Entrevue avec Martin Petitclerc

Publié le 17 août 2016

Par Benoit Marsan, doctorant en histoire à l’UQÀM et collaborateur pour HistoireEngagee.ca

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Le colloque "Question sociale et citoyenneté" se tiendra à l'UQÀM du 31 août au 2 septembre 2016. Plus de détails ici.

Le colloque « Question sociale et citoyenneté » se tiendra à l’UQÀM du 31 août au 2 septembre 2016. Plus de détails ici.

Martin Petitclerc est professeur au Département d’histoire de l’Université du Québec à Montréal et directeur du Centre d’histoire des régulations sociales (CHRS). Il est également chercheur au Centre de recherche sur les innovations sociales (CRISES) et au Centre interuniversitaire d’études québécoises (CIEQ). Depuis une quinzaine d’années, il mène avec ses collègues du CHRS des recherches sur l’histoire de la « question sociale », des mouvements sociaux et de la formation de l’État au Québec. Au-delà des objets de recherche spécifiques à chaque chercheur, l’équipe du CHRS aborde l’étude des problèmes sociaux comme un révélateur des fondements politiques de l’ordre social, en se concentrant principalement sur la société québécoise depuis le XIXe siècle. C’est ce lien entre les problèmes sociaux et une société donnée que révèle le concept de régulations sociales. En effet, ce qu’une société considère comme un problème social (ou pas) est étroitement lié à la façon dont, historiquement, les rapports sociaux (de classe, de sexe, de race, etc.) qui la constituent se sont institutionnalisés dans la société civile et au sein de l’État. Ses enseignements et son travail d’encadrement à la maîtrise et au doctorat portent sur ces thématiques, de même que sur la théorie de l’histoire, sur l’historiographie et sur l’épistémologie[1].


Benoit Marsan : D’où vient l’idée d’organiser un colloque portant sur la question sociale et la citoyenneté ?

Martin Petitclerc : Il y a un double constat qui frappe, je crois, tout historien ou historienne intéressé par la question sociale. D’abord, celui d’avoir vu une thématique fondatrice des sciences humaines, et cela dès la transition au capitalisme et au libéralisme au XIXe siècle, être progressivement délaissée par l’historiographie des vingt-cinq dernières années. Cela est évidemment lié aux bouleversements politiques associés à l’effondrement du marxisme et à la montée du néolibéralisme. Parallèlement, un grand nombre d’historiens se sont détournés de l’analyse du pouvoir et des conflits sociaux, de l’économie et de l’État. En témoigne la « crise de l’histoire sociale » qui a fait l’objet de nombreux diagnostics dans la plupart des pays occidentaux. Il est symptomatique, me semble-t-il, de voir le succès planétaire du livre de l’économiste Thomas Piketty sur les inégalités sociales qui a fait ce que les historiens et les historiennes ont de plus en plus refusé de faire. Le succès de ce livre illustre peut-être, à mon avis, l’échec de la discipline historique à analyser sérieusement les inégalités sociales au cours des deux ou trois dernières décennies. Notre colloque est une façon de réunir des chercheurs et des chercheuses qui ressentent cette nécessité de recentrer l’analyse historique sur ces problèmes, en ayant recours bien sûr à une variété de méthodes et de perspectives.

Ensuite, il nous a semblé prometteur de lier cette question sociale à la thématique de la citoyenneté. La citoyenneté est l’une de ces thématiques transversales qui, au moment de l’éclatement des objets de recherche en histoire, s’est imposée tout autant en histoire politique, en histoire sociale ou en histoire culturelle. En fait, on peut dire qu’elle a été l’une des plus fédératrices et fécondes dans l’historiographie récente. Il y a plusieurs raisons qui expliquent cela. En insistant tout à la fois sur la figure historique du citoyen et sur le système démocratique (ou républicain) qui la rend possible, cette thématique permet de rendre compte à la fois du rôle des acteurs (individuels et collectifs) et de l’importance des systèmes politiques et, plus largement, des rapports de pouvoir. De plus, puisque la citoyenneté fait référence à des principes « universels » comme la liberté individuelle, l’égalité juridique formelle, les droits civils et politiques, etc., elle invite tout naturellement à décloisonner les analyses centrées sur le strict espace national. La programmation de notre colloque reflète cela.

En somme, la thématique de la citoyenneté a le potentiel de nourrir une réflexion transversale et globalisante sur les inégalités sociales et les problèmes sociaux. Il ne s’agit d’ailleurs pas d’un simple jeu intellectuel pour greffer une thématique à la mode à l’analyse de la question sociale. Lorsqu’on parle de cette dernière, c’est précisément pour rappeler que les inégalités sociales et les problèmes sociaux sont au cœur de la construction historique de la citoyenneté moderne. C’est en bonne partie ce qu’analyseront les conférencières et conférenciers, qu’ils s’intéressent à la pauvreté, à la criminalité, à l’incapacité, aux revendications égalitaires, à la répression, à la formation de l’État social, etc. Nous espérons que nos discussions puissent se nourrir de ce grand dynamisme historiographique associé au développement, pour reprendre le titre d’une revue fondée en 1997, des Citizenship Studies.

Benoit Marsan : À l’heure actuelle, en quoi est-il pertinent de s’interroger sur les inégalités sociales et les problèmes sociaux sous l’angle de la citoyenneté ?

Martin Petitclerc : Après quelques décennies d’une critique néolibérale des droits sociaux au nom du respect de la liberté individuelle et du droit de propriété, la définition même de la citoyenneté est devenue l’objet de nombreux conflits idéologiques, politiques et scientifiques. On peut saisir l’originalité de la conjoncture politique actuelle en l’analysant à la lumière des travaux importants de T. H. Marshall dans les années 1940, qui sont une référence constante dans les travaux actuels sur la citoyenneté. Pour ce dernier, qui a connu la période effervescente de la naissance du Welfare State, une nouvelle communauté politique devait naître de la reconnaissance de droits sociaux qui compléteraient les droits civils et politiques conquis au cours des siècles précédents. Cette grande confiance dans la capacité du régime de citoyenneté à résoudre la question sociale n’existe probablement plus aujourd’hui, du moins dans sa version « marshallienne ». Alors que nous avons vu l’État providence agoniser depuis les années 1980, le regard des historiens et des historiennes sur la problématique de la « citoyenneté sociale » a évidemment été appelé à changer. Par conséquent, contrairement à l’époque de Marshall, nous aurions de la difficulté à trouver un chercheur ou une chercheure qui pourrait prétendre, aujourd’hui, que l’extension du régime de la citoyenneté est le processus historique déterminant des deux derniers siècles. La crise économique de 2008, et le scandale des États s’étant mis au service des institutions financières plutôt qu’à celui de leurs citoyens, ont confirmé d’une façon éclatante l’ampleur de la révolution néolibérale qui a bouleversé les fondements mêmes de nos repères politiques, y compris ceux de la citoyenneté.

Mais la crise de la citoyenneté est plus profonde : il ne s’agit pas simplement de constater la trahison des capitalistes et de l’État à l’égard des principes émancipateurs de la citoyenneté. En effet, l’accélération de la mondialisation a engendré des questions troublantes et persistantes autour du pluralisme, des valeurs communes, etc., qui remettent douloureusement en question les principes des régimes de citoyenneté hérités de la construction de l’État-nation au XIXe siècle. C’est ainsi que l’on peut comprendre, par exemple, l’apparition simultanée des nombreuses polémiques entourant l’enseignement de l’histoire et la formation des citoyens et des citoyennes dans la plupart des pays occidentaux, y compris au Québec. Tout cela a bien montré ce qu’un historien devrait normalement savoir, c’est-à-dire que les valeurs « universelles » n’existent pas à l’extérieur d’un contexte historique particulier. Le jeune Marx l’avait bien vu dans les années 1840 : les valeurs « universelles » ne sont généralement que les valeurs dominantes d’une société, ce qui explique par exemple que les régimes de citoyenneté aient été historiquement associés à des projets de domination de classe, de sexe et de race. D’où un certain éclatement de la notion de la citoyenneté et l’impression grandissante, peut-être, que cette dernière ne peut pas vraiment déboucher sur un langage de résistance commun.

En même temps, tout en sachant cela – et c’est ce qui caractérise en bonne partie le contexte intellectuel déroutant de notre époque – il semble de plus en plus difficile d’envisager une société radicalement différente de la nôtre, qui puiserait ailleurs que dans les ressources du régime de la citoyenneté pour lutter contre les inégalités sociales. C’est ainsi que la référence à la citoyenneté, même éclatée, est toujours aussi essentielle dans le mouvement altermondialiste, comme on peut le voir ces jours-ci dans les nombreuses activités du Forum social mondial qui se tient à Montréal. Conscients des limites de la citoyenneté, nous n’en sommes pas moins contraints politiquement à en réactiver continuellement les promesses… Pour reprendre le titre d’un livre important de Joan Scott sur l’histoire du féminisme français, la citoyenneté n’a peut-être finalement que des paradoxes à offrir aux historiens et historiennes… D’où la grande pertinence de faire une sorte d’état des lieux critique de la réflexion historiographique : comment le problème des inégalités sociales, qu’il s’agit de ramener au centre de nos préoccupations, doit-il être formulé alors qu’on assiste à l’éclatement, et peut-être même à l’épuisement, de la référence à la citoyenneté ? La théorie critique, qu’on pense par exemple aux travaux de Rancière sur les « sans-parts », de Nussbaum et Tronto sur les « capabilités » et le « care », de Laval et Dardot sur le « commun », tente de sortir de ce difficile paradoxe. Les historiens et historiennes devraient, me semble-t-il, avoir quelque chose à dire sur ces enjeux fondamentaux.

Benoit Marsan : Qu’apportent vos travaux récents à la thématique du colloque ?

Martin Petitclerc : Il y a une dizaine d’années, j’ai d’abord tenté de comprendre, dans une perspective from the bottom up inspirée de E. P. Thompson et de Karl Polanyi, la façon dont la classe ouvrière a interprété la question sociale dans le contexte québécois du XIXe siècle. Ce que j’ai trouvé, dans les pratiques des sociétés ouvrières de secours mutuels au XIXe siècle, c’est en fait la reformulation d’une économie morale ancienne dans les formes associatives démocratiques de la mutualité et de la coopération. J’ai démontré que la formation de la classe ouvrière, du moins jusqu’au tournant du XXe siècle, a reposé sur le développement de pratiques égalitaires d’entraide et d’aspirations politiques démocratiques qui, malgré de nombreuses ambiguïtés, avaient tout de même pour objectif de contrer la tendance à la marchandisation de la vie sociale. Cela dit, ces aspirations populaires pour ce que nous pourrions appeler une démocratie industrielle associative ont été durement confrontées à la transformation du capitalisme et de l’État dans le dernier tiers du XIXe siècle. Au Québec, le mouvement ouvrier a ainsi accepté une division étanche entre la citoyenneté politique et l’existence de classe, ce qui s’est traduit par des revendications travaillistes pavant la voie à la social-démocratie à l’intérieur des structures du capitalisme industriel.

Mes recherches plus récentes ont porté sur la façon dont les problèmes sociaux ont été reformulés dans ce contexte de consolidation du capitalisme industriel et de l’État moderne au Québec. Pour cela, j’ai de plus en plus emprunté aux réflexions de Foucault sur la rationalité gouvernementale libérale, ce qui a nourri ma recherche sur la façon dont la question sociale a été formulée dans les termes d’une économie politique spécifique au Québec. En effet, le cas québécois est intéressant puisqu’il s’agit d’une société où la gestion des problèmes sociaux, jusqu’au début du XXe siècle, a été essentiellement confiée à la charité privée, et notamment à l’Église catholique. Ainsi, contrairement à l’expérience de la plupart des pays occidentaux, et notamment des pays anglo-saxons influencés notamment par les Poor Laws, il n’y avait pas de tradition d’assistance publique au XIXe siècle. Même dans la principale ville industrielle du Canada, Montréal, qui était profondément intégrée dans l’économie capitaliste mondiale, le pouvoir municipal ne jouait aucun rôle significatif dans la gestion des problèmes sociaux avant le début du XXe siècle. C’est ce qui explique que les pratiques spécifiques de la gestion de l’indigence au XIXe siècle, qui s’étaient institutionnalisées dans un gigantesque réseau privé d’assistance charitable contrôlé par l’Église, ont joué un rôle déterminant dans le développement des politiques sociales québécoises.

Ainsi, dans la première moitié du XXe siècle, la principale législation sociale québécoise a été la loi de l’assistance publique de 1921 qui a permis d’envisager le financement, à grande échelle, d’un système charitable (pour les malades, les invalides, les veuves, les enfants négligés ou abandonnés, les orphelins, etc.) qui a pu conserver, jusqu’au tournant des années 1960, plusieurs de ses caractéristiques héritées du XIXe siècle. L’une des conséquences importantes de cela, si on le considère du point de vue de la citoyenneté, a été que l’accès à l’assistance « publique » dépendait de la capacité d’une personne nécessiteuse à obtenir d’une autorité municipale un statut légal « d’indigent ». Or, pour obtenir ce statut, il fallait être dans l’incapacité physique ou mentale de travailler, être sans soutien de famille et être résident reconnu d’une municipalité. C’est donc en tant que résident d’une municipalité, et non en tant que membre/citoyen d’une communauté politique nationale ou en tant que travailleur dans une économie capitaliste, qu’un indigent pouvait revendiquer un « droit » à l’assistance publique. On mesure ainsi les nombreuses difficultés qu’ont rencontrées ceux et celles qui, s’appuyant sur cette tradition d’assistance, espéraient faire reconnaître les principes d’une citoyenneté sociale au Québec. À cela s’ajoute le fait que les sociétés de secours mutuel s’étaient transformées en sociétés d’assurance au tournant du XXe siècle et étaient plutôt indifférentes aux revendications du mouvement ouvrier.

Cela étant dit, on a tout de même assisté à une reformulation des problèmes sociaux dans la première moitié du XXe siècle. Le rôle du mouvement ouvrier a été central, et cela depuis le tournant social-démocrate du début du XXe siècle. Mais encore ici, il est intéressant de montrer que jusqu’au milieu du XXe siècle, le mouvement ouvrier québécois n’a pas réellement revendiqué une citoyenneté sociale – c’est-à-dire la reconnaissance de droits sociaux à tous les membres de la communauté politique – mais bien des assurances sociales pour les travailleurs (et pas, évidemment, pour les indigents). C’est ainsi que le mouvement ouvrier a contribué à la reformulation des problèmes sociaux en tant que « risques » touchant spécifiquement les travailleurs bas salariés. Ce discours sur le risque a été largement partagé par les réformateurs sociaux à l’extérieur du mouvement ouvrier, et cela même chez des catholiques sociaux plutôt conservateurs. J’ai ainsi montré que le discours sur les risques sociaux ne s’impose pas parce qu’il permet d’accéder à la « réalité » objective des problèmes sociaux, et ainsi fonder un nouveau contrat social providentialiste, mais bien parce qu’il peut être adapté aux contraintes politiques du système institutionnel d’assistance publique tout en évitant, précisément, de légitimer la reconnaissance d’une citoyenneté sociale. Tout cela est particulièrement clair dans les travaux de l’importante commission d’enquête québécoise sur les assurances sociales au début des années 1930 que j’ai étudiés, notamment, dans un ouvrage collectif que j’ai co-dirigé avec David Niget sur l’histoire du risque.

Enfin, en plus de cette « généalogie » de l’État providence, j’ai récemment travaillé, en collaboration avec Martin Robert, sur l’histoire du droit de grève et de sa répression au Québec. Contrairement à la France, par exemple, le droit de grève n’a pas le statut d’une liberté fondamentale associée à la citoyenneté. Dans le contexte des relations de travail « fordistes » en Amérique du Nord, le droit de grève a plutôt été accordé aux syndicats reconnus par l’État (et non directement aux travailleurs et travailleuses). C’est pourquoi son exercice, notamment après l’adoption du Code du travail québécois en 1964, est très étroitement encadré. Notre recherche nous permet de montrer la façon dont les gouvernements successifs sont intervenus par l’adoption de nombreuses lois d’exception afin de suspendre temporairement l’application du Code du travail pour mettre fin à des grèves « légales ». On a pu ainsi analyser l’adoption et l’application de plusieurs dizaines de « lois-matraque » qui ont imposé des mesures pénales d’une très grande sévérité à des grévistes qui, en plus de revendiquer de meilleures conditions de travail et une amélioration des services publics, devaient défendre la règle de droit contre l’arbitraire gouvernemental. Or, cette dernière est apparue bien insuffisante pour contrer les mesures néolibérales des gouvernements successifs à partir du tournant des années 1980. Prétextant généralement l’urgence de résorber le déficit de l’État, ces gouvernements, peu importe le parti au pouvoir, ont ainsi pu instaurer un régime « d’exceptionnalisme permanent » rendant très périlleux l’exercice d’un droit pourtant reconnu dans la législation du travail.

Benoit Marsan : Le colloque se veut aussi un hommage à l’historien Jean-Marie Fecteau, décédé en 2012. En quoi son œuvre continue-t-elle d’enrichir les questionnements et la recherche sur les enjeux d’inégalités et de citoyenneté ?

Martin Petitclerc : Jean-Marie Fecteau, professeur émérite du département d’histoire de l’UQAM, est décédé en 2012 après une carrière de recherche exceptionnelle. Il a été, entre 1990 et 2012, le directeur du CHRS. Il est donc tout naturel que nous lui rendions hommage lors du colloque international sur la question sociale et la citoyenneté. Et cela d’autant plus qu’il a profondément inspiré la problématique de ce colloque. En 2004, il a publié un ouvrage important, sur le point d’être traduit en anglais chez McGill-Queens, intitulé La liberté du pauvre. Crime et pauvreté au XIXe siècle québécois. D’abord, Jean-Marie a toujours eu l’ambition de saisir les problèmes sociaux d’une façon transversale, liant systématiquement l’analyse du crime et de la pauvreté dans une même réflexion approfondie sur l’ordre social, ou ce qu’il appelait un mode de régulation sociale. Ensuite, toujours selon Jean-Marie, le mode de régulation libéral qui s’est imposé au XIXe siècle devait absolument être compris dans le prolongement des révolutions démocratiques qui ont marqué le monde atlantique à partir de la fin du XVIIIe siècle. Pour lui, le problème politique fondamental qui se pose à ce moment, et qui est constamment révélé par les discours libéraux et les pratiques libérales de gestion du crime et de la pauvreté, est celui de fonder un ordre social qui s’appuie sur le nouveau principe de légitimité qu’est la liberté.

Ce faisant, Jean-Marie a pris au sérieux la dimension émancipatrice des révolutions démocratiques qui bouleverse les fondements de l’ordre social, tout en insistant sur le fait que ces révolutions n’ont (évidemment) pas signifié la fin des rapports de pouvoir, mais bien leur transformation. Ainsi, ce qu’il a étudié à travers l’analyse des discours et des pratiques de gestion du crime et de la pauvreté sur un siècle, c’est la façon dont le mode libéral de régulation sociale s’est imposé en légitimant de nouvelles formes de contrainte (du criminel comme du pauvre) qui ne s’opposent pas à la liberté individuelle, mais qui la présupposent. Ainsi, et c’est un élément essentiel pour nos réflexions, il ne suffit pas d’opposer la liberté au pouvoir, mais bien de comprendre comment la relation entre ces deux termes est constitutive du mode libéral de régulation sociale qui s’impose après la transition à la démocratie et au capitalisme. Ainsi, nous retrouvons la tension, ou le paradoxe, de tout régime de citoyenneté. Comme le souligne Jean-Marie dans un passage de son livre, « la liberté du pauvre est à la fois une contrainte pour les puissants et la condition de son asservissement. Elle est moins l’espace de son autonomie que l’horizon de sa misère ». En cela, l’œuvre de Jean-Marie nous invite à réfléchir d’une façon critique au politique et à l’ordre social en mettant en tension les principes de la citoyenneté et les formes diverses de l’inégalité sociale.


[1] Cette entrevue a été publiée, à l’origine, sur le blogue Question sociale et citoyenneté. C’est avec l’accord des responsables que ce texte est ici reproduit. Vous trouverez d’ailleurs d’autres entrevues et contributions de ce blogue sur l’espace qui leur est réservé sur notre site.