Entrevue avec Lucie Dagenais

Publié le 12 novembre 2018

Par Cory Verbauwhede, avocat et membre du Centre d’histoire des régulations sociales

La publication originale de cet article s’est fait sur le blogue du Centre d’histoire des régulations sociales.

Cette entrevue en trois parties porte sur les luttes sociales des infirmières du Québec des années 1960. La première partie traite des changements monumentaux apportés au réseau de la santé par l’implantation du régime d’assurance hospitalisation à partir de 1961 et des premières actions collectives des infirmières — les négociations à l’Hôtel-Dieu de Montréal en 1962 et la grève illégale à l’hôpital Sainte-Justine pour enfants en 1963. Ces actions s’inscrivent dans la lutte de la Confédération des syndicats nationaux (CSN) pour une harmonisation des conditions de travail, non seulement dans le secteur hospitalier, mais aussi, plus largement, dans la fonction publique. Elles permettront notamment une reconnaissance accrue de la valeur du travail féminin. Pour les hôpitaux, il s’agit d’une étape nécessaire pour l’organisation d’un service véritablement universel dans l’ensemble de la province.

Lucie Dagenais a activement participé à ces négociations et conflits de travail. Elle était infirmière à l’Hôtel-Dieu de Montréal en 1962, puis conseillère syndicale auprès de l’Alliance des infirmières de Montréal (AIM-CSN) lors des grèves de 1963, 1964 et 1966.

Entrevue par Cory Verbauwhede.

Cory Verbauwhede : Parlez-nous un peu de votre parcours professionnel, avant votre implication comme conseillère syndicale.

Lucie Dagenais : Fille de marchand général dans un petit village, deuxième enfant d’une famille de neuf, études classiques au Collège Jésus-Marie d’Outremont : rien ne me prédisposait à l’action syndicale. Après quelque temps d’hésitation pour m’orienter, j’ai accepté en 1955 un emploi temporaire d’aide sociale au Service social diocésain de Saint-Jérôme. On m’avait assignée aux premières entrevues et aux visites à domicile auprès des « mères nécessiteuses » et de certains « indigents » pour vérifier qu’ils étaient toujours éligibles aux mesures d’assistance publique et pour identifier d’autres services dont ils pourraient avoir besoin. Il fallait aussi répondre aux demandes d’information du Service fédéral du pardon sur l’existence ou non de conditions propices à la réhabilitation des prisonniers. C’était une bonne école sur la condition des pauvres et sur les lois sociales. Je me suis ensuite orientée vers les soins infirmiers.

CV : Quel était le contexte général dans lequel se déroulaient les luttes des infirmières dans les années 1960?

LD : C’était une période exaltante. Dans le domaine de la santé, l’assurance hospitalisation avait, le 1er janvier 1961, substitué à la notion de charité celle du droit aux services et le réseau devait en quelque sorte s’adapter à cette nouvelle donne. Auparavant, il y avait trois classes de malades : ceux et celles qui étaient en mesure de payer leur hospitalisation ou qui disposaient de bonnes assurances; ceux qui payaient difficilement, parfois sur quelques années, ou s’endettaient pour arriver à payer; et enfin ceux qui étaient éligibles à l’assistance publique et n’avaient rien à payer. La gratuité des soins hospitaliers et l’avancée rapide des sciences médicales (dialyse, chirurgie cardiaque, soins intensifs, chimiothérapie, etc.) ont rapidement fait augmenter le nombre d’hospitalisations. C’était particulièrement marquant au début parce qu’on recevait d’un coup bien des malades qui avaient attendu trop longtemps pour se faire soigner!

Celui qui a le mieux exprimé le changement profond qui a dû s’opérer suite à l’adoption de l’assurance hospitalisation est Jean Lesage, qui disait que l’assistance était « dépassée dans le monde de 1961 » et qu’elle avait « délaissé » la classe moyenne et « humilié » les pauvres : « En étendant l’assurance-hospitalisation à la population entière, nous adoucissons le sort d’une grande quantité de ces pauvres que l’on qualifie de honteux; et l’on permet à des familles à revenus modestes qui, selon les normes de l’assistance publique, n’auraient pas droit à celle-ci, de recevoir à temps et d’une façon complète tous les soins médicaux nécessaires » (La Presse, 20 avril 1961).

Sous l’assistance publique, les gens avaient l’impression de devoir étaler leurs vies privées devant le conseil municipal, parce que c’est lui qui, en premier lieu, approuvait la demande ou non. Cela faisait en sorte que certaines personnes nécessiteuses ne se présentaient pas pour l’obtenir. Dans mes recherches sur l’histoire de ma ville natale, Saint-Sauveur, je suis tombée sur une dame qui a préféré envoyer son enfant à l’orphelinat plutôt que de demander les prestations de l’assistance publique pour les « mères nécessiteuses ».

Non seulement les malades avaient-ils désormais accès à l’hospitalisation selon leurs besoins, mais les pratiques propres à un système de charité allaient devoir changer. C’est ainsi que le Cardinal Léger — qui n’était pas précisément de gauche — a déclaré que les « hôpitaux semblent pratiquer une certaine ségrégation à l’endroit de certains malades, notamment des vieillards, des malades chroniques, des cancéreux » (L’Action populaire, 3 mai 1961). Même si, en faisant ce constat, il décriait plus généralement les dérives de la « modernité », il référait à une réalité bien palpable sur le terrain.

CV : Il n’y a pas eu de nationalisation des hôpitaux au Québec en 1961; comment l’État pouvait-il aspirer à contrôler un réseau privé déjà existant par le seul fait de le financer?

LD : Même si l’assurance hospitalisation était fonctionnelle depuis le début de l’année 1961, la prestation des services était encore contrôlée en grande partie par les congrégations religieuses et d’autres intérêts privés. Par exemple, l’allocation des ressources se discutait en vase clos, selon le rapport de forces des médecins-chefs et des spécialités. Le régime d’emploi aussi était désuet, puisqu’il découlait d’une organisation privée qui était en partie basée sur le bénévolat ou sur des salaires très insuffisants. La législation du travail interdisait le droit de grève aux employés des hôpitaux, qui devaient s’en remettre aux décisions d’un tribunal d’arbitrage, lesquelles étaient généralement peu favorables aux revendications des salariés. Les infirmières étaient à l’avant-garde du mouvement de professionnalisation d’un service devenu nouvellement public. Elles voyaient au quotidien les manques criants de l’ancien système, qui n’avait pas les obligations d’un réel service aux citoyens. La santé étant devenue une affaire d’État, elle était de ce fait l’affaire de tout le monde, et la population avait désormais un droit de regard sur les opérations des hôpitaux. Dans ce contexte, il y avait des choses qui devaient changer, mais les directions d’hôpitaux résistaient.

En parallèle, le remplacement d’un système philanthropique par un système fondé sur les droits sociaux a fait changer les mentalités des employé·e·s. On n’acceptait tout simplement plus de se faire dire qu’on n’avait pas d’argent pour payer convenablement le personnel et pour donner les services qu’il fallait. « On ne sera plus payés par des indulgences! », disions-nous. Le manque de personnel et de matériel, les bas salaires, le partage des lits d’hôpitaux en fonction des spécialités et non selon les besoins des patients, l’attribution inégale des ressources par service … tout cela était remis en question dans le nouveau contexte.

CV : Vous attribuez donc l’augmentation des tensions au sein du système à la socialisation partielle des hôpitaux?

LD : La socialisation n’était pas la cause des tensions. C’est plutôt la résistance au changement des directions hospitalières qui était à la source des nombreux conflits dans le secteur. Il faut se rappeler que l’assurance hospitalisation ne réglait que la question du paiement des frais hospitaliers et des services diagnostiques et que les seuls services médicaux assurés étaient la radiologie, les analyses de laboratoire et la pathologie. C’était une étape importante, mais cela ne couvrait pas les importants frais médicaux facturés par les autres médecins, pour lesquels il a fallu attendre l’assistance médicale pour les assistés sociaux en 1966, puis l’assurance maladie universelle en 1970. À ce sujet, ces médecins vivaient assez bien avec les tarifs recommandés par le Collège des médecins pour les personnes qui étaient capables de payer, offrant leurs services souvent gratuitement ou à prix réduit aux autres. Issue d’une famille nombreuse dont il y avait souvent un membre malade, j’ai vu mon père négocier à la baisse les honoraires médicaux à plus d’une reprise!

Entre temps, les hôpitaux et les docteurs craignaient maladivement l’étatisation du réseau hospitalier et dénonçaient les visées socialisantes du gouvernement, allant jusqu’à brandir la menace du communisme. Alors même que le fonds général de la province couvrait désormais entièrement le budget d’opération des hôpitaux, leur gestion relevait pour la grande majorité — du côté francophone à tout le moins — des communautés religieuses. Or, celles-ci, comme d’ailleurs leurs collègues anglophones, tenaient absolument à garder le contrôle de leurs établissements. Les médecins, pour leur part, exerçaient un pouvoir réel à ce niveau, même s’il n’était pas formalisé, mais leur véritable combat se situait plutôt au niveau de leur participation à l’assurance maladie à venir. Ils contestaient le modèle universel proposé en Saskatchewan et voulaient avant tout maintenir la possibilité d’avoir des patients privés et de réclamer aux patients du régime public un supplément d’honoraires. C’est dans ce contexte qu’ils se sont organisés en fédérations : l’une, la plus combative, pour les spécialistes; l’autre pour les généralistes. Ces nouveaux groupes de pression ont repris du Collège des médecins la négociation des conditions d’implantation de l’assurance maladie, que tout le monde attendait, mais dont les modalités étaient férocement débattues.

CV : Quelle influence les infirmières ont-elles eu sur la réorganisation du réseau de la santé?

LD : Fortes de leur nouveau rôle, les infirmières ont commencé à prendre les choses en main. Elles ont tout d’abord travaillé à démontrer le manque de personnel, notamment en raison des très bas salaires. Elles ont fait la démonstration de la transformation du travail infirmier : l’implantation de nouvelles technologies, l’augmentation du nombre de patients, l’arrivée de nouveaux médecins ayant complété leur formation aux États-Unis, l’organisation de nouveaux services (par exemple les soins intensifs), etc. L’enrichissement de leur travail avait aussi un aspect très positif. Il y avait plus de travail, et celui-ci était davantage complexifié, donc il fallait plus de personnel, qui devait en outre être plus formé.

Elles se sont aussi attaquées aux privilèges des religieuses. Ces dernières détenaient tous les postes de cadres infirmières, indépendamment de leur compétence et expérience. Il y avait une religieuse hospitalière dans chaque unité de soins. Il s’agissait d’une fonction importante : elles distribuaient le travail, faisaient les horaires, allouaient les ressources selon l’évolution des malades, géraient le personnel et l’équipement et les rapports avec les autres départements, etc. Une infirmière nous racontait qu’à chaque printemps une nouvelle « batch » de religieuses arrivaient dans un hôpital des Sœurs de la Providence et accédaient directement à des postes d’hospitalières — c’est-à-dire qu’elles devenaient cheffes de département. Une année, nous avons voulu vérifier s’il s’agissait même d’infirmières diplômées. Après vérification auprès de l’Association des infirmières de la province de Québec, la corporation professionnelle régissant la pratique, il s’est avéré qu’elles ne l’étaient pas toutes!

Les conflits entre les hôpitaux et les infirmières démontraient que notre véritable patron était devenu l’État, mais que les congrégations n’avaient pas encore intégré cette nouvelle réalité. Comme les médecins, elles espéraient que tout resterait comme avant, sauf pour ce qui était du paiement maintenant garanti par l’État. Nous avons fait en sorte que ce ne soit pas le cas : l’assurance hospitalisation n’était en fait que le premier pas. Elle a été rapidement suivie par l’adoption de la Loi des hôpitaux en 1962, laquelle créait un bureau médical indépendant, distinguait la comptabilité des hôpitaux de celle de la communauté religieuse, en plus de s’assurer que les établissements n’étaient utilisés qu’aux fins prévues par la loi et selon ses règlements. La situation des hôpitaux ayant été dévoilée tout au long de la grève de 1966 a mené à la formation de la Commission d’enquête sur la santé et le bien-être social, précurseure de la Loi sur les services de santé et les services sociaux de 1971, laquelle est à la base de notre régime actuel.

CV : Parlez-nous des premiers conflits de travail, à l’Hôtel-Dieu et à Sainte-Justine.

LD : J’ai participé à la syndicalisation des infirmières de l’Hôtel-Dieu. Nous étions loin d’avoir une vue d’ensemble sur le système de santé. Cela s’est fait en réaction au comportement d’un chirurgien qui avait lancé ses gants au visage d’une infirmière. Nous nous sommes dit que si l’on avait un syndicat, on ne tolérerait pas cela. Le climat aidant, nous sommes allées chercher l’adhésion de la majorité des membres en quelques jours. Nous avons présenté ensuite nos revendications, dont l’ajustement aux conditions de travail des infirmières syndiquées et surtout un mécanisme d’examen des plaintes des infirmières quant au fardeau et à l’organisation du travail.

Nous avons rencontré une vive résistance de la partie patronale et envisagions alors de recourir à la grève illégale. La direction de la Fédération nationale des services (FNS, devenue la FSSS) nous a convoquées pour nous en dissuader, le droit de grève n’étant pas reconnu. Avec l’appui de la CSN, les négociations ont repris et se sont terminées sans grève. Nous avons rejoint le groupe des syndicats CSN d’infirmières, qui étaient en arbitrage sur l’ensemble de la convention, et avons obtenu la formation d’une commission de coopération professionnelle bipartite pour discuter des problèmes professionnels, un précédent dans le milieu. Faute de recours, cette disposition ne pouvait donner satisfaction en cas de désaccord, mais nous avions ouvert une porte que les infirmières de Sainte-Justine allaient franchir.

L’Alliance des infirmières de Sainte-Justine faisait partie d’une vingtaine de syndicats d’infirmières CSN qui étaient en arbitrage de convention, où se discutaient les salaires et les conditions de travail. Un arbitre allait en disposer parce que le droit de grève dans les hôpitaux ne serait accordé qu’en 1964. Mais les infirmières n’ont pas voulu attendre la fin de l’arbitrage, puisque les plus importants différends étaient ailleurs. Impatientes, les nouvelles syndiquées voulaient agir sans tarder, et ont voté la grève. Sur le droit de regard quant à l’organisation de travail, il y avait une sorte d’urgence, l’hôpital ayant tellement de problèmes que le ministre de la Santé, après l’exposé du syndicat, l’a supplié de ne pas « rendre cela public ».

Or le gouvernement ne voulait pas négocier avec un syndicat en grève. Tout au plus déléguait-il un haut-fonctionnaire qui assistait aux rencontres avec la direction. Quand la négociation a progressé, nous avions imaginé une astuce : on s’entend, mais les infirmières retournent au travail avant de l’annoncer. C’était sans compter sur la résistance des infirmières à « sauver la face du gouvernement ». Après des heures de délibérations, les infirmières ont finalement accepté de jouer le jeu, mais pas de bon cœur. Elles étaient cependant heureuses du résultat : pour la première fois, une importante brèche était ouverte dans les droits de gérance. Désormais, les plaintes des infirmières sur l’organisation des soins allaient être examinées en comité paritaire de nursing, avec recours à un arbitre si l’on n’arrivait pas à s’entendre. Le règlement de la grève a marqué un tournant, en ce sens qu’il a permis aux infirmières de faire entendre collectivement leur point de vue sur l’organisation des soins.

Pour aller plus loin : Madeleine Morgan, La colère des douces. La grève des infirmières de l’hôpital Sainte-Justine en 1963, Montréal, CSN, 2003 et Luc Desrochers, Une histoire de dignité. FAS (CSN) 1935-1973, Beauport, Qc, MNH, 1997.

À suivre : La deuxième partie s’attardera plus particulièrement au conflit de travail de 1964 entre l’AIM-CSN et une vingtaine d’hôpitaux francophones gérés par des communautés religieuses, pour conclure, dans la troisième partie, avec la grève générale dans les hôpitaux du Québec en 1966.