Entrevue avec Marie-Claude Thifault

Publié le 8 août 2016

Benoit Marsan, doctorant en histoire à l’UQÀM et collaborateur pour HistoireEngagee.ca

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Le colloque "Question sociale et citoyenneté" se tiendra à l'UQÀM du 31 août au 2 septembre 2016. Plus de détails ici.

Le colloque « Question sociale et citoyenneté » se tiendra à l’UQÀM du 31 août au 2 septembre 2016. Plus de détails ici.

Marie-Claude Thifault est historienne, professeure titulaire à l’École des sciences infirmières de la Faculté des sciences de la santé de l’Université d’Ottawa, directrice de l’Unité de recherche sur l’histoire du nursing et titulaire de la Chaire de recherche sur la francophonie canadienne en santé. Ses projets de recherche les plus récents s’intéressent à la déshospitalisation psychiatrique au sein des communautés linguistiques en situation minoritaire ainsi qu’à l’évolution du nursing psychiatrique[1].


Benoit Marsan : Vous êtes à la fois spécialiste de l’histoire de la santé mentale et de l’histoire des femmes. En quoi l’étude du genre permet d’enrichir notre compréhension de l’histoire de la santé et de la maladie au Canada ?

Marie-Claude Thifault : Mon projet « Des institutions et des femmes » sur le nursing psychiatrique propose d’analyser le rôle des infirmières dans l’histoire de la psychiatrie québécoise, afin de rendre compte de l’impact du genre dans le développement des stratégies gouvernementales et institutionnelles en matière de santé mentale au Québec. Aussi, cette étude participe à déconstruire ce qui a été trop largement repris à la suite du rapport Bédard sur la Commission d’études des hôpitaux psychiatriques en 1962, soit la disqualification de la contribution des religieuses et du dynamisme institutionnel de leur œuvre dans les pratiques sociales de l’assistance, de l’accompagnement, de l’éducation et du soin. L’étude du genre permet de repenser les rôles sociaux de sexes dans les vastes champs de la médecine et de la santé. L’historiographie est encore trop silencieuse sur ce propos. De là est née l’idée du projet d’ouvrage collectif L’incontournable caste des femmes. Histoire des services de santé au Québec et au Canada (2012).

Benoit Marsan : Quelles formes épouse la question sociale lorsqu’on étudie l’histoire de la santé mentale ?

Marie-Claude Thifault : L’analyse critique de l’organisation sociale de la prise en charge des malades mentaux allant du passage de l’enfermement asilaire à la réintégration des psychiatrisés au sein de la société est fascinante. Ces dernières années, je m’intéresse à l’étude minutieuse des parcours de vie de personnes ayant une trajectoire marquée par de nombreuses hospitalisations psychiatriques. L’expérience individuelle est très riche et apporte un nouvel éclairage pour appréhender des phénomènes sociaux complètement passés sous le radar des décideurs à l’origine de politiques publiques de santé mentale. Les parcours psychiatriques d’hommes et de femmes sur le long cours permettent de mieux comprendre la chronicité des troubles mentaux et leur impact sur les familles. La réflexion qui s’en dégage invite à repenser les stratégies proposées par les politiques de santé mentale, afin qu’elles soient mieux adaptées aux besoins réels des populations visées. Investir, par exemple, dans les logements sociaux pour soutenir les personnes ayant des troubles psychiques est une solution souhaitable, mais cela certainement pas en négligeant d’investir en amont, c’est-à-dire avant l’éclatement du réseau familial. Jusqu’ici, dans tous les cas étudiés (personnes hospitalisées à l’Hôpital Montfort), il y a une constance : lors des premières hospitalisations le/la patient-e est rarement seul-e lors de son admission et c’est encore vrai lors de la deuxième et la troisième hospitalisation. Après une décennie de soins psychiatriques et la récurrence de troubles psychiques difficilement gérables, la famille commence à prendre des distances, à se désinvestir et à couper les ponts. Sandra Harrisson a écrit un excellent article sur cette réalité : « L’effet de la chronicisation de la maladie mentale sur le milieu familial… » dans la Revue francophone internationale de recherche infirmière (2016). Socialement, il faut repenser la prise en charge de personnes souffrant de troubles mentaux, et cela sans simplement reléguer la responsabilité de prise en charge à la famille, mais soutenir celle-ci, en offrant une aide significative aux parents, à la fratrie et aux enfants. Nous l’avons souvent écrit, en particulier, concernant l’hôpital psychiatrique montréalais Saint-Jean-de-Dieu – aujourd’hui Institut universitaire de santé mentale de Montréal (IUSMM) –, et nous le répétons ici, l’implication de la famille est indispensable dans le processus de libération des patient-e-s interné-e-s/ hospitalisé-e-s et cela est vrai depuis 1910 (Cellard et Thifault, 2007; Thifault, 2013; 2015). Au tournant du 21e siècle, la famille fait partie de la stratégie de déshospitalisation, soit de cette transition entre l’hôpital et les soins communautaires. Nous constatons que les politiques de santé mentale ne prennent toutefois pas suffisamment en compte l’importance du réseau familial des patient-e-s psychiatriques. Et pourtant, le réseau familial est bel et bien le maillon central, étonnamment, d’une longue liste de services offerts en clinique externe.

Benoit Marsan : Dans quel contexte s’inscrit le mouvement de désinstitutionnalisation au Canada dans les années 1960 ?

Marie-Claude Thifault : Vous avez raison de parler d’un mouvement de désinstitutionnalisation. Nous sommes plusieurs chercheur-e-s à penser que dans les années 1960 commencent des expériences transintitutionnelles plutôt qu’une réelle « désinstitutionnalisation psychiatrique ». « Ouvrir les portes de l’hôpital, débarrer les portes de l’hôpital », ont finalement été de belles images lancées par le Dr Lazure (Maudits fous!, 2007) pour décrire les intentions qui dirigeaient la première grande vague de désinstitutionnalisation qu’a connue le Québec dans les années 1960. L’idée de la réinsertion sociale des patient-e-s psychiatrisé-e-s s’est difficilement mise en place après le dépôt du rapport Bédard en 1962. Sortir les malades de l’hôpital psychiatrique c’est avéré beaucoup plus complexe qu’anticipé. Malgré la mise en place de ce vaste projet de désinstitutionnalisation, ailleurs au Québec et en Ontario sont encore construits des hôpitaux psychiatriques. L’Hôpital Pierre-Janet (1965) et le Northeastern Psychiatric Hospital (1967) voient le jour, alors qu’on ne croit plus en l’efficacité de ces centres spécialisés dédiés à la médecine mentale. Nous ne pouvons donc pas parler de désinstitutionnalisation psychiatrique en Outaouais ou dans la région de South Porcupine en Ontario – comme dans tout le nord de l’Ontario. Au contraire, il y a eu « institutionnalisation ». Il y a 20 ans on parlait du succès mitigé de la désinstitutionnalisation, tandis qu’aujourd’hui on remet carrément en question le concept de désinstitutionnalisation. La déshospitalisation psychiatrique, soit les nombreuses transitions entre l’hôpital et les soins communautaires que vivent les personnes vivant avec des troubles psychiques, semble plus appropriée pour expliquer, depuis les années 1960, le passage de l’asile à la communauté.

Benoit Marsan : À cet égard, existe-t-il des différences entre ce qui se produit dans le contexte culturel francophone, comparativement à ce qui se produit du côté anglophone ?

Marie-Claude Thifault : Dans le cadre du projet «  Déshospitalisation psychiatrique et accès aux services de santé mentale : Regards croisés Ontario-Québec » que je dirige, les membres de l’équipe (I. Perreault, M. LeBel, M. Martel, A. Klein, M. Neagu, L. Kirouac, S. Harrisson, S. Moya) ont mené des enquêtes sur le sujet, mais en s’intéressant aux discours croisés au sein des communautés minoritaires francophone et anglophone. Cela dit, je ne cacherai pas que je pense qu’il est navrant qu’on retrouve encore dans l’historiographie récente sur le sujet de la santé mentale une interprétation très simpliste opposant une psychiatrie anglo-protestante avant-gardiste à une psychiatrie francophone supposément marquée d’un sérieux retard. À ce propos, j’ai très hâte de lire dans le Bulletin canadien d’histoire de la médecine l’article d’Alexandre Klein sur « Le mythe des deux solitudes. Des relations entre les psychiatres francophones et anglophones dans le Montréal des années 1950 » (à paraitre). Le sujet m’intéresse, mais mes travaux se consacrent plutôt aux communautés linguistiques vivant en contexte minoritaire, soit les francophones de l’Est ontarien suivis en psychiatrie dans le cadre du programme de santé mentale de l’Hôpital Montfort fondé en 1973. La population est ontarienne avant les années 1970 avait difficilement accès à des soins psychiatriques en français. Cette dimension souvent négligée nous fait réaliser les différences importantes concernant l’accès à des soins pour les populations anglophone et francophone vivant dans un contexte linguistique minoritaire. Disons que cette approche permet de comprendre qu’il y a des enjeux politiques importants reliés à la langue de service et que dans ce contexte particulier tous les Canadiennes et les Canadiens n’ont pas la même autonomie citoyenne.

Benoit Marsan : Dans le résumé de votre présentation à l’occasion du colloque, vous proposez une approche culturelle inspirée de la microhistoire. Quels sont les avantages d’une telle méthode lorsqu’on veut rendre compte de la déshospitalisation psychiatrique?

Marie-Claude Thifault : Une façon de pratiquer le métier d’historienne. J’aime le défi de travailler avec des sources « peu bavardes », mais qui permettent de saisir des parcelles d’instant. Depuis 20 ans déjà, je dépouille les dossiers médicaux de patient-e-s psychiatriques pour tenter, à petite échelle, de comprendre leur état et leur vécu. Les dossiers psychiatriques de Saint-Jean-de Dieu au tournant du 20e siècle sont très minces, mais révèlent néanmoins, par petites bribes, la voix des femmes et des hommes enfermés pour folie. Cette voix, je la cherche dans les dossiers. Parfois je la trouve et je peux l’analyser dans un contexte loin des grandes interprétations sociales, mais plutôt à un niveau au ras du sol où l’expérience d’un seul individu permet de la mettre en valeur. Ma quête dans les dossiers médicaux m’invite à me tenir loin des discours officiels pour aller à la découverte du malade, de celui qui souffre et parfois d’y faire la rencontre de ceux qui l’entourent et qui cherchent son bien-être. Je ne me mets pas la tête dans le sable en cherchant à nier que l’expérience asilaire ou hospitalière de plusieurs patient-e-s a été un cauchemar… mais l’histoire de la santé mentale a tellement plus à divulguer. Je laisse aux autres le soin de raconter les défauts des asiles et des hôpitaux psychiatriques pour me consacrer aux parcours de vie psychiatrique de gens ordinaires dont trop rarement on entend la voix dans le discours historique. Ma présentation dans le cadre de ce colloque sera l’occasion de raconter des parcours de vies psychiatriques de femmes francophones suivies en psychiatrie pendant plus de vingt ans. Des récits singuliers qui illustrent néanmoins une part d’universel concernant les contrecoups de la déshospitalisation psychiatrique.


[1] Cette entrevue a été publiée, à l’origine, sur le blogue Question sociale et citoyenneté. C’est avec l’accord des responsables que ce texte est ici reproduit. Vous trouverez d’ailleurs d’autres entrevues et contributions de ce blogue sur l’espace qui leur est réservé sur notre site.