connection or a common chord of memory based upon this, our tragic past. In this assumption, I was proved wrong. I didn’t experience what Ralph Ellison described as the « identity of passions, » which connected the black world through our common suffering and history of struggle. I soon found out that most people [in Ghana] didn’t have a clue as to the scope of the transatlantic slave trade and didn’t imagine that it had any lingering effects, which made them no different from the average American. And if they know otherwise, they were disinclined to discuss it[18].

Le récit de Hartman est double : à la fois histoire de sa découverte de la multitude des mémoires de l’esclavage et histoire de cette mise en récit. « These words made me think hard about the Africa in « African American. » Was it the Africa of royals and great states or the Africa of disposable commoners? Which Africa was it that we claimed? There was not one Africa. There never had been », écrit-elle, rappelant le caractère « imaginé » de l’Unité – finale – du peuple. Les esclaves, arrachés à une communauté, sont devenus une multitude dont l’histoire n’a gardé que trop peu de traces. Hartman, descendante de ces esclaves, peine à imaginer un passé devant ces « espaces vides des sources historiques »[19]. C’est à travers sa propre découverte de la multitude, derrière les mémoires de l’esclavage, qu’elle arrive à confronter ces silences et à les raconter.

Pourtant, le récit d’Hartman exprime bien aussi l’unité, prémisse de la multitude, à laquelle Virno réfère, notamment par ses références à la pensée radicale noire du milieu du XXe siècle. Historiquement infra-étatique, cette multitude apparaît aujourd’hui aussi sub- et supra-nationale. Unie dans sa défense « des expériences plurielles, des formes de démocratie non représentative, des usages et des coutumes non étatiques[20] » et investie depuis les débuts dans une résistance aux forces du nationalisme, du capitalisme et du colonialisme. C’est à partir d’un acte de résistance commun que s’élaborent les différents rapports aux mémoires de l’esclavage auxquelles se confronte Hartman.

Penser historiquement la multitude, ce serait donc réfléchir au-delà des catégories attendues, même celles qui structurent notre vie sociale, précisément comme le fait Hartman dans son récit. C’est en même temps, prendre acte des ressorts contemporains de cette multitude et d’en comprendre les incarnations passées. Mais l’élaboration du paradigme de la multitude pour la discipline historique ne peut pas se faire sans une transformation profonde des conditions de la profession.

Les conditions du travail historien

Réclamer les moyens intra-muros

Les conditions de travail des historien.ne.s se sont transformées dans les dernières décennies, que ce soit en regard au développement des humanités numériques et de l’accessibilité à la production scientifique internationale, au financement de la recherche publique et à la sécurité d’emploi à l’université. Quoique liées, je ne soulèverai ici que la deuxième transformation. Comme le remarquent De Cock, Larrère et Mazeau pour le cas français dans L’histoire comme émancipation, « les cures d’austérité ont considérablement appauvri la recherche en sciences humaines et sociales, exposant notamment la discipline historique aux normes capitalistes de la production du savoir[21] ». La compétition de plus en plus grande pour les subventions de recherche, la « politique d’excellence » au centre des politiques de financement public et la sélection de certains champs d’investigation comme « prioritaires » par les organismes subventionnaires nuisent « à une recherche autonome et désintéressée » et risquent de « transformer les historiens en petits entrepreneurs de la recherche[22] ». La baisse des opportunités de carrière permanente favorise également cette compétition et cette orientation des sujets de recherche, affaiblissant la « capacité critique de la recherche[23] ». La « néolibéralisation » actuelle de l’Université fragmente le fondement commun de la pratique historienne – ce fragile équilibre entre l’attention portée aux questions que se posent les contemporain.e.s et un refus de satisfaire à tout prix leurs demandes ou conforter leurs certitudes – et instaure un climat de compétition entre ses praticien.ne.s. L’énonciation d’une histoire émancipatrice doit pourtant aller de pair avec un investissement stable et désintéressé dans la recherche, car, comme l’écrit le trio de L’histoire comme émancipation, « il est de l’intérêt de toute société démocratique d’assurer l’indépendance économique et politique d’une communauté de spécialistes à l’abri de la précarité comme des pressions de tous ordres pour œuvrer à l’écriture de l’histoire[24]».  Et là, je n’aborde pas les problèmes de financement et les enjeux politiques, tout aussi grands, propres aux archives, autre élément central du travail historien…

Porter l’histoire extra-muros

« Il en va de la responsabilité des historiennes et historiens d’occuper l’espace public », écrivent De Cock, Larrère et Mazeau en référence au quasi-monopole médiatique de quelques historien.ne.s en France. Ils sont déjà en plus grand nombre et provenant d’horizons divers en France, lorsque l’on compare au Québec où un nombre restreint d’historien.ne.s et d’intellectuel.le.s transmettent leur vision du passé en investissant de front tous les genres médiatiques grand public (ou presque) : livre jeunesse, émission de télévision, ouvrage de vulgarisation, etc[25]. Le désinvestissement des historien.ne.s de l’espace public[26] est certainement lié à la « politique d’excellence » précédemment mentionnée – demande de bourse ou de subvention toujours à refaire, articles scientifiques à rédiger, etc. – qui occupe de plus en plus l’essentiel du travail historien à l’université. Un autre aspect qui retient peut-être les historien.ne.s de s’impliquer davantage dans le débat public est le peu de mérite (autre que celui d’un capital sympathique) accordé à l’enseignement et au travail pour rendre la recherche plus accessible (sur lesquels je reviendrai), autre côté pervers de « l’excellence » néolibérale…

Il existe certes une communauté historienne très vibrante sur les réseaux sociaux[27] et elle propose une nouvelle façon de sortir l’histoire des canaux universitaires. Pourtant, si l’on n’augmente pas le nombre de voix historiennes dans les médias, notamment grand public, le risque est que la rupture entre l’histoire universitaire (qui s’est éloignée du paradigme national) et le discours social dominant (qui y réfère inlassablement) s’accentue toujours plus. Mais pour arriver à renverser cette tendance, il faut d’abord émanciper l’histoire…

Émanciper l’histoire

Bousculer les « carcans académiques »

Notre rapport actuel à la lecture en est un particulièrement ambigu. Jamais n’a-t-on eu accès à une si grande quantité et diversité de textes. Ce qui peut laisser penser qu’on lit toujours plus. Mais qu’en est-il de la lecture patiente, lente, réflexive? Plutôt que de lire plus, il faudrait lire mieux, autrement dit, écouter davantage les diverses voix s’exprimant et exprimant le passé, sans aborder les textes comme des dépeceurs.euses en quête de l’information pour notre prochaine note de bas de page. Le corolaire de cet appel à « lire mieux » est évident : écrire moins. Il s’agit en quelque sorte de prôner une idéologie de la décroissance dans la production scientifique. Lecture et écriture vont de pair : on produit toujours plus de textes qui ne sont pas lus, car la masse des textes est trop grande et parce que le temps de lecture nous échappe, puisqu’on doit publier, puis publier encore. L’ogre de la connaissance n’arrive plus à engloutir toute cette matière. C’est un cercle vicieux. Pour le trio De Cock-Larrère-Mazeau, « une des pistes [pour rendre l’histoire émancipatrice], déjà tentée dans les années 1970 et 1980, [consiste] à bousculer les carcans académiques de la discipline historique, à changer la manière de faire de l’histoire pour l’ancrer dans les réalités du monde social afin de réarmer politiquement celles et ceux qui en ont besoin[28]. » Les changements des modes de production du savoir historique que j’appelle vont en ce sens.

Pourtant, dans plusieurs institutions d’éducation supérieure, c’est la tendance inverse qu’on observe, le néolibéralisme se faisant de plus en plus évident. Un des symptômes témoignant de cette avancée est le durcissement des critères de performance exigés des nouveaux et des nouvelles professeur.e.s pour l’octroi de la permanence, sans distinction disciplinaire[29], pourtant fondamentale (et je parle ici en connaissance de cause). La situation est répandue, comme le soulignent justement les auteur.e.s de L’histoire comme émancipation, et l’enjeu est vital : « Le risque de conformisme de la recherche en histoire en est [une des conséquences] : pour obtenir des financements, pour réussir à être titularisés, les chercheurs en histoire sont de plus en plus conduits à adapter leurs recherches aux normes attendues et à s’autocensurer[30]. »

Et à cela s’ajoute, évidemment, l’impossibilité de remplir ces attentes institutionnelles – condition nécessaire pour maintenir sa pratique de recherche – et de respecter « l’éthique d’une recherche publique [qui] sert les causes de l’intérêt général[31]. » Si une histoire émancipatrice est souhaitée et souhaitable, les historien.ne.s devraient être les premiers.ères à s’émanciper collectivement de ces dictats de l’économie du savoir en y opposant la valeur publique – et non comptable – de l’histoire. Les universités seraient-elles prêtes à supprimer leur département d’histoire pour cause d’affirmation d’un paradigme disciplinaire différent? J’en doute. En agissant ainsi, les historien.ne.s appliqueraient le paradigme de la multitude à leur propre devenir politique et s’éloigneraient de cette « logique de consentement à une cause et à un état de fait » contraire à l’histoire émancipatrice[32]… permettant dès lors, peut-être, une vraie remise en question – ou une mise au placard – du paradigme national.

Au-delà d’une décroissance de la publication scientifique « traditionnelle », il faut aussi repenser le rapport de la discipline et des milieux d’embauche aux nouvelles formes de publication, notamment numériques. L’implication « dynamique » des historien.ne.s hors des conventions universitaires peut être reconnue au moment de l’embauche (le « dynamisme » et le numérique vendent bien), les textes issus de ces nouvelles plateformes arrivent tranquillement dans les plans de cours et ce type d’activité atypique ne pose pas vraiment problème lorsque la carrière est bien établie et sécurisée[33]. Mais le côté pervers de cette prolifération des nouveaux espaces de l’écriture historienne est que ses praticien.ne.s ne bénéficient, le plus souvent, que d’un capital de sympathie dans la route pour la permanence (le tenure-track). Les chercheur.euse.s en début de carrière doivent aussi et surtout répondre aux critères de performance évoqués plus haut. Leur investissement dans les nouvelles avenues de la discipline ne devant dès lors qu’être un « à côté », s’il reste du temps pour ça, lorsqu’est gagnée la course aux subventions et à la publication dans les revues top tier[34], inaccessibles à un lectorat public et dont le modèle de publication est pour le moins non négocié.

Aborder de front la politique des citations

L’un des enjeux majeurs de la discipline, si elle veut se tourner vers ce paradigme de la multitude et cette histoire émancipatrice, concerne évidemment ce qu’on peut nommer la « politique des citations[35] ». Pour Sara Ahmed, « citation [is] a rather successful reproductive technology, a way of reproducing the world around certain bodies.[36] » Dans un texte récent, l’historien Troy Vettese écrit à ce sujet :

This problem exerts itself not only at an individual level, where it stymies countless careers, but also at the aggregate level of the discipline itself, and thus society as a whole. The gendering of citation practices combined with the rarity of women in the upper echelons of the academy mean that fewer women are in a position to influence the shape of the discipline itself, leaving such power overwhelmingly in the hands of men. In a study of the five hundred most influential recent philosophy articles and the citation networks connecting them, only 3.5 percent were by female scholars, leaving whole islands of debate networks totally bereft of women.[37]

L’histoire ne fait pas chambre à part à ce sujet. Les références aux mêmes noms et aux mêmes approches théoriques se multiplient des bibliographies aux plans de cours, initiant une nouvelle génération à la doxa historienne. Quoique des initiatives récentes abordent de front cette problématique[38], peu de contraintes existent pour faire changer réellement les pratiques. Très peu de revues exigent de leurs contributeurs.trices une attention portée à leur bagage référentiel[39]. Que la discrimination systémique soit reconnue n’y change rien.

Tant que des actions concrètes et dirigées, dans la recherche comme dans l’enseignement, ne favoriseront pas la diffusion et la circulation de textes scientifiques publiés par des personnes issues de groupes marginalisés, cette discrimination continuera. Le développement actuel de l’intelligence artificielle nous montre comment ces biais (sexistes, racistes, etc.) sont toujours facilement générés et qu’il faut activement s’engager pour les combattre[40]. Peut-on vraiment croire que la situation se réglera d’elle-même avec de la « bonne volonté » et du temps dans une discipline aussi vieille que l’histoire? De nouvelles voix doivent être reconnues pour guider les interrogations historiennes, la rigueur restera la même et l’horizon de la multitude comme celui de la production scientifique s’en trouveront renforcés.

Repenser la transmission et valoriser l’enseignement

Les historiennes et les historiens savent et acceptent depuis longtemps que le récit historique ne se construit pas qu’au sein de la discipline. Pourtant, la praxis institutionnelle de la production scientifique ne reconnait pas assez leur participation au dialogue avec les différents sites de la production de l’histoire. De même, l’épistémologie n’intègre que peu les impacts concrets de cette mise en récit co-construite[41]. Évidemment, il faut faire la distinction entre la parole populaire qui évoque l’histoire en voulant réaffirmer le récit national, souvent appris à l’école et transmis ainsi sur quelques générations, et l’autre parole populaire, celle qui apporte aux historien.ne.s le témoignage de son passé multiple. Il s’agit de faire la part entre la force imaginaire du récit national et le possible émancipateur d’une mise en récit collaborative du passé des oublié.e.s de cette histoire.

Ce levier d’émancipation que pourrait être l’histoire, du moins selon De Cock, Larrère et Mazeau, n’est possible qu’au prix d’une valorisation de l’enseignement et d’une pratique de la pédagogie critique[42], aspects du métier qui manquent non seulement de formation, mais aussi de reconnaissance, notamment dans les promotions[43]. Présente à tous les niveaux d’enseignement, l’histoire est susceptible d’être une courroie de transmission centrale de la pensée critique et une garante importante de la santé de la démocratie. Pourtant, sans reconnaissance réelle de l’importance de la transmission pédagogique, l’histoire ne peut remplir ce rôle, peu importent les beaux textes figurant dans les programmes éducatifs et les énoncés de principe vertueux des universités.

Conclusion. L’engagement des historien.ne.s et de l’histoire avec et pour la multitude

L’énonciation de l’histoire peut, je crois, laisser émerger, par le récit, par ce socle commun de l’expérience humaine qu’est le langage, le possible émancipateur de la multitude face aux différentes formes du pouvoir et de la domination, et ainsi neutraliser leurs mutations contemporaines. Pour ce faire, ce sont les conditions de la production qui doivent être défiées. C’est la diversification du corps historien lui-même qui doit être opérée. Il s’agit de refuser l’économie du savoir qui avalise la figure de l’expert tout en considérant son travail comme une production quantifiable. Soit l’on abdique sur l’histoire universitaire, soit elle doit s’émanciper de plusieurs de ses principes fondateurs visant le maintien des dominations et la mythification de l’unité du peuple. Car l’histoire est presque toujours du côté du pouvoir, et une épistémologie déconnectée de la pratique et de ses conditions matérielles n’est qu’un outil de plus à la préservation de cet état de fait[44]. Quoiqu’on fasse de plus en plus l’histoire des oublié.e.s, des dominé.e.s et des dominations, si on perpétue le consentement tacite de la discipline à l’économie du savoir, il n’y a aucune émancipation possible. Le paradigme de la multitude, que j’ai esquissé dans ce texte, correspond déjà à la pratique de nombre de mes collègues : il faut maintenant faire du socle commun de cette multitude un levier d’émancipation pour la discipline.

L’engagement que j’appelle vise à protéger l’histoire des faussaires tout en intimant les historiennes et les historiens à être les porte-voix de la multitude, ces oublié.e.s de l’histoire que la pensée libérale a relégué.e.s dans la dimension privée en considérant le Nombre « aphasique et écarté des affaires publiques[45] ». Le processus doit être double. D’une part, la société doit respecter et écouter celles et ceux qui, lentement, pensent le passé et l’expérience de la multitude dans la durée. D’autre part, ces spécialistes se doivent de pratiquer une écriture et une transmission de l’histoire qui soient collaboratives et créatives, composées avec leurs contemporain.e.s et non plus qu’en écho aux modalités de la discipline forgées dans ce XIXe siècle du « peuple triomphant » et du positivisme scientifique patriarcal et colonial, puis modifiées par le néolibéralisme de l’économie du savoir. On ne peut pas rompre avec le « roman national » sans rompre en partie avec la discipline telle qu’elle (s’)est institutionnalisée. Il faut émanciper l’histoire – de son passé et de son présent – pour que l’histoire soit émancipation.


[1] Je tiens à remercier Philippe Néméh-Nombré, Ève-Marie Lampron, Laurence Monnais et Thomas Wien pour leurs commentaires et leurs réflexions sur une première version de ce texte. Après la rédaction de ce texte, je suis retombée sur un article de Julien Lefort-Favreau lu il y a quelques mois. Ma réflexion a certainement été nourri (consciemment ou non) de cette lecture. Voir : Julien Lefort-Favreau, « Détaler comme un lapin. Éloge de la décroissance intellectuelle », Liberté, 323 (printemps 2019): 36-39.

[2] Laurence De Cock, Mathilde Larrère et Guillaume Mazeau, L’Histoire comme émancipation, Marseille, Agone et Aggiornamento Histoire-Géographie, 2019.

[3] Paolo Virno, Grammaire de la multitude. Pour une analyse des formes de vie contemporaines, Nîmes et Montréal, Éditions de l’éclat et Conjonctures, 2002. Philosophe et sémiologue italien, ancien militant marxiste, Virno a publié plusieurs études d’inspiration matérialiste sur la philosophie du langage. 

[4] Ibid., p. 34.

[5] Ibid., p. 37.

[6] Cet essai ne se veut toutefois pas exhaustif. Ayant concentré mon attention sur l’imbrication entre écriture de l’histoire et conditions matérielles de sa fabrication, je n’ai pas recensé les écrits (très nombreux) sur les tensions entre histoire nationale et globale, histoire coloniale et postcoloniale, etc.

[7] De Cock, Larrère et Mazeau, L’Histoire comme émancipation, p. 75-76.

[8] Ibid., p. 78. Voir : Richard Martineau, « Le mot à 1,6 million $ », Journal de Montréal, 19 septembre 2018, en ligne.

[9] Mathieu Bock-Côté, « L’hommage rendu à Champlain », Journal de Montréal, 30 juin 2019, en ligne.

[10] Jean Chartier, « Rue Ponctiac », La Presse, 10 juillet 2019, en ligne. Ce texte, au-delà de ne rien comprendre à la question de la réconciliation avec les Premiers Peuples et à l’utilisation de l’histoire dans la toponymie, réitère un « roman national » intolérant et dangereux.

[11] Mathieu Bock-Côté, « Ne jamais renier notre histoire », Journal de Montréal, 29 juin 2019, en ligne.

[12] Virno, Grammaire de la multitude, p. 9.

[13] Le débat est certainement engagé depuis un bon moment, comme en fait foi, par exemple, la question du multiculturalisme au Canada. La controverse suscitée par l’universitaire Ricardo Duchesne (UNB) au printemps 2019 témoigne très certainement de l’incertitude qui plane encore quant au paradigme social actuel. Au sujet de cette histoire, voir : Bailey Martens, « Over 100 University Of New Brunswick Faculty ‘Condemn’ Ricardo Duchesne’s Extremist Views », HuffPost Canada, 29 mai, 2019, en ligne.

[14] Michel-Rolph Trouillot l’exprime bien lorsqu’il écrit : « the exclusive adherence to linear time by Western historians themselves, and the ensuing rejection of the people left « without history » both date from the nineteenth century. » (Michel-Rolph Trouillot, Silencing the Past, Boston, Beacon Press, 1995, p. 7).

[15] Silvia Federici, Le capitalisme patriarcal, Paris, La fabrique, 2019, p. 17.

[16] Paolo Virno mentionne au passage cette différence entre peuple et multitude : « Le concept de « peuple », avec ses nombreuses variations historiques, est lié étroitement à la séparation nette entre un « dedans » habituel et un « dehors » inconnu et hostile. Le concept de « multitude » est fondé, en revanche, sur la fin de cette séparation. » (Virno, Grammaire de la multitude, p. 19-20).

[17] Virno, Grammaire de la multitude¸ p. 13-14. Les italiques sont dans le texte original.

[18] Saidiya Hartman, Lose your Mother. A Journey Along the Atlantic Slave Route, New York, Farrar, Straus, and Giroux, 2008, p. 73.

[19] Son sentiment d’étrangeté la suit jusqu’au Ghana : « If I had hoped to skirt the sense of being a stranger in the world by coming to Ghana, then disappointment awaited me. And I had suspected as much before I arrived. Being a stranger concerns not only matters of familiarity, belonging, and exclusion but as well involves a particular relation to the past. If the past is another country, then I am its citizen. I am the relic of an experience most preferred not to remember, as if the sheer will to forget could settle or decide the matter of history. I am a reminder that twelve million crossed the Atlantic Ocean and the past is not yet over. I am the progeny of the captives. I am the vestige of the dead. And history is how the secular world attends to the dead. » (Hartman, Lose your Mother, p. 17-18).

[20] Virno, Grammaire de la multitude, p. 36.

[21] De Cock, Larrère et Mazeau, L’histoire comme émancipation, p. 49. Et c’est sans compter que la relative féminisation de la profession s’est faite de pair avec une augmentation de la charge de travail des universitaires.

[22] Ibid., p. 51. Cette « politique d’excellence » favorise des parcours comme le mien et restreint par le fait même la diversité des voix admises à la non-précarité de l’establishment universitaire. Mon parcours est « typique » : études universitaires sans réelle interruption et en progression constante (baccalauréat, maîtrise, doctorat) et bourses d’excellence dès la maîtrise (condition presque nécessaire pour obtenir celles au doctorat et être convoquée en entrevue pour un poste de professeure), et c’est sans compter mon nom à consonance canadienne-française, ma bonne santé et ma peau blanche…

[23] Ibid., p. 50.

[24] Ibid, p. 54. Et je n’aborde pas le sujet des (non)conditions de recherche de ceux et celles, toujours plus nombreux, qui occupent des postes précaires et non permanents.

[25] Je réfère ici notamment à l’historien québécois Éric Bédard.

[26] Une partie du blâme doit aussi reposer sur les médias qui n’offrent peut-être pas un espace suffisant pour la discussion historienne informée.

[27] Cette communauté est particulièrement active sur Twitter (Ibid., p. 103).

[28] Ibid., p. 55.

[29] On peut penser, par exemple, à la longueur ou à la complexité du processus archivistique dans la discipline historique. Mais les différences disciplinaires touchent aussi au rythme et au type de publication scientifique.

[30] Ibid., p. 49.

[31] Ibid., p. 61.

[32] Ibid., p. 80. Voir aussi p. 62.

[33] Ibid., p. 65.

[34] Ces revues doivent elles-mêmes répondre aux attentes du néolibéralisme : les subventions sont accordées à condition de publier un minimum d’articles par année. Deux dangers guettent cet état de fait : une disparition des petites revues ou des revues très spécialisées et une impossibilité pour les nouvelles plateformes (comme HistoireEngagée.ca) d’obtenir un financement des organismes subventionnaires de la recherche; et une demande toujours plus grande en articles originaux, ce qui participe à cette surenchère dans la production de la connaissance « nouvelle ». Le tout se fait sans réelle considération pour la réception publique de la recherche.

[35] Sara Ahmed, « Making Feminist Points », Feministkilljoys, 2013, en ligne.

[36] Ibid. Elle écrit aussi : « the reproduction of a discipline can be the reproduction of these techniques of selection, ways of making certain bodies and thematics core to the discipline, and others not even part. »

[37] Troy Vettese, « Sexism in the Academy. Women’s narrowing path to tenure », n+1, 34 (2019), en ligne.

[38] Une récente initiative américaine s’attaque directement au manque de représentativité des femmes dans la discipline historique (voir : Women’s Also Know History). Au Canada, une nouvelle banque de « femmes expertes » a vu le jour dans les derniers mois. La question de la politique citationnelle ne concerne toutefois pas seulement les femmes, toutes les voix marginalisées sont moins citées.

[39] Et c’est sans parler des revues qui tolèrent les commentaires abusifs de leurs évaluateur.trice.s.

[40] Bettina Büchel, « Artificial intelligence could reinforce society’s gender equality problems », The Conversation, 1er mars 2018, en ligne. Voir également les travaux de l’informaticienne et activiste Joy Adowaa Buolamwini qui a fondé la Algorithmic Justice League (https://www.ajlunited.org/).

[41] Trouillot, Silencing the Past, p. 22. Il faut souligner, à ce sujet, l’importance du champ de l’histoire publique qui commence à prendre plus de place dans les institutions universitaires, notamment aux États-Unis (à ce propos voir le site du National Council of Public History : https://ncph.org/).

[42] Voir : Henry Giroux, « How do we educate about violence » dans Brad Evans et Sean Michael Wilson (dir.), Portraits of Violence. An Illustrated History of Radical Thinking, Toronto, Between the Lines, 2017, p. 9. Sur l’application d’une pédagogique critique, voir notamment : Catherine Larochelle, « Discuter de réconciliation en classe : les #150actions, un outil utile », HistoireEngagée, 7 juin 2018, en ligne.

[43] De Cock, Larrère et Mazeau soulignent avec raison ce désintérêt du monde universitaire pour la question pédagogique (De Cock, Larrère et Mazeau, L’histoire comme émancipation, p. 66).

[44] Trouillot, Silencing the Past, p. 22 et 24-25.

[45] Virno, Grammaire de la multitude, p. 12