Entrevue avec Sébastien Rioux

Publié le 25 juillet 2016

Par Benoit Marsan, doctorant en histoire à l’UQÀM et collaborateur pour HistoireEngagee.ca

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Le colloque "Question sociale et citoyenneté" se tiendra à l'UQÀM du 31 août au 2 septembre 2016. Plus de détails ici.

Le colloque « Question sociale et citoyenneté » se tiendra à l’UQÀM du 31 août au 2 septembre 2016. Plus de détails ici.

Sébastien Rioux est professeur au Département de géographie de l’Université de Montréal. Ses recherches gravitent autour des thèmes que sont l’économie politique de l’alimentation et du bien-être, la géographie du travail et de la santé, ainsi que la sociologie du développement. À l’heure actuelle, il travaille sur le rôle des politiques rizicoles sur la sécurité alimentaire, le développement économique et les réformes agraires en Asie du Sud-Est[1].


Benoit Marsan : Des phénomènes tels la faim et la famine ne sont pas propres au capitalisme. Comment alors ces enjeux se transforment-ils par rapport à la Grande-Bretagne du 17e et du 18e siècle ?

Sébastien Rioux : Certes, le capitalisme n’invente ni la faim ni la famine. À mon sens, une dimension essentielle pour comprendre l’évolution de ces phénomènes réside dans l’accroissement de la distance physique, institutionnelle et sociale entre le capitalisme « agraire » des 17e et 18e siècles et un capitalisme industriel qui émerge à partir de la fin du 18e siècle. Il ne s’agit donc pas simplement de rendre compte du processus historique par lequel les producteurs directs sont séparés de leurs moyens de production, mais aussi de comprendre la dissolution graduelle des normes, responsabilités, devoirs et relations de pouvoir qui jusque là unissaient les acteurs sociaux.

L’effritement graduel des responsabilités et devoirs ayant historiquement uni la paysannerie et l’aristocratie terrienne, de même que la recomposition progressive de ce lien à travers la formation d’une classe ouvrière et d’une bourgeoisie devant toutes deux assurer leur reproduction par le truchement du marché, transformeront durablement la faim et la famine en phénomènes sociaux. Dans une société capitaliste, ceux-ci ne sont jamais le résultat d’un manque de nourriture, mais plutôt de l’incapacité des classes les plus pauvres à obtenir des aliments de qualité en quantité suffisante et à prix abordable. Dans la mesure où l’abondance de nourriture est caractéristique des relations sociales capitalistes, la faim et la famine sont autant d’expressions corporelles des inégalités économiques fondamentales traversant les sociétés modernes.

Benoit Marsan : D’où est venue l’idée d’utiliser l’image de « Tantale » dans le titre de votre présentation ? Est-ce une référence qui provient des sources de l’époque ?

Sébastien Rioux : L’image vient de George R. Sims qui, dans une série d’articles pour le Strand Magazineau début du 20e siècle, décrit ses impressions alors qu’il explore les divers quartiers de Londres. L’ « explorateur urbain » issu de la classe moyenne est d’ailleurs une figure récurrente de la période victorienne et édouardienne. Ni journaliste ni sociologue l’explorateur urbain (les hommes sont fortement majoritaires) sillonne les rues des grandes villes industrielles, expose les conditions de vie de ses habitants et les stratégies de survie qu’ils et qu’elles adoptent, dépeint les modes de vie, les habitudes, les moeurs et les traditions de la classe ouvrière, et expose librement son opinion sur l’origine des problèmes sociaux qu’il rencontre.

Décrivant sa visite dans Soho, Sims dira de celui-ci qu’il s’agit d’un endroit aux mille contrastes où richesse et pauvreté sont inséparables, un supplice de Tantale où la faim et l’abondance se côtoient. Fils de Zeus, Tantale est une figure de la mythologie grecque connue pour sa privation éternelle dans le Tartare, une prison située dans les enfers où les vilains – les Titans, Sisyphe et les Danaïdes étant ses prisonniers les plus connus – purgent leurs châtiments. Tantale devait se tenir dans une rivière qui s’asséchait chaque fois qu’il se penchait pour boire, et sous des arbres fruitiers dont les branches se soulevaient chaque fois qu’il essayait d’atteindre les fruits. L’histoire de Tantale est celle d’un salut inatteignable, de la tentation sans satisfaction, de la faim parmi l’abondance.

Benoit Marsan : Pouvez vous nous éclairer sur comment l’œuvre de l’historien britannique E.P. Thompson a inspiré vos recherches ? Malgré certaines limites qui ont été soulevées dans l’historiographie des dernières décennies, en quoi ses travaux nous permettent-ils de mieux saisir comment se pose la question sociale dans la Grande-Bretagne du 19e siècle ?

Sébastien Rioux : C’est une question très intéressante qui s’articule bien avec une des questions précédentes sur la faim et la formation de la classe ouvrière. La pensée de Thompson est au cœur de ma réflexion. La faim constitue une expérience corporelle et psychologique extrêmement puissante à même de forger des identités fortes et des solidarités durables. Cet aspect est implicite dans les travaux de Thompson sur l’économie morale de la foule. Thompson porte d’ailleurs une attention particulière à la place du marché, elle-même largement dominée par les marchands de nourriture, comme lieu de rencontre où les doléances et frustrations étaient exprimées, lesquelles se transformaient parfois en émeutes de la faim.

L’originalité de mon approche tient à ce qu’elle interroge le royaume des morts comme processus de formation de la classe ouvrière. Pour moi, l’expérience de classe ne peut être pleinement saisie qu’à travers une réflexion incorporant les individus absents, c’est-à-dire ceux et celles qui n’ont pas survécu aux souffrances de la faim. Une analyse du processus de formation de la classe ouvrière doit aussi être attentive à l’impact de ces absences.

Benoit Marsan : Généralement, comment réagit et s’organise la classe ouvrière britannique face à la faim ? Quelques exemples concrets de luttes et de résistances ?

Sébastien Rioux : De façon générale, je pense qu’il est possible d’identifier au moins quatre types de luttes et de résistances. D’abord, il y a les nombreuses émeutes de la faim qui parsèment la période victorienne et qui sont en continuité avec ce que Thompson appelait l’économie morale de la foule. Sporadique, désorganisée et spatio-temporellement limitée, cette forme de justice sociale et redistributive consiste dans la constitution d’une foule qui décide de dévaliser une boulangerie du quartier, par exemple. Généralement composés de quelques dizaines d’individus, ces attroupements pouvaient atteindre des centaines d’individus.

Un deuxième type d’organisation provient du mouvement coopératif, lequel va prendre de l’ampleur à partir des années 1840. Bien que celui-ci ait toujours eu des visées plus larges que la simple question de la faim, la très grande majorité des produits vendus par les coopératives était des produits alimentaires. Le mouvement coopératif était particulièrement bien enraciné dans les villes industrielles du nord de l’Angleterre, notamment dans les comtés du Lancashire et du Yorkshire. Malgré son importance, le mouvement coopératif, même au plus fort de son influence, ne représentera jamais davantage qu’une fraction de la classe ouvrière.

Une troisième avenue était offerte par l’armée impériale. Étant donné l’absence de conscription, l’armée devait rivaliser dans le marché du travail pour recruter. Paradoxalement, un boom commercial avait pour effet de forcer l’armée à recruter davantage parmi la main-d’œuvre non qualifiée du secteur industriel. C’est d’ailleurs ce que reconnaissait George Bernard Shaw à la fin du 19e siècle quand il soulignait que beaucoup des soldats issus des classes « inférieures » n’étaient en fait rien d’autre que de pauvres malheureux s’enrôlant comme chair à canon pour une ration quotidienne, un toit et des vêtements.

Enfin, une dernière solution était la fuite. À ce propos, c’est plus de 22 millions d’individus du Royaume-Uni qui vont immigrer entre 1815 et 1914, dont un très grand nombre d’Irlandais. Comme on peut le voir, les stratégies de résistance étaient multiples, allant de l’action directe à la décision d’émigrer. Par contre, j’hésiterais à parler d’une organisation cohérente et efficace de la classe ouvrière, surtout si cette dernière est prise dans son ensemble.

Benoit Marsan : Avez-vous étudié les institutions de secours britannique et leurs actions et discours à l’égard de la faim ? Existe-t-il une différence d’approche quant à cet enjeu à la suite de la réforme des Poor Laws britannique de 1834 ?

Sébastien Rioux : Je ne suis pas un spécialiste de l’histoire des institutions de secours britanniques, mais j’ai eu la chance d’étudier celles-ci indirectement dans le cadre de mes recherches. Les institutions de secours ont une longue histoire en Grande-Bretagne. Depuis au moins le début du 17e siècle, le système de secours avait pour but de fournir aux familles pauvres une assistance nutritionnelle permettant à celles-ci de survivre aux aléas d’un marché du travail en formation. Par rapport à ce système, la nouvelle loi sur les pauvres de 1834 constitue un tournant majeur dans la gestion de la pauvreté et de la faim en Grande-Bretagne.

Nous avons ici une loi extrêmement répressive et violente qui institue une séparation formelle entre la classe ouvrière et ses moyens de subsistance, et où le marché du travail devient l’institution centrale à travers laquelle la classe ouvrière doit assurer sa reproduction. La nouvelle loi sur les pauvres repose sur deux grands principes. D’abord, elle met fin à l’assistance à domicile et institue la maison de travail (workhouse) comme nouvel espace de secours. Ensuite, les conditions de secours à l’intérieur de la maison de travail doivent être pires que celles à l’extérieur de celle-ci. Le but est de diminuer l’admissibilité et les coûts tout en rendant le marché du travail attrayant, quelles que soient les conditions de travail de ce dernier. Il s’agit donc de créer les conditions légales et institutionnelles permettant d’augmenter la dépendance des individus au marché du travail. Jusqu’aux balbutiements de l’État providence au 20e siècle, ce sont surtout les organisations charitables qui prendront en charge la question de la faim.


[1] Cette entrevue a été publiée, à l’origine, sur le blogue Question sociale et citoyenneté. C’est avec l’accord des responsables que ce texte est ici reproduit. Vous trouverez d’ailleurs d’autres entrevues et contributions de ce blogue sur l’espace qui leur est réservé sur notre site.