Épaves, histoire et patrimoine maritime : quand le fleuve Saint-Laurent révèle ses archives Entretien avec Samuel Côté, Chasseur d’épaves

Publié le 13 juillet 2016

Par Véronique Dupuis, géographe, étudiante à la maîtrise en histoire à l’UQAR et et collaboratrice pour HistoireEngagee.ca

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L’Empress of Ireland. Bibliothèque et Archives Canada, PA-116389.

L’Empress of Ireland. Bibliothèque et Archives Canada, PA-116389.

Qu’ont en commun le Scotsman, la Lina Gagné, la Manseau et le Saturnus? Navigants autrefois sur le fleuve, ils jonchent désormais le lit du Saint-Laurent, véritable cimetière sous-marin. Ces quelques bâtiments reposent aux côtés de centaines d’autres, bien enfouis sous l’horizon. Comme les traces de leurs naufrages, leurs histoires et celle de leurs équipages se font discrètes. Gagnant parfois un caractère anecdotique auprès de communautés riveraines, elles demeurent trop souvent oubliées. C’est afin de leur redonner un nom et de faire revivre ces vestiges de l’activité maritime intense qui a laissé sa marque sur le fleuve Saint-Laurent que Samuel Côté est devenu chasseur d’épaves. Peu commun, ce titre intrigue et fait appel à l’imaginaire. Pourtant, il s’agit d’une profession qui gagne à être reconnue au-delà des préjugés qui l’entourent et dont Samuel Côté est l’un des rares représentants au Canada. HistoireEngagee.ca s’est entretenu avec ce passionné du fleuve Saint-Laurent originaire de Price, un village accroché à la rivière Mitis dans le Bas-Saint-Laurent, à propos de son parcours atypique. Soucieux de rapprocher les Québécois à l’histoire et au patrimoine maritime qu’il contribue à faire émerger et à diffuser depuis plusieurs années, Samuel Côté souligne les défis, mais aussi les opportunités que comporte la pratique de l’histoire en dehors du cadre académique. Présent dans les archives, sur le terrain, dans les salles de conférence, sur l’Internet, comme à la télévision, ce Chasseur d’épaves ne ménage aucun effort pour faire vivre l’histoire maritime du Saint-Laurent.


Véronique Dupuis : Le titre chasseur d’épaves est particulier et peu commun. En quoi consiste ton travail et quel est le processus qui t’a mené à t’aventurer dans le monde des épaves et à pousser la recherche en ce sens?

Samuel Côté : Dès mon plus jeune âge, j’ai su que j’avais un réel intérêt pour l’histoire maritime. Au cours des années, j’ai développé une véritable passion pour le monde maritime, mais particulièrement pour les épaves. Aujourd’hui, cette passion est devenue mon métier. Cependant, devenir et être un chasseur d’épaves exige beaucoup de travail, de rigueur et de persévérance. La recherche que l’on doit faire en amont demande du temps et de la patience. Lorsque l’on est jeune, on pense aux épaves en rêvant aux trésors qu’elles peuvent contenir. Maintenant, quand j’en découvre et que j’en identifie une, les artéfacts ne m’intéressent pas. Avec le temps, chaque épave et l’histoire qui s’y rattache sont en réalité ce trésor.

Mon rôle, après avoir localisé, identifié et exploré une épave, c’est de la faire connaître. Le fleuve recèle de pages d’archives qu’il reste à déchiffrer. Il est le plus grand musée du Québec et il n’est pas ouvert au public. Par mon travail et mes recherches, je souhaite vulgariser l’information afin de les rendre accessibles au plus grand nombre de gens possible. Souvent, je rencontre des personnes qui ont une épave en face de leur maison et elles l’ignorent. En prenant conscience de cette information, elles en apprennent plus sur leurs histoires locale et régionale et elles n’ont plus la même vision de leur espace, de leur environnement. On peut alors dire que mon rôle est aussi social.

Enfin, le titre de chasseur d’épaves n’est pas très bien vu au Québec. Je veux redorer l’image de la profession.

Véronique Dupuis : Pourquoi faire de la recherche à l’extérieur du cadre universitaire ou gouvernemental?

Samuel Côté : J’ai un parcours atypique. J’ai appris à aimer l’histoire «sur le terrain» et non à l’école. Je suis un autodidacte et j’ai acquis une certaine expérience à travers mes recherches et mon travail in situ. Par contre, je voulais asseoir ma crédibilité en obtenant un diplôme et c’est à ce moment que j’ai entamé un baccalauréat en histoire à l’Université du Québec à Rimouski (UQAR). Ma formation d’historien et de recherchiste-documentaliste s’est amorcée tardivement. Les bancs de l’école, ce n’était pas pour moi.

Au cours de mes études en histoire, j’ai réalisé que la vision universitaire est très «by the book». De plus, il y a très peu de débouchés dans ce domaine. Bien sûr, il est possible d’être professeur, chercheur ou encore de travailler dans les archives, mais les avenues professionnelles sont limitées. J’ai toujours été sur le terrain et le travail dans un bureau m’intéresse moins.

Véronique Dupuis : Quels sont les enjeux reliés au fait de sortir des sentiers battus pour faire de la recherche?

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Crédit : Réjean Côté.

Samuel Côté : Premièrement, il y a les enjeux financiers. Au départ, j’ai essayé d’établir des partenariats, d’avoir des commanditaires, mais c’est très difficile. Les gens ne sont pas conscients des richesses patrimoniales que l’on a au fond de l’eau et sont plus ou moins intéressés à contribuer à des projets de recherche comme les miens. Cependant, avec le temps certains partenaires m’approchent pour une collaboration. La roue tourne! Donc, au plan financier, plus ça va, plus j’ai une certaine latitude. Toutefois, j’ai toujours des comptes à rendre soit à la maison de production pour la série Chasseurs d’épaves[1], soit au Centre interdisciplinaire de développement en cartographie des océans (CIDCO), soit aux autres partenaires. Il y a des bailleurs de fonds qui attendent des résultats. Mais avec les années, j’ai su gagner leur confiance. Au Québec, je suis le seul à vivre uniquement de cette profession. L’opportunité de produire une série télé m’a beaucoup aidé à apporter de l’eau au moulin. De plus, mes conférences et mes autres contrats me permettent d’augmenter mes revenus.

Afin de réussir à en vivre, on doit toujours se réinventer. Il faut être créatif et proactif. Il faut utiliser le bon angle de traitement pour faire en sorte d’être intéressant. Je dois mettre de la couleur sur des photos en noir et blanc! La créativité fait partie de ma démarche, car je dois sans cesse créer la demande. S’il n’y a pas de demande, tout tombe.

Au début, mes motivations n’étaient pas bien comprises. Il y a une différence entre «pilleur d’épaves» et «chasseur d’épaves». Cependant, les gens ne font pas toujours cette distinction. Même encore aujourd’hui, le terme «chasseur d’épaves» reste péjoratif, négatif. Plusieurs souhaiteraient l’expression «chercheur d’épaves», mais «chasseur d’épaves» est utilisé partout dans le monde. Au Québec, il n’y a pas vraiment de précédent. Toutefois, il y a Claude Villeneuve et Donald Tremblay ainsi que leur équipe qui ont localisé l’épave de l’Empress of Ireland en 1964, mais après quelques années, ils ont fait autre chose. Alors, expliquer aux gens de notre entourage que l’on veut être chasseur d’épaves et en vivre, c’est un beau défi! De plus, il n’y a pas de manuel d’instruction pour le devenir et il n’y a pas non plus d’école pour ça. Cela peut apporter beaucoup d’incertitude.

Aussi, la recherche d’épaves, c’est énormément de temps à consacrer dans les archives. Beaucoup de travail doit être fait en amont. Je ne plonge pas, mais je suis le seul de mon équipe à faire les recherches théoriques. À cela, il faut ajouter les coûts très élevés des documents d’archives et des équipements spécialisés ainsi que les frais généraux. Je suis d’ailleurs très privilégié de pouvoir collaborer avec le CIDCO pour les équipements de sondage. Il ne faut pas non plus oublier que nous sommes tributaires de Dame Nature. Le fleuve est capricieux et les conditions de plongée et la météo ne sont pas toujours idéales et favorables. La saison est très courte, soit de la mi-juillet à octobre si on persévère un peu. Les courants sont forts et il y a souvent beaucoup de particules sédimentaires dans la colonne d’eau. Dans la série télé, chaque épisode montre 20 minutes de matériel, mais il y a deux jours de tournage et plusieurs heures passées en archives. Il faudrait un format d’émission de 60 minutes afin d’aller plus dans les détails. On doit toujours synthétiser. J’ai des dossiers complets pour chaque épave. Heureusement, je peux transmettre ces informations lors de mes conférences. Pour la série Chasseurs d’épaves, j’ai gagné un Gémeau. C’est une belle reconnaissance, mais je suis davantage stimulé quand j’identifie une épave, car c’est l’accomplissement de plusieurs heures de recherche. En apparence, les gens accordent plus d’importance au trophée, car ils ne savent pas tout le travail qu’il y a derrière une identification ou une localisation d’épave.

Véronique Dupuis : Depuis quelque temps, les gens s’intéressent davantage à ton travail et à tes projets. Comment expliques-tu la popularité grandissante envers ce que tu fais et ce que tu proposes?

Samuel Côté : Tout d’abord, la télé a un grand pouvoir de diffusion, ce qui me permet de rejoindre un large public. Pour ma série, j’essaie de toujours trouver des histoires méconnues, des filons intéressants. Je pense que les gens ont une curiosité pour l’histoire et désirent la connaître davantage. Plusieurs personnes me disent que c’est bien d’avoir une série de ce type produite au Québec et que ce soit notre histoire qui est mise à l’avant-plan.

Crédit : Samuel Côté.

Crédit : Urbania.

J’ai aussi une belle réaction sur les médias sociaux. Aujourd’hui, on ne peut pas passer à côté des réseaux sociaux. Ils permettent d’être près des gens, de discuter avec eux et de répondre à leurs questions. Je crois que le fait que je sois présent sur plusieurs plateformes et que je sois «accessible» incite les gens à se questionner et à vouloir en apprendre toujours plus.

Des étudiants au secondaire, du cégep et de l’université présentent mon métier ou font des travaux sur mes recherches. Des petits garçons souhaitent même devenir chasseurs d’épaves!

Véronique Dupuis : Selon toi, tes recherches et la manière dont tu fais connaître tes résultats et tes découvertes ont-ils un impact sur la population régionale, mais aussi provinciale? As-tu l’impression de rejoindre plus de gens, de démocratiser en quelque sorte l’histoire en la rendant plus concrète, de rendre l’histoire maritime plus accessible?

Samuel Côté : Ma façon de livrer les résultats et de raconter l’histoire rejoint effectivement un large public. Je reçois beaucoup de commentaires et de questions de la part de personnes de tous âges, tant des enfants que des personnes plus âgées. Cela me laisse croire qu’il y a un intérêt grandissant pour le métier que je fais, mais aussi pour l’histoire. Avec la diffusion de Chasseurs d’épaves, les gens se rendent compte que nous avons au Québec une histoire riche. Les épaves qui reposent dans le fleuve nous rappellent que l’on a une tradition maritime importante.

Véronique Dupuis : Des centaines d’épaves gisent au fond du fleuve, du golfe et des grandes étendues d’eau canadiennes comme les Grands Lacs. Cependant, très peu de celles-ci sont reconnues comme étant protégées. Selon toi, quelle est l’importance de la préservation des épaves et les enjeux qui y sont reliés?

Samuel Côté : On ne connait pas le nombre exact d’épaves qu’il y a au fond du fleuve, car son lit n’a jamais été sondé au complet. Il y en a assurément des centaines, mais la majorité n’a jamais été identifiée ou même localisée. Chercher une épave, c’est comme chercher une aiguille dans une botte de foin. On peut avoir une position, mais elle est la plupart du temps approximative. Il faut dire aussi qu’il existe une sorte de loi du silence au Québec. Des gens trouvent des épaves, mais ne divulguent pas leur position.

Pour ce qui est de la protection, l’épave de l’Empress of Ireland est la seule au Québec qui soit protégée. Elle a également été classée comme un lieu historique national du Canada, en 2009. Plusieurs autres ont un code Borden, c’est-à-dire qu’elles sont considérées comme des sites archéologiques. Le code Borden est un système de codification des sites archéologiques élaboré par M. Charles E. Borden en 1952. Composé de lettres et de chiffres, il indique l’emplacement d’une petite superficie du territoire canadien. Cependant, même avec cette mention, les lieux sont pillés. Il y a des plongeurs qui sont prêts à faire n’importe quoi pour remonter des objets à la surface. Pour ma part, je suis convaincu qu’il est mieux de rapporter des images que des objets. Le cas de l’Empress of Ireland en est un important qui a créé un précédent. Il fut un temps où des gens voulaient prendre le bois de teck de la structure. Ils étaient même prêts à dynamiter la coque de l’épave. C’est alors qu’il y a eu un soulèvement de la population pour bloquer cette intervention. L’épave est protégée depuis 1999 au Québec.

Chez les plongeurs, on sait qui pille les épaves, mais les autorités ne font rien. Il y a la Loi sur le patrimoine culturel qui pourrait être appliquée, mais le problème réside dans le fait que les contrevenants doivent être pris en flagrant délit. Cependant, ils se font discrets et il est difficile de les retracer. D’un autre côté, les règles sont un peu ambigües. Personnellement, je n’encourage pas les prélèvements d’artefacts, car il y a toute une notion de respect qui entre en ligne de compte. Très souvent, les épaves sont des lieux de sépulture. La plupart du temps, les corps sont restés coincés dans les structures. Les gens oublient trop souvent cette réalité. Par exemple, on estime à 650 le nombre de corps à l’intérieur de l’épave de l’Empress of Ireland. Il faut bien sûr conscientiser les plongeurs, mais aussi la population en général. Une personne qui est témoin d’un pillage devrait appeler les autorités, car il y a des amendes qui peuvent être données.

Il faut mentionner aussi que les archéologues subaquatiques, qui sont peu nombreux dans la province, font un bon travail en ce qui concerne la préservation de ce patrimoine.

Véronique Dupuis : Qui est le receveur d’épaves et quel est son rôle?

Samuel Côté : Lorsque l’on découvre une épave, on doit la déclarer au provincial et au fédéral. Le receveur d’épaves est une instance fédérale qui est régie par Transports Canada. Toutes les épaves trouvées ou les objets prélevés doivent lui être rapportés. Par exemple, lorsque mon équipe a remonté un morceau de porte de la Manseau, Érik Phaneuf, archéologue subaquatique, a dû en faire part au receveur d’épaves. Il tient ainsi un registre et note les informations. Cependant, il joue un plus grand rôle quand un navire fait naufrage et que sa cargaison parvient au rivage que lorsque l’on trouve une épave de 1850. Dans ce cas, c’est plutôt le Ministère de la Culture et des Communications qui fait la gestion du dossier. Malheureusement, le receveur d’épaves ne possède pas beaucoup d’information au niveau historique.

Lorsque l’on manifeste la présence d’une épave, on doit fournir un rapport. Après analyse, le Ministère de la Culture et des Communications juge si le vestige mérite d’avoir un code Borden. On détermine ainsi la pertinence et la valeur historique.

Véronique Dupuis : Si on compare avec les décennies précédentes, y a-t-il de nos jours une plus grande sensibilisation au niveau de la communauté et des instances politiques face à la préservation d’épaves?

Samuel Côté : Les politiciens portent un peu plus d’intérêt aux épaves, car mon travail et celui fait par les médias exercent une certaine pression sur eux. Aussi, le fait que ce ne soit pas seulement les gens de la région qui s’intéressent à l’histoire maritime provoque une prise de conscience. Toutefois, il faut comprendre que ce n’est pas une priorité pour les gouvernements. Il reste encore beaucoup de travail à faire en ce qui concerne la sensibilisation face aux épaves chez les instances politiques.

En Europe et aux États-Unis, les gouvernements sont plus impliqués. En France, la marine peut prêter ses bâtiments pour de la recherche. Ici, les politiciens ne sont pas conscients de la richesse historique et du patrimoine maritime qui dort au fond de l’eau.

Plusieurs fois, l’épave de l’Empress of Ireland a généré quelques débats autour de son accessibilité, mais aussi en ce qui concerne le prélèvement d’artéfacts à des fins d’exposition dans des musées. Selon toi, sachant bien sûr que le sujet peut être complexe, serait-il souhaitable de remonter à la surface quelques pièces dignes d’intérêt qui pourraient servir à l’interprétation de l’histoire et au développement de l’intérêt envers l’histoire maritime? La question s’applique à l’Empress of Ireland, mais aussi à toutes les épaves.

Le cas de l’Empress of Ireland est intéressant et unique. C’est l’épave la plus prestigieuse au Canada et même l’une des plus notables à travers le monde. Dans le cadre du centenaire de son naufrage en 2014, le Site historique maritime de Pointe-au-Père et d’autres partenaires ont souhaité retrouver et remonter le transmetteur d’ordres et le sifflet. Dans ce cas-ci, je les appuyais.

La structure est instable et les plongeurs ont de moins en moins accès à la salle des machines. D’ailleurs, rares sont ceux qui ont réussi à y pénétrer. De plus, les ponts et la timonerie s’affaissent rapidement. Nous n’aurons non plus jamais accès au côté tribord, car c’est sur ce flan que le navire s’est couché. Un jour, tout va disparaître, enseveli et écrasé. Le plongeur Dany St-Cyr a exploré 75 pour cent à 80pour cent  de l’épave. Il a sûrement vu des objets intéressants.

Si les prélèvements sont faits par des professionnels, par exemple des archéologues, et dans les règles de l’art, je suis tout à fait d’accord. Pour ce qui est de l’Empress of Ireland, on ne détient pas d’éléments nouveaux. Le sifflet et le transmetteur d’ordres auraient pu nous en apprendre plus sur le naufrage, nous apporter des réponses et nous permettre de valider certaines données. C’est ça aussi l’histoire. Les épaves sont des capsules temporelles uniques. Peu importe à quelle époque elles appartiennent, elles sont toutes complexes et différentes. En remontant des objets et en les exposant dans des musées, on les fait revivre et on raconte l’histoire des navires, des équipages et de la vie à bord.

Cependant, il est important de noter qu’avant de prélever des artefacts, les autorités devront procéder à un enregistrement systématique des vestiges. Un objet immergé longtemps dans l’eau du fleuve va se désintégrer rapidement à l’air libre. Lorsque l’on remonte des objets métalliques par exemple, il faut leur faire subir un traitement spécial, sans quoi ils vont s’altérer rapidement. Les artefacts prélevés doivent être traités dans un centre de conservation et ce processus est très long et onéreux.

Véronique Dupuis : La découverte d’une épave doit sans aucun doute être un moment fort réjouissant pour un chercheur comme toi ou pour un archéologue subaquatique, car celle-ci donne énormément d’informations sur une foule d’aspects. Qu’est-ce que peut apporter la découverte d’une épave?

Samuel Côté : On apprend beaucoup de choses en étudiant une épave. Elles sont les témoins d’une époque. Par exemple, les goélettes : il n’en reste que quelques-unes au Musée maritime de Charlevoix. Les autres se trouvent au fond de l’eau. Les épaves nous livrent aussi beaucoup d’informations sur les gens qui étaient sur le navire au moment du naufrage, sur la vie à bord, sur l’usage du bateau, sur son lieu de départ et sa destination, sur les matériaux de construction utilisés, l’architecture navale, les échanges  commerciaux et culturels régionaux de l’époque, etc. Elles sont aussi les témoins de métiers disparus comme les charpentiers maritimes. Les vestiges peuvent répondre à plusieurs interrogations et nous avons tendance à oublier ce fait.

Véronique Dupuis : Pendant la Deuxième Guerre mondiale, plus précisément entre 1942 et 1944, des sous-marins allemands (U-boot) ont pénétré dans le golfe et le fleuve Saint-Laurent et y ont coulé 23 navires militaires et civils. Pour l’Allemagne, ces eaux étaient des points névralgiques et géostratégiques pour empêcher le ravitaillement des troupes alliées en Europe. La bataille du Saint-Laurent, qui s’insère dans la bataille de l’Atlantique, a créé beaucoup d’inquiétude chez les populations côtières et les militaires qui ont dû se rendre à l’évidence que la guerre ne se déroulait pas seulement outre-mer et que l’ennemi était bel et bien entré en zone canadienne.  Tu travailles actuellement sur ce thème qu’est la bataille du St-Laurent, un sujet bien méconnu par la population en général. Pour avoir travaillé dans le domaine touristique pendant plusieurs années, j’ai toujours été surprise que cet épisode soit bien loin dans notre mémoire collective. Selon toi, pourquoi la bataille du St-Laurent est-elle à ce point ignorée?

Simon Côté : On dit en effet que c’est une guerre inconnue. Pour plusieurs, la bataille du Saint-Laurent c’est un concept flou, une guerre qui s’est déroulée dans l’Atlantique et en Europe. Pourtant, nous avons eu de réels combats ici. Je dirais que la censure appliquée à l’époque quant à la présence de sous-marins allemands dans le fleuve est un premier facteur. Afin de ne pas donner de piste à l’ennemi, on restreignait l’information. La population n’était donc pas au fait des derniers développements, des attaques et de la surveillance. Ceci a fait en sorte que certains épisodes ont échappé aux gens.

La génération d’historiens d’après-guerre a vu la bataille comme une défaite, car la marine et l’armée de l’air furent incapables de couler un sous-marin. Nous n’avons effectivement pas détruit de sous-marins, mais nous avons réussi à les faire fuir grâce à une grande offensive aérienne et à des convois serrés et efficaces. La marine était jeune et elle avait peu d’expérience. Il a d’ailleurs fallu construire des navires très rapidement. En 1940, on a construit la base de Fort Ramsay à Gaspé et les escadrilles survolaient le fleuve. C’était une guerre de vitesse. Les navires d’un convoi canadien devaient naviguer à la vitesse du navire le plus lent, alors que les sous-marins allemands étaient très rapides. Seize navires ont été coulés au Québec, dont le Carolus, le HMCS Racoon et le HMCS Charlottetown. L’objectif principal des Allemands est alors de mettre un terme à l’approvisionnement destiné à la Grande-Bretagne et aux troupes alliées. C’était stratégique, car le fleuve est la porte d’entrée sur le continent.

Les historiens n’ont pas porté assez d’attention sur ces événements. De plus, aucune province canadienne n’a inclus la bataille du St-Laurent dans son programme d’études en histoire. On a plutôt décidé de parler d’épisodes plus importants comme le débarquement en Normandie, Pearl Harbor, la bataille de l’Atlantique, etc.

Avec mon projet, j’ai créé un site Internet en collaboration avec Groupe PVP et le CIDCO. Ce site présente les résultats du travail fait depuis les derniers mois. Toute l’histoire des seize navires torpillés y est racontée via des documents inédits et un contenu animé. Je travaille aussi sur un projet de documentaire sur le sujet pour 2017. Il existe un documentaire qui a été produit dans le cadre de l’émission Contrechamp à Radio-Canada dans les années 1980, mais le mien apportera des éléments nouveaux. Il existe beaucoup de témoignages de rescapés des naufrages et des torpillages. Avec ces documents, je peux valider certaines informations. Il reste aussi très peu de survivants des torpillages et je souhaite les interroger dans le documentaire.

Véronique Dupuis : Le patrimoine maritime bâti au Québec et au Canada recèle de bâtiments désuets, abandonnés et en pleine décrépitude. Nous n’avons qu’à penser à différents phares qui jonchent nos côtes. Si l’on se compare à d’autres pays bordés par la mer, nous faisons piètre figure en ce qui concerne la préservation et la promotion de ce patrimoine. Aussi, il y a très peu de volonté politique et sociale afin de le préserver. Selon toi, qu’est-ce qui peut expliquer ce manque d’intérêt de la part des instances gouvernementales et des communautés face à la conservation de ces bâtiments et à leur histoire?

Samuel Côté : Les gens ne connaissent pas notre histoire maritime, ce n’est pas qu’ils en sont désintéressés. Ce n’était pas enseigné à l’école et ça ne l’est pas encore aujourd’hui. Or c’est prouvé, on protège ce que l’on connaît. Il faut informer les populations, vulgariser les informations. La diffusion fait pleinement partie de ma démarche. Il faut savoir d’où on vient pour savoir où l’on va. De plus, pourquoi ne parlons-nous pas davantage d’histoire dans les médias? Par exemple des pilotes du Saint-Laurent et de leur importance depuis des centaines d’années?

Crédit : Samuel Côté.

Crédit : Urbania.

Le patrimoine maritime bâti est en dérive depuis un certain temps et ce n’est pas faute d’avoir essayé de le sauver de la part de plusieurs personnes. Je me questionne à savoir où l’on s’en va avec notre patrimoine maritime au Québec. Pêches et Océans essaie de se débarrasser des phares. Le phare de Pointe-au-Père serait un des premiers à rénover. Les phares sont des témoins oculaires de cette histoire et ils ont sauvé beaucoup de gens à leur façon. On oublie que ce sont des monuments, que ce ne sont pas seulement des tours. De plus, ils caractérisent le paysage et ils seront toujours présents malgré le fait qu’ils ne soient plus nécessairement utiles à la navigation. Aujourd’hui, ils servent davantage d’amers. Si tous les phares du Québec étaient accessibles, ce serait merveilleux! Il faut aussi considérer les métiers disparus, par exemple les gardiens de phare. Avec l’automatisation des aides à la navigation, le gouvernement les a froidement mis de côté en leur envoyant une lettre «générique» qui ne faisait aucune mention de reconnaissance envers leur travail. On se doit de recueillir leur histoire sinon ce sont des témoignages qui seront perdus.

Nous parlons des phares, mais c’est la même situation pour les quais. Il faut que ce soit pris en main par le milieu et celui-ci n’a pas nécessairement le financement, l’énergie et la main-d’œuvre pour rénover, entretenir et faire revivre ces infrastructures. C’est une bonne partie de la problématique qui entoure la préservation et l’interprétation du patrimoine maritime bâti.

Rimouski est considérée comme une technopole maritime, mais elle met un peu de côté le volet historique. Avec mon projet sur la bataille du St-Laurent, je souhaite montrer que les scientifiques (CIDCO) et les historiens peuvent travailler ensemble et placer l’histoire au premier plan. C’est mettre la technologie au service du passé et c’est aussi rendre la science et la technologie plus accessibles.

Véronique Dupuis : Afin de susciter de l’intérêt et de sensibiliser les gens, y aurait-il lieu d’offrir aux élèves du primaire jusqu’au niveau universitaire des cours d’histoire touchant le volet maritime?

Samuel Côté : Il serait bien sûr très pertinent d’offrir des cours d’histoire maritime à tous les niveaux scolaires. Mais ce qui est primordial, c’est avant tout de rendre l’histoire intéressante. Au primaire, les enseignants doivent présenter cette matière d’une façon qui va susciter l’intérêt des jeunes. Il faut rendre le tout dynamique. La géographie permet un peu de toucher à cette discipline, mais on doit présenter l’histoire comme un domaine à part entière. Au secondaire, on devrait dispenser un cours d’histoire chaque année. Il y aurait plus de temps alloué pour voir la matière, donc les cours seraient moins condensés. Pour ce qui est du niveau universitaire, j’aimerais développer un cours d’histoire maritime. Je souhaite faire connaître la tradition maritime du Québec. Ce qui est bien à voir, c’est qu’en faisant connaître mon métier, les jeunes voient qu’il y a des opportunités de carrière en histoire. À ceux-ci, je dis qu’il faut croire en sa passion. Ils doivent se trouver une ligne directrice et la suivre. On doit en quelque sorte se spécialiser pour avoir plus de chance de voir s’ouvrir des portes.

Je remarque par contre un intérêt grandissant pour l’histoire maritime lors de mes conférences. Les gens veulent savoir, mais aussi s’impliquer. Il est dans notre devoir de faire revivre ce patrimoine. Pour ce faire, nous devons voir de quelle façon nous pouvons réaménager les bâtiments sans les dénaturer et trouver un moyen pour avoir les fonds nécessaires pour les entretenir.

Véronique Dupuis : Quels sont les autres thèmes/sujets que tu voudrais explorer dans les prochaines années?

Samuel Côté : Je travaille sur d’autres projets télévisuels. Je prononce aussi plusieurs conférences sur l’histoire maritime, sur mon travail et sur les épaves. J’ai plein d’idées en tête que je souhaiterais développer au cours des prochaines années.

Quelques informations en rafale

  • Le lit du fleuve est de compétence provinciale; la colonne d’eau, fédérale. Au niveau de la loi, lorsque l’on trouve une épave, cette situation peut rendre très complexes les procédures et les rapports, car il y a deux lois qui entrent en ligne de compte.
  • Au provincial, la « découverte d’une épave doit être signalée au ministère de la Culture et des Communications du Québec (MCC) comme toute découverte archéologique terrestre ». Ce signalement obligatoire est régi par l’article 74 de la Loi sur le patrimoine culturel (L.R.Q., P-9.002, 2011, chap. B-4) qui mentionne que « quiconque découvre un bien ou un site archéologique doit en aviser le ministre sans délai ». Au niveau fédéral, les épaves dites patrimoniales sont régies par la Loi de 2001 sur la marine marchande du Canada (L.C. 2001, ch. 26) qui cite à l’article 155 qu‘une personne qui trouve et prend possession au Canada d’une épave dont le propriétaire n’est pas connu doit en faire rapport au Receveur d’épaves.
  • Lorsque l’on mesure une épave, il est interdit d’y toucher. Le domaine de l’archéologie subaquatique est très particulier. Les règles sont strictes et s’ils ne s’y plient pas, les archéologues se font réprimander. De plus, c’est la crédibilité à la fois de ceux-ci et des chasseurs d’épaves qui est susceptible d’être affectée. Une bonne réputation dans ce domaine est difficile à créer, mais peut partir en fumée pour une seule faute.
  • Le sous-marin allemand U-69 est celui qui est venu le plus loin dans le fleuve en se rendant au large de la municipalité de Sainte-Luce. Il a aussi coulé le navire Carolus au large de Ste-Flavie. Selon les témoignages, les Allemands auraient pu se rendre jusqu’à l’embouchure du Saguenay.
  • Au Québec, il y a un grand problème de mise à l’eau pour les pêcheurs et les embarcations de plaisance. Pour accoster aux quais de Rimouski, de Bic et dans la Mitis, il faut attendre la marée haute. Des travaux pour faciliter l’accostage devraient impérativement faire partie de la stratégie maritime vantée par le gouvernement provincial en place actuellement. Avec des aménagements adéquats, il y aurait davantage de gens, ce qui stimulerait l’économie liée à la sphère maritime.

Pour en savoir plus

Livres

CÔTÉ, Samuel. Les naufrages du Québec au XXe siècle. Saint-Constant, Broquet, 2012, 162 p.

CÔTÉ, Samuel. Le Métis maritime ancré au passé… de 1800 à aujourd’hui.  Rimouski, Publications L’Avantage, 2009, 82 p.

Sites Internet :

Le cimetière du St-Laurent

Vivez la bataille du Saint-Laurent à travers ses épaves

Anciens Combattants Canada


[1] La série Chasseurs d’épaves est diffusée sur la chaîne télévisée Historia et présente les recherches faites sur le terrain par Samuel Côté et son équipe. Deux saisons ont été présentées et une troisième sera disponible dès 2017. Dans cette série, Samuel Côté agit en tant que recherchiste, consultant et personnage principal.