Habiter les archives : le point de vue d’un non-historien

Publié le 14 février 2019
Par Jean-Vincent Bergeron-Gaudin, doctorant en science politique à l’Université de Montréal
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Archives FRAPRU (Crédit : Jean-Vincent Bergeron-Gaudin)

 

Lorsque les responsables de la rubrique Chroniques d’archives m’ont contacté pour sonder mon intérêt à écrire un texte sur la collecte documentaire que j’ai menée pour ma thèse, j’ai dans un premier temps hésité. En tant que politologue et non-historien, quelle pouvait être ma contribution aux débats épistémologiques et méthodologiques d’une discipline qui n’est pas la mienne? Après avoir lu les premières chroniques publiées à l’automne, j’ai pris conscience que le rapport privilégié que j’ai développé avec mes sources, en dépit de ses singularités, présentait plusieurs points communs avec celui que les historiens.nes peuvent eux et elles-mêmes entretenir. Ainsi, mon hésitation de départ a rapidement fait place à une curiosité et une volonté d’explorer ce rapport particulier, voyant dans cette offre une occasion de faire un retour réflexif sur mes deux années passées dans les archives à documenter l’histoire des luttes relatives au logement au Québec (1978-2017).

Partant de ma posture de non-historien, je souhaite dans ce texte revenir sur un certain nombre d’apprentissages réalisés au fil de ces deux années. Je discuterai de la délicate question de la classification des archives, de l’importance du volume de documents traités et de l’intérêt d’utiliser des sources orales de manière complémentaire à des sources écrites. Tout au long du texte, j’essaierai aussi d’accorder une attention particulière au rapport sensible que j’ai développé envers mes sources.

L’art de la classification

Ma thèse vise essentiellement à expliquer la stabilité des mobilisations pour le droit au logement au Québec depuis la fin des années 1970, en examinant le rôle que les institutions politiques ont joué dans ce phénomène. Étant donné la faiblesse de l’historiographie sur le sujet, à l’exception de quelques contributions militantes[1], j’ai d’abord dû reconstruire la trajectoire des mobilisations liées à cette cause afin d’en dresser un portrait exhaustif et détaillé. La très grande majorité des luttes à l’échelle nationale ayant été coordonnées par deux regroupements, le Front d’action populaire en réaménagement urbain (FRAPRU) et le Regroupement des comités logement et associations de locataires du Québec (RCLALQ), tous deux fondés en 1978, j’ai épluché une grande partie des documents (communiqués, lettres, textes argumentaires, etc.) produits par ces organisations depuis leur création. J’ai aussi consulté les archives d’une organisation féministe pour le droit au logement ayant existé de 1986 à 1994, Information-Ressources Femmes et Logement (IRFL), afin de mieux comprendre la place des femmes dans les luttes et la façon dont le problème de la discrimination liée au logement, un problème qui touche davantage les femmes, a été politisé. Ce travail m’a permis de constituer une base de données documentaire de près de 1400 documents[2].

Les trois fonds d’archives consultés possédaient des caractéristiques très différentes : le premier (FRAPRU) avait été placé dans un centre d’archives privé, au Centre d’histoire et d’archives du travail, le second (RCLALQ) reposait encore dans les tiroirs de l’organisation et n’avait fait l’objet d’aucun classement préalable au moment du dépouillement, alors que le troisième (IRFL) avait bénéficié du traitement royal offert aux fonds de la Bibliothèque et Archives nationales du Québec. Trois fonds différents, donc, avec des degrés de classification différents, qui ont eu une incidence directe sur la rapidité avec laquelle il m’a été possible de trouver les informations recherchées. D’un instrument de recherche faisant 114 pages qui me permettait de connaître avec précision le contenu de chaque dossier à un instrument de recherche plus modeste de 24 pages, j’ai aussi dû chercher à vue, sans aucun instrument de recherche. Évidemment, cette dernière option s’est avérée la plus coûteuse en temps et a donné lieu à de longues séances de défrichage à ouvrir des dossiers simplement pour voir ce qu’ils contenaient.

Dans ce cas, le principal défi a été, avant même d’espérer trouver une information en particulier, de comprendre la logique de classification utilisée par l’organisation dans sa gestion quotidienne, une logique qui avait elle-même évolué avec les années. Sans suppléer au travail de l’archiviste – auquel je voue aujourd’hui une admiration sans bornes –, j’ai ainsi eu à distinguer le contenu des classeurs, périodiser les tiroirs et mener certaines recherches exploratoires, avant de traiter des pans entiers de documents sur une lutte ou un événement précis. La collaboration des employés.es a été d’une grande aide dans ce travail, malgré qu’ils et elles ne possédaient tout au plus quelques années d’expérience au sein de l’organisation et n’avaient pas nécessairement une connaissance exhaustive des archives. En parlant avec eux et elles, j’ai pu identifier les documents qui servaient encore de références aujourd’hui ou simplement d’observer comment la mémoire du regroupement leur avait été transmise.

Pour le fonds placé dans un centre d’archives privé, j’ai eu la chance de pouvoir discuter à plusieurs reprises avec l’archiviste qui l’avait constitué. Ces échanges m’ont permis de cibler mes recherches et, bien souvent, de gagner du temps. Car bien que ma collecte documentaire se soit échelonnée sur deux ans – ce qui est une durée considérable pour une thèse dans mon domaine –, le temps a toujours représenté une ressource rare et précieuse. Paradoxalement, alors que le rapport aux archives se développe dans la lenteur, j’ai souvent eu l’impression d’être pris par le temps et de devoir renoncer à certaines investigations, faute de temps. Ma compréhension de la classification de mes sources a été dans ce contexte un atout.

De l’importance du volume

À plusieurs moments durant ma collecte, j’ai ressenti un certain découragement devant les boîtes et les tiroirs de classeurs remplis de documents à dépouiller. Ce fort volume de données à traiter manuellement peut facilement avoir un effet dissuasif pour un non-historien. Il faut extraire les documents un par un, réaliser des fiches sur les plus pertinents, recopier certains passages et s’interroger systématiquement sur le contexte de production et la fiabilité des informations. Contrairement au questionnaire ou même à l’entretien qui permet une collecte plus ciblée, le travail d’archives demande de se pencher sur une quantité considérable de détails qui ont parfois peu de liens avec la question de départ.

Si le volume de documents a pu être une source de contrariété, j’ai aussi compris au fil du temps qu’il représenterait l’une des forces de mon étude. C’est en effet après avoir épluché 400, 600, 800 documents que j’ai commencé à avoir la vue d’ensemble nécessaire pour discerner la toile de sens qui se tissait entre les événements répertoriés. Par exemple, le communiqué de presse sur les premières compressions budgétaires dans le programme sur les habitations à loyer modique (HLM) en 1980 venait éclairer la décision du FRAPRU de prioriser cet enjeu à partir de 1981 et la lutte subséquente menée par le regroupement sur ce front, même au-delà de l’abandon du programme par le gouvernement fédéral en 1994. Le volume de données recueillies m’a ainsi permis de donner du relief aux événements, de cerner les périodes charnières et d’identifier les documents les plus pertinents, qui n’étaient pas nécessairement ceux anticipés au départ. C’est seulement en comparant et en mettant en perspective une grande variété d’archives que j’ai pu en arriver à ce résultat.

Parmi les multiples détails susceptibles de se retrouver dans un document organisationnel, certains ont également ajouté un caractère plus intime à ma collecte. Le ton familier adopté dans une lettre, les notes manuscrites laissées à certains endroits, la récurrence de certains noms et adresses m’ont parfois donné l’impression d’avoir accès aux coulisses des mobilisations. Résidant à Montréal, la ville où plusieurs des événements documentés se sont déroulés, les références à des lieux en particulier ont aussi modifié d’une certaine façon mon rapport à l’espace. À mes yeux, l’édifice au sud du parc Laurier n’est plus seulement une école restaurée en immeuble résidentiel, mais le lieu où se trouvaient les locaux d’Information-Ressources Femmes et Logement et où des militantes se rendaient quotidiennement à la fin des années 1980 et au début des années 1990 pour défendre le droit des femmes au logement. De la même façon, les logements situés entre le 5283 et le 5361 rue Saint-Denis ne sont plus simplement un ensemble anonyme d’appartements et de condos, mais le lieu de l’une des plus importantes luttes de bloc menées au milieu des années 1970 par des locataires contre leur propriétaire, la compagnie Clermont Motors. Même s’ils ne font pas partie comme tel de ma recherche, plusieurs détails tirés de mon travail d’archives continuent ainsi de m’habiter.

La complémentarité des sources

En parallèle de ma collecte documentaire, j’ai aussi réalisé une vingtaine d’entretiens individuels avec des militants.es de longue date du droit au logement. Après avoir vu défiler leur nom à de nombreuses reprises dans les archives et même pour certains.nes, avoir lu plusieurs documents signés de leur main, j’abordais généralement ces rencontres avec une certaine exaltation. Évidemment, cette méthode a pu être utilisée du fait que mon étude porte sur une période très récente de l’histoire et que les militants.tes, même ceux et celles ayant connu les années 1970, ont pu facilement être retracés.ées.

En plus de me permettre de confronter mes interprétations et d’éclaircir certaines zones d’ombre de l’histoire, ces entretiens m’ont donné accès à la réflexivité des militants.tes. Cette dimension a été pertinente pour comprendre les perceptions et les motivations des acteurs.trices pendant certains épisodes. Pourquoi avoir choisi de tenir une campagne sur la discrimination dans la recherche de logement plutôt que sur le contrôle des loyers à telle période? Pourquoi avoir décidé d’organiser une semaine d’occupations plutôt que d’avoir recours à d’autres types de tactique à tel moment? Quelles ont été les principales sources de tension au sein du mouvement au cours de telle lutte? Malgré toute la richesse des documents, il reste effectivement des éléments que les archives, du moins les archives des organisations, révèlent plus difficilement.

En même temps, j’ai aussi rapidement constaté lors de mes entretiens que la mémoire est une faculté qui oublie. Ayant le nez collé dans les archives, il n’était pas rare que je puisse reconstituer avec plus de précision que la personne rencontrée la suite des événements autour d’une mobilisation en particulier, surtout pour les luttes plus lointaines. Ma connaissance des archives a pu conférer un caractère particulièrement dynamique à certains entretiens, en me permettant d’effectuer plusieurs relances et d’activer la mémoire des militants.tes. Or, la mémoire est également une faculté qui sélectionne. Avec le temps, les individus peuvent en effet avoir tendance à retenir les informations les plus susceptibles d’avoir du sens par rapport à leurs choix et à leur parcours de vie. Un événement qui paraissait pourtant marquant à la lecture des archives pouvait susciter une forme d’indifférence lors d’un entretien auprès d’une personne qui l’avait vécu. Le recours à cette méthodologie comporte donc lui aussi des limites, l’idéal étant à mon avis d’utiliser les sources orales et écrites disponibles de manière complémentaire.

Pour un décloisonnement du travail d’archives

Ces quelques apprentissages offrent un aperçu du point de vue que je porte aujourd’hui sur le travail d’archives en tant que non-historien. Alors que plusieurs collègues et membres de mon entourage se sont inquiétés.ées de me voir passer autant de temps dans les archives, je me sens plutôt privilégié d’avoir eu le temps de documenter en détail et en profondeur un même phénomène, un luxe que je n’aurai peut-être pas dans mes travaux futurs. Comme politologue, ces deux années de collecte m’ont convaincu de l’importance d’utiliser les sources ayant été produites au cours des processus sociaux et politiques étudiés, au moment où l’issue des événements n’était pas encore connue, afin de mieux rendre compte de toute la complexité des enchaînements historiques.

Pour conclure, j’aimerais insister sur la nécessité de décloisonner le recours aux archives et de diffuser plus largement cette méthodologie à l’extérieur de la discipline historique. Les champs d’études étant généralement structurés autour d’un nombre limité d’outils méthodologiques, le travail d’archives a en effet le potentiel de renouveler les questionnements dans les domaines où il demeure peu utilisé. Aussi, les politologues et autres chercheurs.euses en sciences sociales ne peuvent toujours dépendre du travail des historiens.nes lorsqu’ils et elles s’intéressent à un phénomène du passé. Même si un.e historien.ne a déjà exploré le terrain, un seul traitement d’un corpus de documents ne suffit pas non plus à lui seul à épuiser les questions qui peuvent se poser. Ainsi, tous et toutes peuvent mettre la main à la pâte et initier un travail d’archives en ouvrant les boîtes et les tiroirs du passé.

Bibliographie

Bennett, Arnold. 1994. Le logement, un droit social. Montréal : Écosociété.

FRAPRU. 2008. Dans la rue… depuis 30 ans et pour longtemps : l’histoire du FRAPRU (1978-2008). Montréal : Groupes d’études et d’actions urbaines et FRAPRU.

Hamel, Pierre. 1983. Logement et luttes urbaines à Montréal (1963-1976). Montréal : Faculté de l’aménagement, Université de Montréal.

Hamel, Pierre et Jean-Franc?ois Le?onard. 1980. « Ambivalences des luttes urbaines et ambiguïté des interventions de l’E?tat », Revue internationale d’action communautaire 4 (44) : 74-82.

RCLALQ. 2018. 40 ans de luttes du RCLALQ pour le droit au logement (1978-2018). Montréal : RCLALQ.

René, Jean-François et Jean Panet-Raymond. 1984. Faut-il brûler les pancartes? Le mouvement populaire aujourd’hui. Montréal : Association Coopérative d’Économie Familiale (ACEF) du Centre de Montréal et Journal LA CRIÉE.

Saillant, François. 2018. Lutter pour un toit. Douze batailles pour le logement au Québec. Montréal : Écosociété.

 


[1] Les luttes relatives au logement au Québec ont surtout attiré l’attention des chercheur-e-s à la fin des années 1970 et au début des années 1980 (Hamel et Léonard, 1980; Hamel, 1983; René et Panet-Raymond, 1984). Depuis cette époque, des groupes et des militant-e-s ont tout de même produit des textes de première main racontant certaines des grandes luttes du mouvement (Bennett, 1994; FRAPRU, 2008; RCLALQ, 2018; Saillant, 2018).

[2] J’ai complété ce corpus en recueillant des documents datant des années 1970 auprès de certains comités logement locaux.