Grandir à l’orphelinat dans les années 1940-1950. Le témoignage d’Yves Lafleur – seconde partie

Publié le 9 septembre 2021

Ce billet fait suite à la première publication sur le parcours institutionnel d’Yves Lafleur. Dans cette seconde partie, monsieur Lafleur nous raconte son passage chez les Frères de Saint-Gabriel à Montréal dans les années 1950.

Orphelinat Saint-Arsène, Montréal  

Après trois années passées à l’Hospice Saint-Jérôme, Yves Lafleur est transféré à l’Orphelinat Saint-Arsène à Montréal. Il y passe quatre années ponctuées de nombreuses activités sportives et de vacances estivales à la colonie de l’orphelinat dans la région de Contrecœur. Il garde de bons souvenirs de son séjour dans cette institution montréalaise, malgré quelques incidents.


Classe de 6e année de l’Orphelinat St-Arsène, 1955, archives personnelles d’Yves Lafleur

 En 1902, monseigneur Dubuc, de la paroisse du Sacré-Coeur, cède un terrain bordant les rues Christophe-Colomb, Everett et de la Roche, à la communauté des Frères de Saint-Gabriel, afin qu’ils y établissent un orphelinat pour garçons1. Ayant une capacité d’accueil d’environ 50 enfants, l’Orphelinat Saint-Arsène reçoit ses premiers pensionnaires en octobre 1906. Six ans plus tard, l’orphelinat est déjà surpeuplé et compte plus de 100 garçons. Les Frères entreprennent alors un projet d’agrandissement, en 1913, ce qui leur permet dorénavant d’héberger 400 pensionnaires. En 1946, un second agrandissement est réalisé leur permettant d’accueillir 50 garçons supplémentaires en plus de voir à l’installation de douches2.


Orphelinat St-Arsène, c.1930, BAnQ-Montréal, Fonds La Presse, P833, S3, D724.

Saint-Arsène est un pensionnat pour garçons de la classe ouvrière plutôt qu’un véritable orphelinat. La plupart des garçons n’y restent que pour la durée de l’année scolaire et retournent dans leurs familles durant les vacances estivales3. En majorité, les garçons, âgés entre 6 et 14 ans, proviennent de familles canadiennes-françaises d’origines humbles dont le père est décédé ou bien incapable de contribuer au bien-être de la famille, comme c’est le cas pour Yves Lafleur4

N’étant pas reconnue comme une institution d’assistance publique, l’orphelinat compte beaucoup sur les pensions défrayées par les parents des pensionnaires pour équilibrer ses finances5.

Afin de divertir les jeunes, mais aussi afin d’amasser des fonds, Saint-Arsène organise des joutes de hockey avec des étoiles de ce sport telles que Maurice et Henri Richard, ou bien des spectacles mettant en vedette, entre autres, Dominique Michel, Paolo Noël et Michel Louvain. 


Yves Lafleur tenant un bocal de billes sur la patinoire extérieure de l’Orphelinat, 1954, archives personnelles d’Yves Lafleur.

Yves Lafleur qui garde les buts lors d’une joute d’hockey sur la patinoire extérieure de l’Orphelinat, 1954, archives personnelles d’Yves Lafleur.

L’orphelinat n’a jamais été intégré au réseau public d’éducation et reste en activité, en tant que pensionnat privé, jusqu’en 1976. En avril de cette même année, un incendie éclate à l’intérieur du bâtiment et cause des dommages de plus d’un million de dollars6. Incapables de voir à la rénovation du bâtiment, les Frères Saint-Gabriel se résignent à vendre. Achetées par la ville de Montréal, qui procède aux rénovations nécessaires, les installations sont louées au Patro le Prévost, une autre institution rasée par le feu en 19767. Le Patro, un centre communautaire d’entraide et de loisirs, occupe toujours les lieux à ce jour.

Colonie de vacances Saint-Arsène à Contrecœur

En 1912, l’abbé Adélard Desrosiers (1873-1953) achète un terrain sur la rive sud du Saint-Laurent, à environ une quarantaine de kilomètres de Montréal, pour en faire « une colonie de vacances pour les jeunes garçons francophones de Montréal »8. D’abord modeste, la Colonie des Grèves reçoit dans les années 1920 en moyenne 600 garçons par été9. Certains orphelins de Saint-Arsène ont la chance d’y aller durant quelques semaines tandis que les moins chanceux restent à Montréal, « à entretenir le terrain, à s’occuper du jardin, à faire des promenades dans les champs autour de l’orphelinat et à pratiquer divers sports »10


Jeunes vacanciers à la Colonie des Grèves, Contrecoeur, Québec, c.1944, BAnQ-Montréal, Fonds La Presse, P833, S3, D27.

En 1934, les Frères Saint-Gabriel ouvrent leur propre colonie de vacances sur le terrain adjacent à la colonie des Grève: la colonie Saint-Arsène. Cette ouverture permet à tous les garçons de l’orphelinat, dont le jeune Lafleur, de profiter de vacances estivales hors de la métropole. À la différence des autres colonies qui offrent des séjours de 3 semaines, celle de Saint-Arsène offre un séjour de 8 semaines. La colonie reçoit 230 garçons de 6 à 16 ans qui occupent leur temps entre sports extérieurs (gymnastique, baseball), excursions et artisanat11. Elle continue d’accueillir des jeunes jusqu’à la fin du 20e siècle. Sans connaître exactement le moment de sa fermeture, on sait cependant que les terrains et les bâtiments ont été repris par la colonie voisine Saint-Jeanne-d’Arc pour filles au début des années 2000.


Yves Lafleur, à la colonie de vacances de l’Orphelinat, tenant une cage à écureuils qu’il a fabriquée, c.1954, archives personnelles d’Yves Lafleur.

Asile Saint-Jean-de-Dieu 

  Le père d’Yves Lafleur est interné à l’asile Saint-Jean-de-Dieu durant plusieurs années, ce qui explique l’indigence de sa mère. Sans le dire à personne, le jeune Lafleur utilise son argent de poche, traverse la ville depuis l’Orphelinat Saint-Arsène et se rend à la Longue Pointe pour rendre visite à son père. Il en garde un vif souvenir teinté de blanc et des silences de son père. Encore aujourd’hui l’immensité de l’institution le frappe. Il faut dire que Saint-Jean-de-Dieu, aujourd’hui l’Institut universitaire de santé mentale de Montréal, a été l’une des plus importantes institutions asilaires au Canada. Située sur un vaste terrain dans l’est de Montréal, l’institution est qualifiée de « mini-municipalité » tellement elle est monumentale. 

Devant une surpopulation de l’Asile de Beauport, le gouvernement du Québec octroie, en 1873, un contrat de cinq ans aux Sœurs de la Providence pour qu’elles s’occupent de ce qu’on appelle « les idiots, les imbéciles et les fous ». En faisant appel à une communauté religieuse féminine, le gouvernement évite de nombreux frais, puisque les sœurs travaillent bénévolement selon le principe de la charité chrétienne12. De plus, les sœurs ont une certaine expérience en la matière, puisque cette congrégation religieuse, fondée par Émilie Tavernier-Gamelin en 1844, accueille dès ses débuts, rue Sainte-Catherine, quelques femmes « idiotes et infirmes »13.  


Premier Hospice St-Jean-de-Dieu, dessin produit après 1890, BAnQ-Numérique, Albums Massicotte.

La nouvelle institution est d’abord installée dans quelques modestes bâtiments que les sœurs possèdent à la Longue-Pointe. Ce sont d’abord 39 patient.e.s de la région montréalaise qui sont hébergé.e.s, puis 38 autres provenant de l’Asile de Beauport, et bien vite c’est plus d’une centaine d’hommes et femmes qui y sont interné.e.s. Les soeurs doivent donc procéder rapidement à la construction d’un nouveau bâtiment pouvant répondre à la demande. Le nouvel asile de cinq étages, terminé en 1875, possède 79 chambres privées, 51 dortoirs, 150 cellules, 7 parloirs, 23 réfectoires, 27 salles de traitement, deux infirmeries, en plus d’une cuisine et d’une buanderie. Une quinzaine d’années plus tard, on compte 1 246 pensionnaires dans l’établissement14. En 1890, un violent incendie détruit complètement l’asile. Le feu ayant pris naissance dans la section des femmes, ce sont 86 patientes et gardiennes qui y trouveront la mort. Les fenêtres munies de barreaux limitent alors les tentatives de ces dernières d’échapper aux flammes15. Durant la reconstruction, le résident.e.s sont relocalisé.e.s dans différentes institutions, dont l’Asile de Verdun et la maison-mère des Sœurs de la Providence, et ensuite dans des pavillons temporaires érigés sur le vaste terrain de Longue Pointe16


Hôpital St. Jean de Dieu, près Montréal, P.Q., [1924-1949], BAnQ-Numérique, Collection Pierre Monette.

Terminé en 1901, le nouvel établissement est encore plus grand que le premier. Pour l’époque, il s’agit d’une institution des plus modernes, « “une cité asilaire”, avec son auditorium, son restaurant, ses centrales de téléphones, ses équipes de sûreté, sa brigade d’incendie, son service de transport, ses centres de loisirs et d’artisanat », en plus des 24 pavillons d’hébergements (12 pour les hommes et 12 pour les femmes)17. C’est tellement immense qu’on utilise un petit train électrique pour s’y déplacer. Vingt ans plus tard, ce sont environ 3 000 personnes qui y sont traitées par 280 religieuses, 58 gardes-malades et sept médecins1

Cette quasi-ville, éloignée du centre urbain, bordée de jardins où l’intérieur des bâtiments est reluisant de blanc, apparaît comme un lieu de repos paisible où il fait bon vivre. La réalité est tout autre, comme l’ont bien démontré André Cellard et Marie-Claude Thifault : 

Au-delà des beaux principes thérapeutiques selon lesquels l’asile est censé offrir un service de plus en plus spécialisé en ce qui a trait à l’hébergement des patients, il demeure un lieu d’enfermement et de réclusion. L’institution asilaire impose un régime de vie, une routine quotidienne, des horaires fixes et, inévitablement, une série de règlements institutionnels, auxquels doivent se soumettre tous les malades de ce royaume de la folie18


Un dortoir des femmes, Hôpital Saint-Jean-de-Dieu, Montréal, c.1930, BAnQ-Montréal, Fonds La Presse, P833, S3, D459.

Saint-Jean-de-Dieu est pour ses patients et ses patientes un milieu de vie ponctué de cris, de pleurs, de phrases incohérentes et d’odeurs particulières. L’intimité est une aspiration bien illusoire, du moins pour ceux et celles qui y sont admis en tant qu’indigent.e.s. L’asile est en somme un lieu de mise à l’écart des laissés-pour-compte, de ceux et celles qui dévient des normes. Les Sœurs de la Providence resteront administratrices de l’asile jusqu’en 1974, lorsque le ministère des Affaires sociales en prend la charge. L’année suivante, on le rebaptise Hôpital Louis-H. Lafontaine19

Conclusion

Atteignant l’âge limite des garçons admis à Saint-Arsène (14 ans), Yves Lafleur quitte l’orphelinat à la fin de sa septième année scolaire.  Il retourne vivre à Saint-Sauveur-des-Monts avec sa mère et son frère. La famille Lafleur possède alors un duplex, héritage légué par son grand-père maternel. Il poursuit ses études à l’École St-Édouard, sise dans le village, administrée par les Clercs de Saint-Viateur et puis à l’École technique de Montréal. Yves Lafleur prend par la suite le chemin de l’entrepreneuriat et ouvre un commerce dans sa région natale. Il n’a gardé aucun contact avec les gens de l’orphelinat, exception faite de deux rencontres fortuites. Marié et père de trois enfants, il estime avoir passé une vie adulte heureuse et surtout bien entouré des siens. Le récit de vie qu’il nous a livré représente l’une des rares fois où il évoque son passé institutionnel. Il ne considère pas avoir eu une enfance malheureuse, « c’était comme ça » résume-t-il. 

L’équipe du CHRS tient à remercier chaleureusement Yves Lafleur pour son témoignage. Le récit de son passage au sein d’institutions de charité est d’une richesse inestimable.  

1 Pierre-Georges Roy, L’orphelinat Saint-Arsène de 1906 à 1929, mémoire de maîtrise, Histoire, Université de Montréal, 1990, p. 31-32.
2Ibid., p. 39-43.
Ibid., p. 88.
Les orphelins de père et de mère représentent uniquement 3.6 % de la clientèle admise entre 1906 et 1930 : ibid., p. 94-95.
Ibid., p. 63-66.
La Presse, « Incendies désastreux », 31 décembre 1976, p. 6.
Le Devoir, « Le Patro Jean le Prévost déménage », 17 septembre 1977, p. 13.
8  https://coloniedesgreves.com/informations-generales, consulté le 5 octobre 2020
Le Devoir, « Les colonies de vacances », 19 mai 1926, p. 5.
10 Pierre-Georges Roy, op. cit., p. 117. Roy note que durant l’été c’est près du tiers des garçons qui restent à l’OSA.
11 Le Devoir, « 3,400 enfants de Montréal, orphelins ou infortunés, vont (eux aussi) en vacances », 13 août 1959, p. 12.
12 André Cellard et Marie-Claude Thifault, Une toupie sur la tête. Visage de la folie à Saint-Jean-de-Dieu, Boréal, Montréal, 2007, p. 34.
13 Sœurs de la Providence, Un héritage de courage et d’amour, 1873-1973, ou La petite histoire de l’Hôpital Saint-Jean-de-Dieu à Longue Pointe, Hôpital Louis-H. Lafontaine, Montréal, 1975, p. 20
14 Ibid., p. 27-33.
15 André Cellard et Marie-Claude Thifault, op. cit., p. 65.
16 Sœurs de la Providence, op. cit., p. 37-40.
17 André Cellard et Marie-Claude Thifault, op. cit., p. 44.
18 Ibid., p. 64. voir aussi https://savoir.media/avant-apres-saison-2/clip/hopital-saint-jean-de-dieu
19 Bernard Courteau, De Saint-Jean-de-Dieu à Louis-H. Lafontaine. Évolution historique de l’hôpital psychiatrique de Montréal, Montréal, Éditions du Méridien, 1989, p. 166 et 177.