Entretien avec Mireille Touzery

Publié le 17 avril 2018

Par Martin Robert

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Mireille Touzery est professeure d’histoire moderne à l’Université Paris-Est Créteil. Ses travaux portent sur l’histoire fiscale de la France au XVIIIe siècle. Elle est notamment récipiendaire du prix Eugène Colas pour son livre L’invention de l’impôt sur le revenu. La taille tarifée 1715-1789, tiré de sa thèse de doctorat[1].


TOUZERY, Mireille. L’invention de l’impôt sur le revenu. La taille tarifée, 1715-1789. Paris, Comité pour l’histoire économique et financière de la France / IGPDE, 1994, coll. « Ancien Régime », 602 p.

Martin Robert : Comment en êtes-vous venue à consacrer votre thèse de doctorat à l’histoire de l’impôt, plus précisément à celle de la taille tarifée, au XVIIIe siècle français?

Mireille Touzery : Au départ, je voulais travailler sur les mutations de la propriété foncière au tournant de la Révolution française. C’était un sujet classique. Il consiste à mesurer le changement de société dans la possession du sol. Je me suis intéressée à la région parisienne, dans la zone d’Ancien Régime qu’on appelle l’intendance, ou généralité, de Paris. Dans cette zone, pour l’année 1789, comme dans l’ensemble du royaume, on a refait, commune par commune, des registres supplémentaires d’impôt pour les anciens privilégiés, ceux qui jusque-là ne payaient pas d’impôts, afin de savoir quels étaient leurs biens et combien on pouvait leur faire payer. Avec l’égalité devant l’impôt instaurée par la Révolution, c’est donc la première année où l’on voit tout le monde dans ces registres, y compris les riches, avec l’estimation de leurs biens. C’est une photographie de la France d’Ancien Régime. J’ai trouvé dans les archives ces rôles supplémentaires, mais j’ai remarqué qu’on n’y mesurait pas la propriété foncière partout de la même façon. Il existait une grande diversité d’unités de mesure dans le royaume. Fort heureusement, les intendants d’Ancien Régime, confrontés à cette diversité, demandaient dans leurs enquêtes des unités toutes converties en arpents du roi. C’est ainsi que j’en suis venue à m’intéresser au cadastre de Bertier de Sauvigny, l’intendant de Paris, qui servait à faire ces conversions. Ce cadastre s’intégrait dans une réforme de la fiscalité commencée en 1715. C’est en étudiant l’histoire de ce document, conservé dans les dépôts d’archives départementaux, que j’ai élaboré une thèse sur la fiscalité d’Ancien Régime. L’informatique m’a été très utile pour cette recherche, notamment pour préparer des cartes qui permettent de visualiser les transformations de l’impôt au cours du siècle. Quand je commence à travailler sur ma thèse, on est en 1982. Ce sont les balbutiements de l’informatique, les débuts de la micro-informatique avec le premier modèle d’Apple, le Lisa. Depuis les années 1970, il y avait eu d’abord la machine à calculer, qui était une innovation par rapport aux outils des historiens des années 1930, 1940, 1950. J’ai dû me mettre à l’informatique vers le milieu des années 1980. Word n’existe pas encore, ça s’appelait MacWrite. J’ai eu MacWrite 1.0! Après, les logiciels ont évolué très vite. J’allais travailler à l’École normale supérieure. Ils avaient une salle gérée par le département de mathématiques avec des ordinateurs en libre-service et surtout, avec des imprimantes en libre-service. Toute ma première vague de dépouillement, je l’ai faite à la main en remplissant des fiches papier, mais j’ai utilisé l’informatique ensuite.

Martin Robert : Comment fait-on la collecte des impôts au XVIIIe siècle dans le royaume de France?

Mireille Touzery : La perception est différente selon qu’il s’agit d’impôts directs ou indirects. Les directs sont gérés directement par l’administration monarchique soit par des officiers royaux soit par des commissaires du roi. Les indirects sont gérés par un organisme qu’on appelle la ferme générale. Donc, le roi afferme, c’est-à-dire qu’il sous-traite, la gestion des impôts indirects, parce que l’administration monarchique n’est pas du tout assez nombreuse pour le faire elle-même. Il faut une présence sur place considérable. Cet organisme de particuliers, la ferme générale, s’occupe de tout. En échange, un contrat est signé entre ce groupe de personnes, qu’on appelle les fermiers généraux, et l’administration royale, pour cinq ans. Ils ont un cahier des charges produit par l’autorité centrale et qui détaille les montants à percevoir dans les différentes parties du royaume. C’est une administration qui est extrêmement hiérarchisée, très bien organisée. À tel point que ça rapporte beaucoup, parce qu’ils gèrent très bien leur affaire, en toute légalité. Le XVIIIe siècle est un siècle de prospérité économique, par rapport au siècle précédent en particulier. Ce qui signifie que les impôts indirects rapportent de plus en plus, parce que les gens consomment de plus en plus. Les fermiers généraux de Paris gagnent donc beaucoup d’argent et sont très riches. Plusieurs d’entre eux sont de grands mécènes artistiques, c’est un milieu très brillant. Ils habitent, Place Vendôme (alors appelée place Louis Le Grand) à Paris, de grands hôtels particuliers (l’actuel hôtel Ritz par exemple). Ce sont des gens très en vue, quoique certains sont plus discrets, comme Lavoisier, le chimiste, qui est aussi fermier général. Mais ils sont extrêmement impopulaires. La population a l’impression que les fermiers généraux s’enrichissent sur le dos des habitants et même sur le dos du roi. À la fin, tragiquement, en 1794, les fermiers généraux sont tous guillotinés, y compris Lavoisier.

Martin Robert : Quelles continuités remarquez-vous entre les formes de perception de l’impôt sous l’Ancien Régime et celles qui se développent en France après la Révolution?

Mireille Touzery : Dans l’Ancien Régime en France, il y a un impôt direct majeur qu’on appelle la taille. Mais il y en a deux sortes, qui sont complètement différentes l’une de l’autre. Au nord du royaume, sur les deux tiers du territoire environ, vous avez le régime de taille personnelle, payée par les personnes physiques, c’est-à-dire l’impôt sur le revenu, comme le nôtre. Dans le sud, il y a un tout autre régime, celui de la taille dite réelle. C’est un impôt foncier, uniquement sur la propriété, donc rien à voir avec un impôt sur le revenu. C’est un impôt hérité des Romains, par où l’on taxe les biens et pas les personnes. La taille personnelle, dans le nord du royaume, c’est l’impôt de l’inégalité sociale, c’est l’impôt du privilège. C’est celui qui stigmatise, puisqu’il s’agit d’un régime où les privilégiés, donc les familles nobles et les clercs, sont exemptés d’impôt. Il existe cette expression : taillable et corvéable à merci. Être taillable, ce n’est pas bien du tout. C’est une marque d’infamie d’être taillable, c’est l’impôt du paysan. La première chose qu’on essaie de faire, c’est d’acheter un privilège pour être exempté de la taille. Tandis que, dans le sud du royaume, pas du tout. L’impôt ne tient pas compte du tout de la qualité de la personne. Tous les propriétaires payent, qu’ils soient nobles, ecclésiastiques ou roturiers. Ils ont fait, au sud, une distinction entre les terres : il y a des terres nobles et des terres roturières; distinction qui remonte au Moyen Âge. La Révolution met en place, sur l’ensemble du territoire, l’impôt foncier du sud, la taille réelle. On décide de mettre en place le régime qui existe au sud parce ce n’est pas un instrument de ségrégation sociale. Il n’est pas connoté négativement. La taille personnelle, au contraire, c’est l’incarnation de l’inégalité sociale. D’ailleurs, en 1790, on supprime le mot taille. On appelle cela : contribution. Donc, la continuité existe, mais avec la partie sud du royaume. En fait, la Révolution, c’est l’avènement du droit romain et c’est la fin de tout le droit d’inspiration germanique, coutumier, par personne, selon les inégalités de statut personnel. Ce qui primait désormais, c’était l’égalité. Donc, ils se sont dit que le meilleur moyen de garantir l’égalité entre les citoyens contribuables, c’était de ne pas connaître leur revenu. On ne veut pas connaître les personnes. Ce qu’on va imposer, c’est uniquement des biens et ça, c’est neutre. Pour pouvoir se ressaisir des techniques d’impôt sur le revenu personnel, il faudra la Révolution de 1848, le suffrage universel, cinquante ans de débats parlementaires et la Commune de Paris! Ce que les riches voulaient absolument éviter, c’était la progressivité de l’impôt sur le revenu. Mais la Commune de Paris leur a fait tellement peur qu’ils se sont dit que la progressivité de l’impôt valait mieux que le communisme, dans un contexte d’exploitation des ouvriers et de montée du socialisme. Ils n’ont pas voulu que ça explose et que la Révolution se répète, comme en 1789.

Martin Robert : En 2006, vous avez été l’une des directrices, à l’Université Paris 12, d’une exposition sur Émilie Du Châtelet. D’où vous est venu votre intérêt pour l’histoire de cette femme de science et de lettres?

Mireille Touzery : C’est simplement parce qu’elle a habité à Créteil, où j’enseigne. Elle a tous les avantages : c’est une femme de science, c’est aussi un auteur. Pour nous, pour l’université, sa personnalité intéresse la faculté de sciences et la faculté de lettres. Elle a un côté modèle, elle est une figure emblématique. J’ai sauté sur l’occasion pour organiser un événement avec mes étudiants. Elle a eu un parcours difficile pour s’imposer en tant que scientifique. Comme femme, ça allait, c’était une aristocrate qui n’avait aucun problème financier, mais bon, il a fallu tout pour qu’elle soit reconnue comme scientifique à part entière. C’était très difficile. Elle ne pouvait pas aller aux séances de l’Académie des sciences parce que c’était interdit aux femmes, même dans le public. Il y avait un café où se réunissaient les scientifiques de l’Académie. Elle y allait, mais habillée en homme. Et puis, c’est une histoire qui est romanesque, puisqu’elle est aussi la maîtresse de Voltaire. Mais elle est mariée et a d’autres amants, Voltaire a d’autres maîtresses, ils ont une vie extrêmement libre et n’en font pas toute une histoire. Elle est un personnage remarquable. C’est une philosophe, une vraie. C’est une physicienne, une vraie, et même la première physicienne en France. Elle traduit Newton, quand même. Il n’y a pas d’autre traduction de Newton en français que la sienne, encore aujourd’hui. Sa traduction, du latin au français, n’est d’ailleurs pas qu’une traduction. Par endroits, elle développe. À certains moments, elle pousse Newton dans ses derniers retranchements. Elle indique des erreurs, elle fait d’autres hypothèses. À tous points de vue, cette exposition a bien fonctionné. C’était un projet très fédérateur.

Martin Robert : Pouvez-vous nous donner un aperçu des orientations les plus récentes de vos recherches?

Mireille Touzery : Je prépare un livre qui sera une synthèse sur la fiscalité monarchique, prise sur la très longue durée. D’un autre côté, il portera sur le basculement de l’Ancien Régime vers la Révolution. Il s’agira de mesurer la dimension fiscale du changement et son impact politique dans l’adhésion à la République.


[1] Cette entrevue a été publiée, à l’origine, sur le blogue du CHRS. C’est avec l’accord des responsables que ce texte est ici reproduit. Vous trouverez d’ailleurs d’autres entrevues et contributions de ce blogue sur l’espace qui leur est réservé sur notre site.