Enjeux nationaux, contestations transnationales : discours sur la masculinisation des soins infirmiers, 1940-1975

Publié le 3 avril 2024

Par Félix Gélinas, candidat à la maîtrise en histoire à l’Université Laval

Ayant envisagé de poursuivre des études en soins infirmiers et provenant d’une lignée d’infirmières, la santé est un sujet qui me fascine. Fort d’un parcours en histoire ponctué d’apprentissages sur l’histoire des femmes, j’en suis venu à m’intéresser également aux éthiques du care et aux enjeux de genre en milieu de travail. Ces intérêts m’ont amené à me pencher sur l’étude critique des masculinités et sur l’histoire des hommes dans le domaine des soins infirmiers au 20e siècle. J’ai donc choisi d’étudier des revues infirmières, canadienne et américaine, en vue d’y analyser le discours d’hommes infirmiers, selon une perspective transnationale. À cet effet, je tenterai de vérifier l’existence d’un lien de circulation entre deux revues : The Canadian Nurse (CN) et l’American Journal of Nursing (AJN). Après quelques recherches, j’y ai relevé une prise de parole d’hommes qui haussent le ton en faveur d’une meilleure place au sein des soins infirmiers, voire d’une masculinisation de la profession. Cette prise de parole, selon toute apparence, s’est articulée en même temps, et avec la même intensité dans les deux revues, ce qui suggère l’existence d’un lien de circulation transnationale.

The Canadian Nurse et The American Journal of Nursing : des canaux de communications féminins à ambition transnationale

            La création des deux revues répond à des enjeux nationaux fort similaires. Nées au tournant du 20e siècle, celles-ci sont fondées par des infirmières qui luttent pour leur reconnaissance professionnelle, malgré leurs conditions de travail difficiles et précaires[1]. Au Canada, l’association des infirmières diplômées du Toronto General Hospital lance le CN en 1905, suivi trois ans plus tard par la création de la Canadian National Association of Trained Nurses pour affirmer l’expertise de ses membres[2]. Aux États-Unis, jusque-là dispersées à travers le pays, les infirmières se regroupent en 1900 autour de l’AJN, toujours pour faire valoir leur statut de professionnelles[3]. Créées par et pour des femmes, les deux revues témoignent d’une volonté de donner à leurs revendications une portée à la fois nationale et internationale[4]. Au Canada, il s’agit de « diffuser l’idéologie professionnelle dans l’ensemble du Dominion[5] », tandis qu’aux États-Unis, le but est de professionnaliser les soins infirmiers sur tout le territoire national et bien au-delà[6]. Dans les deux cas, ces objectifs seront réalisés compte tenu que les modèles associatifs des infirmières étatsuniennes et canadiennes exercent en effet une influence à une échelle internationale[7]. Par ailleurs, combiner la prise en compte du genre à une lecture transnationale des débuts de la professionnalisation infirmière au Canada et aux États-Unis ouvre de nouvelles perspectives : si cette dernière éclaire la manière dont les frontières géographiques peuvent être transcendées, on peut considérer que le genre constitue un autre type de frontière qui peut être, lui aussi, franchi et sublimé[8]. Une telle approche s’inspire du courant qui analyse les relations de genre à l’intérieur d’un cadre impérial, notamment britannique[9]. Il est ainsi pertinent d’étudier les ancrages transnationaux des revues infirmières, qui tout en revendiquant leur féminité, font face à une contestation masculine.

J’ai donc effectué une recherche dans le CN et l’AJN avec les mots-clés « Men », « Male », « Men in nursing » et « Men nurse ». Cette recherche m’a permis de déterminer la période où apparaît une concentration d’articles qui témoignent d’une prise de parole par des hommes dans les revues infirmières au 20e siècle. Dès lors, j’ai retenu treize articles publiés entre 1940 et 1975 qui étaient les plus représentatifs de la condition des infirmiers, reflétant la répartition de ce type d’écrit dans le temps. L’analyse de ce corpus permettra de savoir s’il est possible de parler d’une circulation transnationale des discours d’infirmiers dans le CN et l’AJN. La très forte similarité de leurs discours, qui survient au cours des mêmes années et avec la même intensité, conjuguée à la proximité des espaces nationaux concernés, plaide en faveur de cette hypothèse.

Contestations masculines en soins infirmiers : appels à une masculinisation de la profession ?

De manière progressive, des infirmiers remettent en question à partir du milieu du 20e siècle le caractère féminin de la profession. Le premier article repéré est publié en 1940 dans l’AJN par un infirmier responsable de la formation à l’hôpital de Pennsylvanie. Il constate le nombre croissant d’étudiants infirmiers et incite les hommes à s’inscrire dans les hôpitaux étatsuniens qui les acceptent dans leurs programmes de formation. Tout en mentionnant que les relations entre hommes et femmes ont évolué depuis le début de la profession, ce dernier souligne l’importance pour les hommes de pouvoir faire preuve de « leadership »,ce qui aiderait le candidat à s’adapter et à être respecté par les autres hommes, condition posée comme essentielle afin de réussir dans le domaine[10]. En ce qui a trait au CN, ce n’est qu’en 1949 qu’il est question de la hausse du nombre d’infirmiers[11]. Selon l’auteur de l’article cependant, cette hausse serait en partie due à des infirmiers étatsuniens cherchant à faire carrière au Canada, sur la foi d’articles américains affirmant un intérêt canadien pour l’embauche d’hommes infirmiers. La hausse simultanée d’hommes dans les programmes de formation infirmière, conjuguée à la circulation des travailleurs en provenance des États-Unis vers le Canada, indique que les deux revues infirmières pourraient refléter des échanges transnationaux en faveur d’une masculinisation de la profession.

Très vite, l’affirmation d’une augmentation du nombre d’infirmiers dans la profession s’accompagne d’une dénonciation de la place « moindre » des hommes dans le métier. Dès 1947, l’AJN publie un texte dans lequel un infirmier revendique une meilleure place pour ses semblables : « The idea that Nursing is a woman’s field has been exploded by the thousands of men in nursing […] There have been many instances where men have played a role equal to, if not greater than, women in nursing[12] ». En 1954, d’autres infirmiers américains s’indignent de l’omission des hommes dans les revues infirmières : « We believe that all nurse-recruiting materials, such as posters, pamphlets, radio annoncements, and films, should be adressed to men as well as women[13] ». Cette volonté de masculiniser la profession s’accompagne de nombreux articles similaires, particulièrement au cours des années 1960 et 1970. Soulignant le besoin d’infirmiers et leur soif de se sentir inclus, les soignants multiplient les appels à la masculinisation de la profession[14]. Plusieurs répondent pour féliciter les auteurs de ces articles et pour poursuivre la discussion : « I wish to congratulate you on the editorial ‘Men in Nursing’ […] It was most interesting and informative […] it showed wisdom and recognized a possible means of alleviating to some extent the nursing shortage and stabilizing the profession[15] ».

Les mêmes manifestations surviennent un peu plus tard dans le CN. Alors que l’AJN publie dans les années 1950 de nombreux articles qui fustigent le manque d’inclusion des hommes, le CN ne publie, en 1954, qu’un seul article sur l’absence d’hommes aux postes managériaux dans la profession et qui suggère d’engager plus d’hommes afin d’en encourager d’autres à rejoindre la profession[16]. À la suite des vagues d’articles à ce sujet dans les années 1960 aux États-Unis, le CN publie en 1975 quelques articles sur « l’exclusion » des hommes dans la profession. Certains soulignent combien les qualités masculines sont bénéfiques à la profession : « Men could bring to the profession the administrative abilities, supervisory skills, leadership qualities, drive, initiative and ambition[17] ». D’autres proposent la création de programmes octroyant des postes aux futurs étudiants et favorisant l’inscription des hommes en soins infirmiers : « To round out the ratio of men to women who care for the patients, the Clarke Institute of Psychiatry began five years ago to employ male university students as psychiatric assistants[18] ». Quoique publiés quelques années plus tard que dans l’AJN, ces articles du CN reflètent la même mentalité, ce qui suggère, là encore, une volonté transnationale de masculiniser la profession.

Conclusion

            Nous pouvons constater qu’une levée de boucliers d’hommes infirmiers refusant leur statut de « minoritaires » survient en même temps aux États-Unis et au Canada, soit de 1940 à 1975. Dans les deux cas, cette réaction se manifeste par l’appropriation de canaux de communication créés par et pour les infirmières, pour revendiquer la masculinisation des soins infirmiers. Malgré la volonté des revues d’être des lieux d’affirmation féminine, ces dernières deviennent – ironiquement – des lieux où s’exprime une contestation masculine. Publiés à la même période et dénonçant avec la même intensité et dans des zones géographiques très proches une soi-disant mise à l’écart des hommes, ces articles rédigés par des infirmiers du Canada et des États-Unis suggèrent l’existence d’une circulation transnationale. Néanmoins, cette circulation n’est pas facile à saisir ni à démontrer : les articles étudiés ne mentionnent pas explicitement de circulation entre les deux espaces nationaux. Ma démarche ne peut donc qu’inciter à approfondir le sujet. L’appropriation par des hommes d’espaces de communication initialement créés pour l’affirmation d’une profession féminine appelle en effet à développer une analyse transnationale plus substantielle.

BIBLIOGRAPHIE

A- Sources

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B- Études

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[1] Denyse Baillargeon, « Praticiennes et patientes : Les femmes et la santé dans l’historiographie québécoise », Revue d’histoire de l’Amérique française, 53, 1 (1999), p. 49.

[2] « The Toronto General Hospital Training School for Nurses », The Canadian Nurse, 1, 1 (1905), p. 7.

[3] Patricia D’Antonio, American Nursing. A History of Knowledge, Authority, and the Meaning of Working, Baltimore, The John Hopkins University Press, 2010, p. 115; Évelyne Diebolt et Nicole Fouché, Devenir infirmière en France, une histoire atlantique ? (1854-1938), Paris, Publibook, 2011, p. 75.

[4] Cohen, Profession infirmière, p. 85 ; Diebolt et Nicole, Devenir infirmière, p. 75.

[5] Cohen, Profession infirmière, p. 85.

[6] Diebolt et Fouché, Devenir infirmière, p. 75.

[7] Éliane Rothier Bautzer, « Care et profession infirmière », Recherche et formation, 76 (2014), p. 96.

[8] Merry E. Wiesner-Hanks, « Crossing borders in transnational gender history », Journal of Global History, 6, 3 (2011), p. 360.

[9] Olivier Janz, Daniel Schönpflug, Gender History in a Transnational Perspective: Networks, Biographies, Gender Orders, New-York/Oxford, Berghahn Books, 2014, p. 1-3.

[10] LeRoy N. Craig, « Opportunities for Men Nurses », The American Journal of Nursing, 40, 6 (1940), p. 666-670.

[11] « Trends in nursing », The Canadian Nurse, 45, 11 (1949), p. 852-853.

[12] Emanuel Goldberg, « Men nurses », The American Journal of Nursing, 47, 2 (1947), p. 125.

[13] Duane W. Kirby et al., « Men Nurses Protest », The American Journal of Nursing, 54, 9 (1954), p. 1050.

[14] Aaron Lee Berna, « Men Are Needed », The American Journal of Nursing, 65, 7 (1965), p. 60 ; Michael Davis, « The Men in Nursing », The American Journal of Nursing, 61, 8 (1961), p. 18. ; Sandy F. Mannino, « Men in Professional Nursing », The American Journal of Nursing, 63, 8 (1963), p. 106.

[15] Oliver Longhine et Jack Scholes, « Men Speak up », The American Journal of Nursing, 61, 6 (1961), p. 6.

[16] « Between Ourselves », The Canadian Nurse, 50, 5 (1954), p. 340.

[17] Jean Jenny, « The Masculine Minority », The Canadian Nurse, 71, 12 (1975), p. 21.

[18] Michael Phillips, « Nursing MANpower », The Canadian Nurse, 71, 12 (1975), p. 23.