Entretien avec Jean Ayotte

Publié le 15 décembre 2017

Par Benoit Marsan, doctorant en histoire à l’UQÀM, membre du Centre d’histoire des régulations sociales (CHRS) et collaborateur pour HistoireEngagee.ca

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Bannière CCEM. Source : CHRS.

Le Comité chômage de l’est de Montréal (CCEM) a été fondé en 1987 et célèbre cette année ses 30 ans d’existence. Sa mission est de défendre les intérêts des chômeurs et des chômeuses, notamment en assurant une représentation auprès des instances administratives et des tribunaux responsables de l’assurance-chômage. Un autre aspect de l’organisation concerne la défense collective des droits des sans-emploi par la mobilisation politique face aux différents saccages de l’assurance-chômage perpétrés par le gouvernement fédéral au cours des 30 dernières années. Pour l’occasion, nous avons interviewé le coordonnateur du CCEM, Jean Ayotte. Il a tout d’abord été actif dans le mouvement étudiant québécois au début des années 1970 et par la suite il a œuvré et travaillé aux Presses coopératives de Montréal, une coopérative ouvrière de production d’imprimerie. C’est par ce biais qu’il a commencé à militer dans le mouvement des chômeurs et des chômeuses[1].


Benoit Marsan : Dans quel contexte le CCEM voit-il le jour?

Jean Ayotte : En 1987, il y a deux principaux comités de chômeurs et de chômeuses à Montréal : le Comité chômage du sud-ouest de Montréal (CCSOM) et le Mouvement action-chômage de Montréal (MAC). À ce moment-là, il n’existe pas de groupe dans l’Est de Montréal. On est alors dans la dernière phase de désindustrialisation de ce secteur de la ville, donc, dans ce contexte, le chômage constitue un problème majeur. Des militantes et des militants décident alors de faire appel au CCSOM pour aider à mettre sur pied un comité dans l’Est. La nouvelle organisation va par la suite s’affilier au défunt Regroupement des chômeurs et chômeuses du Québec (RCCQ).

Benoit Marsan : Pouvez-vous présenter l’histoire du CCEM et des comités de chômeurs et chômeuses depuis les années 1980?

Jean Ayotte : Il y a toujours eu deux tendances dans le mouvement. À l’époque du « syndicalisme de combat », autour du Conseil central du Montréal métropolitain de la Confédération des syndicats nationaux (CCMM-CSN), Michel Chartrand et son équipe ont l’idée de créer un syndicat de chômeurs, comme il en existe en Europe, qui serait affilié directement au CCMM-CSN. Cette organisation a cependant été très éphémère dû à certains problèmes. Le premier groupe a été le MAC de Montréal, né en 1970 d’un regroupement populaire de travailleurs et travailleuses des quartiers Saint-Henri et Ville-Émard qui par la suite a établi ses locaux dans le nord de Montréal. Puis, en 1978, dans le sud-ouest de la ville, qui était un endroit assez actif sur le plan militant, un autre comité a été fondé : le CCSOM. Des divergences sont finalement apparues. On peut dire que le MAC représentait alors une tendance davantage axée sur le lobbying et la représentation juridique, alors que le CCSOM disait plutôt mettre la lutte collective en priorité, mais, bien évidemment, tout n’était pas aussi tranché que cela dans la réalité. Ceci a mené à la formation de deux regroupements à l’échelle du Québec : le RCCQ, qui représentait, si on veut, la tendance de lutte et l’Association des mouvements d’action-chômage du Québec (AMACQ), qui regroupait les groupes de l’autre courant. La situation a perduré ainsi jusqu’aux débuts des années 1990. À partir de ce moment, de nouvelles personnes ont intégré le MAC et le CCSOM. Avec un certain changement de garde et les attaques plus pressantes contre l’assurance-chômage, les divergences historiques se sont estompées et de nouvelles collaborations sont nées. Les deux groupes vont alors se rencontrer dans les luttes du début des années 1990, notamment à travers les actions initiées par le Comité des sans-emploi Montréal-Centre, pour finalement mener en 1999 à la formation du MASSE, le Mouvement autonome et solidaire des sans-emploi.

Benoit Marsan : La loi de l’assurance-chômage a connu plusieurs réformes depuis les années 1980. Pouvez-vous nous les présenter, ainsi que les conséquences des politiques néolibérales sur les personnes sans emploi?

Jean Ayotte : À partir de la fin des années 1970, les réformes se sont accentuées. Depuis, que ce soit les libéraux ou les conservateurs au pouvoir, le gouvernement fédéral s’est toujours évertué à saccager le programme d’assurance-chômage. L’objectif premier est de limiter l’accessibilité aux prestations. Pour ceux et celles qui ont toujours accès à celles-ci, on réduit le nombre de semaines admissibles et on fait en sorte que le  montant de l’allocation soit de moins en moins généreux. C’est d’ailleurs le même phénomène que l’on observe dans beaucoup de pays. Ceci est en accord avec les politiques élaborées par le Fonds monétaire international (FMI) et la Banque mondiale (BM). C’est écrit noir sur blanc dans leurs rapports : il faut être moins généreux en matière de prestations de chômage afin de fragiliser les travailleurs et les travailleuses dans le but d’obtenir une main-d’œuvre plus docile. De plus en plus, le leitmotiv des politiques gouvernementales devient la diminution de la protection pour les sans-emploi au nom de la flexibilité du marché du travail. On passe donc à des mesures « d’employabilité » et de formation au lieu d’assurer une protection contre le chômage. Ceci répond aux intérêts du patronat, qui exigent une force de travail mobile et qui peut s’adapter aux aléas du capital. Pour nous, malgré quelques mesures cosmétiques récentes, c’est cette tendance qui va s’accélérer avec l’actuel gouvernement libéral.

Benoit Marsan : En quoi la réforme de l’assurance-chômage de 1996 marque-t-elle un tournant au Canada à l’égard de la protection sociale des chômeurs et des chômeuses?

Jean Ayotte : Cette date est effectivement importante. On a alors changé l’ensemble des critères d’admissibilité aux prestations de chômage. Avant cette réforme, on calculait en nombre de semaines travaillées dans la dernière année pour voir si une personne était admissible à l’assurance-chômage. Il fallait seulement avoir travaillé 15 heures dans ladite semaine pour qu’elle soit prise en considération dans le calcul. Depuis, c’est le nombre d’heures travaillées dans la dernière année, ce qui fait en sorte qu’on a considérablement réduit l’admissibilité au programme. Un pourcentage très important de travailleurs et de travailleuses qui, avant ce changement, pouvait obtenir un chèque de chômage, n’y avait plus accès du jour au lendemain. On parle d’un taux d’admissibilité de 80 % avant la réforme; nous sommes aujourd’hui très loin de ce nombre. Au cours de cette période, le gouvernement se retire aussi du financement de la caisse d’assurance-chômage. À l’origine, elle était financée à la fois par les travailleuses et les travailleurs, les employeurs et l’État. On dit souvent que c’était tripartite comme programme, mais en réalité ce sont les travailleurs et les travailleuses qui ont toujours financé la cagnotte. Qui finance le gouvernement et qui finance les cotisations patronales? Au final, ce sont les travailleurs et les travailleuses. C’est donc un régime qui devrait leur appartenir en théorie… Cependant, à l’heure actuelle, c’est moins de 40 % des personnes qui cotisent à la caisse qui ont droit à des prestations lorsqu’elles perdent leur emploi.

Benoit Marsan : Depuis la réforme de l’assurance-emploi de 2013, ainsi que les réformes récentes de l’aide sociale, quels sont les enjeux actuels pour les sans-emploi?

Jean Ayotte : L’enjeu principal est celui de la précarisation absolue des travailleurs et des travailleuses et des sans-emploi. Ceux-ci et celles-ci vont être forcé-e-s de plus en plus de se tourner vers des emplois encore plus précaires, par exemple, en ayant recours aux agences de placement et à d’autres emplois temporaires, voire à temps partiel et sous-payés. C’est ce qui se passe de plus en plus du côté européen suite aux réformes des différents systèmes d’assurance-chômage. Par exemple, on a élargi l’admissibilité, notamment pour les gens qui dépendent du travail autonome, mais ces personnes ont droit seulement à de courtes périodes de prestations. Cela veut dire qu’on a accès à des allocations pour une courte période, mais après il faut trouver rapidement un autre emploi précaire de quelques semaines pour être en mesure de se qualifier de nouveau pour obtenir un chèque. Le tout est pensé dans l’objectif de répondre à la flexibilité des emplois qui est recherchée par les patrons et d’être ainsi mieux à même de suivre le flux des marchandises. C’est la « flexi-sécurité »… C’est-à-dire, que concrètement, que si on a des « containers » à vider, on embauche quelques personnes le temps de les vider et après on met tout le monde à pied. Malheureusement, même ici à Montréal ce genre d’emploi se multiplie. Par exemple, les entrepôts de Dollarama regorgent d’une main-d’œuvre, principalement immigrante, majoritairement employée par des agences de placement à raison de quelques heures par semaine. En fait, on veut arrimer la protection sociale avec ces contrats de travail précaires pour permettre la multiplication de ce type d’emplois et normaliser la pauvreté qu’ils entrainent. C’est ce qui se passe en Angleterre, en Allemagne et c’est ce que le gouvernement français tente aussi de faire. Pour nous, il est clair qu’il s’agit des objectifs à moyen terme du gouvernement et que ce genre de mesures risque de s’implanter au Canada. C’est d’ailleurs encore une fois dans les recommandations du FMI et de la BM et pour ce que l’on en sait, les libéraux semblent prêter une oreille attentive à ce genre de scénario. Par ailleurs, nous avons fait avec le MAC un journal conjoint avec comme thème « Femmes et Assurance-chômage ». Nous y mettons en évidence que l’assurance-chômage est un régime androcentré qu’il va falloir changer pour que les travailleuses y soient enfin pleinement égales quant à leurs droits. Ces revendications seront donc au cœur de nos prochains combats.

Benoit Marsan : Quel bilan pouvez-vous tracer des 30 ans d’existence du CCEM?

Jean Ayotte : Que le comité soit toujours présent après 30 ans, c’est déjà positif. Cependant, sa situation est toujours aussi précaire que lors de sa fondation. On fonctionne avec un financement insuffisant, alors, l’organisation se trouve constamment en état de survie. Côté mobilisation, c’est certain qu’en période de luttes sociales on réussit à mobiliser des gens, mais entre ces moments, on reste surtout un groupe de services. Peut-être aussi que le groupe n’a pas vocation d’être beaucoup plus que cela. Cependant, on croit toujours que c’est important de maintenir au quotidien un rôle de défense à travers les services de représentation pour les chômeurs et les chômeuses. C’est pour cette raison qu’on est encore là après 30 ans. Pour la plupart d’entre nous, on a déjà été sans emploi à un moment ou à un autre et c’est surtout cette expérience qui nous anime. Nous n’avons pas non plus la prétention d’être les porte-paroles des chômeurs et des chômeuses. On aspire plutôt à ce que les sans-emploi deviennent de plus en plus autonomes.


[1] Cette entrevue a été publiée, à l’origine, sur le blogue du CHRS. C’est avec l’accord des responsables que ce texte est ici reproduit. Vous trouverez d’ailleurs d’autres entrevues et contributions de ce blogue sur l’espace qui leur est réservé sur notre site.