Histoire générale de l’Afrique : un projet toujours d’actualité

Publié le 14 septembre 2017

Par Pascal Scallon-Chouinard, historien et membre de l’équipe éditoriale d’HistoireEngagee.ca

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L’arbre à palabres, lieu traditionnel de rassemblement, sur l’île de Gorée au Sénégal. Crédit : Pascal Scallon-Chouinard.

Au début du mois de décembre 2016, plus d’une quarantaine d’artistes maliens se sont réunis au siège social de l’UNESCO à Paris pour rejoindre la « Coalition internationale des artistes pour promouvoir l’Histoire générale de l’Afrique », une initiative « visant à promouvoir le travail effectué depuis 1964 par l’UNESCO pour réécrire une histoire de l’Afrique débarrassée des préjugés[1]. » Créée en octobre 2015, cette coalition a également comme objectif de « faire descendre l’immense savoir contenu dans les volumes de [l’Histoire générale de l’Afrique] dans l’esprit du peuple » et de sensibiliser la jeunesse aux messages transmis par ces publications[2].

Cette nouvelle, si elle a eu relativement peu d’éclat à travers la couverture médiatique internationale de la fin de l’année 2016, illustre pourtant la pertinence et l’actualité d’une initiative historiographique amorcée il y a plus de cinquante ans. En 1964, dans le contexte des décolonisations récentes (et parfois encore à faire) en Afrique, l’UNESCO a lancé un appel aux chercheurs et aux chercheuses africains.es et de la scène internationale pour les inviter à collaborer à la rédaction et à la mise sur pied d’une Histoire générale de l’Afrique. Éventuellement constituée de huit volumes, cette publication souhaitait « reconstruire une histoire de l’Afrique libérée des préjugés raciaux hérités de la traite négrière et de la colonisation » et « favoriser une perspective africaine[3]. »  Pendant longtemps, écrivait en préface le directeur général de l’UNESCO (1974-1987) Amadou-Mahtar M’Bow, les « mythes et préjugés de toutes sortes ont caché au monde l’histoire réelle de l’Afrique. Les sociétés africaines passaient pour des sociétés qui ne pouvaient avoir d’histoire. Malgré d’importants travaux effectués, dès les premières décennies de ce siècle, […] bon nombre de spécialistes non africains, attachés à certains postulats soutenaient que ces sociétés ne pouvaient faire l’objet d’une étude scientifique, faute notamment de sources et de documents écrits[4]. » Le retour de ce projet collectif dans l’actualité permet de revenir, brièvement, sur les représentations de l’histoire africaines et sur les grandes lignes de la production historiographique portant sur ce continent.

Un continent « enveloppé dans la couleur noire de la nuit »…

Fortement teintée des conceptions raciales héritées de plusieurs siècles de rapports de domination entre Blancs et Noirs, l’historiographie du XIXe siècle portant sur l’Afrique s’est surtout distinguée par la représentation généralement négative des Africains.es qu’elle laissait transparaître. L’Afrique précoloniale y était présentée comme un territoire vide d’histoire, étranger aux notions de civilisation et de progrès; un continent, pour reprendre la célèbre formule de Hegel, « enveloppé dans la couleur noire de la nuit » et victime, en quelque sorte, d’un néant historique et culturel :

Ce continent n’est pas intéressant du point de vue de sa propre histoire, mais par le fait que nous voyons l’homme dans un état de barbarie et de sauvagerie qui l’empêche encore de faire part intégrante de la civilisation. L’Afrique, aussi loin que remonte l’histoire, est restée fermée, sans lien avec le reste du monde; c’est le pays de l’or, replié sur lui-même, le pays de l’enfance […][5].

Les plus fervents défenseurs des droits de la personne de cette époque partageaient bien souvent ce constat. À l’occasion d’un banquet tenu en 1879 et visant à commémorer l’abolition de l’esclavage (!), l’un des principaux orateurs de la soirée décrivait l’Afrique en ces termes :

La Méditerranée est un lac de civilisation; ce n’est certes pas pour rien que la Méditerranée a sur l’un de ses bords le vieil univers et sur l’autre l’univers ignoré, c’est-à-dire d’un côté toute la civilisation et de l’autre toute la barbarie. […] Est-ce que vous ne voyez pas le barrage? Il est là, devant vous, ce bloc de sable et de cendre, ce monceau inerte et passif qui, depuis six mille ans, fait obstacle à la marche universelle, ce monstrueux Cham qui arrête Sem par son énormité, – l’Afrique. Quelle terre que cette Afrique! L’Asie a son histoire, l’Amérique a son histoire, l’Australie elle-même a son histoire; l’Afrique n’a pas d’histoire. Une sorte de légende vaste et obscure l’enveloppe. […] L’Afrique importe à l’univers. Une telle suppression de mouvement et de circulation entrave la vie universelle, et la marche humaine ne peut s’accommoder plus longtemps d’un cinquième du globe paralysé[6].

Prononcées par nul autre que Victor Hugo, ces paroles se font l’écho d’une idée, d’un « fardeau » qu’aurait eu « l’homme blanc »[7] de se lancer dans une « mission civilisatrice » l’amenant à « coloniser » les peuples jugés primitifs. « Il y a pour les races supérieures un droit, parce qu’il y a un devoir pour elles. Elles ont le devoir de civiliser les races inférieures… », lançait d’ailleurs Jules Ferry, alors président du conseil des ministres de la France, à l’occasion d’un discours en séance parlementaire le 28 juillet 1885[8]. 

Il n’est donc pas étonnant de voir transparaître, dans les œuvres historiennes de la fin du XIXe siècle, des fragments de cette conception de l’Afrique. À titre d’exemple, Paul Gaffarel écrivait, en 1883, que les Africains n’avaient jamais « été capables de se fondre en un corps de nation, ni de repousser l’invasion extérieure », mais qu’ils étaient toutefois parvenus à opposer « à leurs conquérants la plus redoutable des résistances, celle de la force d’inertie. Tels ils étaient à l’origine de leur histoire, tels ils se maintiendront à travers les siècles et jusqu’à nos jours[9]. »

L’ouvrage du Général Faidherbe.

La volonté coloniale, accompagnée des perceptions et des discours qui lui étaient associés, était ainsi bien présente dans les productions littéraires et historiques de cette époque, riches des contributions de militaires et d’administrateurs qui glorifiaient généralement les conquêtes et « l’œuvre coloniale » des métropoles européennes. Les écrits du Général Faidherbe (1889)[10], ou encore ceux du Général Gallieni (1891)[11], témoignaient notamment des grandes stratégies et conquêtes militaires qui ont assuré la « gloire » et la « grandeur » de la France en Afrique. En outre, lorsque la colonisation était remise en question, elle n’était remise en cause que dans ses actions et dans sa brutalité, rarement dans ses principes et dans son discours paternaliste. Victor Augagneur, qui avait déjà occupé les fonctions de gouverneur de colonie au Madagascar et en Afrique équatoriale, a d’ailleurs cherché à lever le voile sur les exactions et sur les abus du système colonial français en Afrique. Il apparait toutefois clair, et ce, dès l’introduction de son ouvrage Erreurs et brutalités coloniales, qu’il n’entendait pas remettre en question une « œuvre coloniale » qu’il jugeait « si importante » mais « mal dirigée[12]. »

Vers un relativisme culturel

Dans les années 1920 s’est fait ressentir une certaine forme de relativisme culturel et moral qui a amené des intellectuels.les et des chercheurs.ses à considérer différemment l’Afrique et son histoire. Cet intérêt porté à l’endroit d’une histoire africaine conçue en dehors des valeurs européennes est notamment venu d’ethnologues de renom (Maurice Delafosse, Léo Frobenius, Théodore Monod, etc.). Peu à peu s’est construite « l’idée que le modèle européen [n’était] pas le seul existant, et à la notion d’États africains anarchiques et livrés aux seuls caprices de l’instinct, [tendait] à se substituer l’image de sociétés organisées selon des règles minutieuses lentement façonnées par la tradition et l’histoire[13]. » Théodore Monod, dans cette logique, écrivait quant à lui que le « Noir n’est pas un homme sans passé, il n’est pas tombé d’un arbre avant-hier. L’Afrique est littéralement pourrie de vestiges préhistoriques, [elle] existe, très concrètement, il serait donc absurde de continuer à la regarder comme une table rase, à la surface de laquelle on peut bâtir, à nihilo, n’importe quoi[14]. »

La vision de Monod, et le rôle accru qu’il a joué par le biais de l’Institut français d’Afrique noire (IFAN) dans la récolte et la préservation des traditions orales en Afrique, ont contribué à établir une nouvelle conception de l’histoire africaine en Europe. Mais son travail a également permis la formation de chercheurs.ses d’origine africaine qui, sous son aile, ont pu être initiés.es à la recherche historique et anthropologique telle qu’elle était pratiquée en Europe. L’écrivain et homme de culture malien Amadou Hampâté Bâ, à titre d’exemple, a bénéficié de sa formation (et éventuellement de son amitié) avec Monod, pour lui-même jouer un rôle important dans le développement d’enquêtes ethnographiques, culturelles et historiques sur l’Afrique traditionnelle[15]. Avec la collaboration de Jacques Daget, il a notamment rédigé une importante étude sur l’histoire de l’empire peul du Macina dont la réalisation reposait presque entièrement sur des données provenant de la tradition orale africaine[16].

Les décolonisations et l’histoire africaine

Le contexte des années 1950 et 1960, marqué par les mouvements de décolonisations et les luttes d’indépendance en Afrique (et ailleurs dans le monde), mais aussi l’influence de mouvances littéraires et artistiques de contestation (le mouvement de la négritude, par exemple), voit s’affirmer de nouvelles conceptions sur l’histoire de l’Afrique et de ses relations avec le monde, plus particulièrement avec l’Europe. Il s’en est bien souvent dégagé quelques formes de critiques portées sur le colonialisme et sur l’oppression vécue en Afrique et dans l’ensemble du « monde noir ». L’Europe, scandait notamment Aimé Césaire dans son Discours sur le colonialisme, a « trop longtemps rapetissé les droits de l’homme[17]. » Par cette phrase, le chantre du mouvement de la négritude accusait l’Europe d’avoir une vision trop limitée de l’Afrique, « d’en avoir eu, d’en avoir encore, une conception étroite et parcellaire, partielle et partiale et, tout compte fait, sordidement raciste[18]. »

Participants.es au le Premier Congrès des écrivains et artistes noirs, tenu à Paris entre le 19 et le 21 septembre 1956.

L’émergence de ces mouvements engagés a amené plusieurs écrivains.nes et intellectuels.les issus.es de l’Afrique ou de la diaspora à prendre position, à contester l’ordre en place et à internationaliser, dans une certaine mesure, le contexte colonial africain. Outre Césaire, on peut également penser à Frantz Fanon, à Léon-Gontran Damas ou même à Léopold Sédar Senghor, qui auront l’opportunité de s’exprimer par l’entremise de plateformes favorables à la critique du colonialisme et à la valorisation de l’héritage africain (la revue (1947) et la maison d’édition (1949) Présence africaine, ou encore le Congrès des écrivains et des artistes noirs. tenu pour la première fois en 1956, notamment). On peut aussi penser à l’écrivain tunisien Albert Memmi, qui avouait quant à lui, en introduction à son ouvrage Portrait du colonisé publié en 1957, avoir entrepris l’écriture de son livre d’abord et avant tout pour apprendre à se connaître lui-même; pour se comprendre et pour trouver sa place au milieu des autres hommes. La poursuite de cette quête l’a finalement amené à poser le constat suivant : « Je découvrais du même coup, en somme, que tous les colonisés se ressemblaient; je devais constater par la suite que tous les opprimés se ressemblent en quelque mesure[19]. » Ces mouvements se voulaient bien souvent porteurs d’un désir d’affirmation et d’indépendance culturelle. Ils représentaient « le refus d’une situation, l’expression et la valorisation d’une culture spécifique et le moyen de reprendre en main une culture systématiquement niée ou méprisée[20]. »

Dans le contexte des décolonisations, l’écriture offrait également l’occasion, pour des auteurs et autrices africains.nes, de se réapproprier une histoire nationale, ou du moins, de réaffirmer un passé qui avait jusqu’alors été passablement nié par la culture historique occidentale. Les thèses de Cheikh Anta Diop, qui ont cherché à démontrer une antériorité des civilisations africaines et le rôle actif des Noirs dans l’histoire générale de l’humanité, s’inscrivent dans cette logique[21]. Si celles-ci ont reçu leur lot de critiques et de contestations, il n’en demeure pas moins qu’elles ont également eu une grande influence en ce qui a trait à la façon de percevoir, de critiquer et d’écrire l’histoire de l’Afrique.

Très tôt dans les années 1960, les courants historiographiques portant sur l’Afrique ont été confrontés à deux réalités problématiques. D’une part, le contexte politique pouvait, à certaines occasions, influer sur l’écriture de l’histoire. Patrick Dramé mentionne en effet qu’« on a vu certaines dictatures du continent développer une manipulation certaine de l’histoire, le tout, afin de légitimer leur régime. Le développement d’histoires dites “ officielles ” a une forte tendance à exagérer certains aspects de l’Afrique précoloniale tout en faisant de la colonisation l’épicentre des maux du continent[22]. » D’autre part, certains historiens.nes se sont trouvés.es confrontés.es à un manque de sources écrites portant sur la période traditionnelle de l’Afrique. Cette lacune, si elle en est véritablement une, a toutefois conduit des chercheurs.ses à porter un plus grand intérêt aux ressources provenant de la tradition orale. Les récits sur les empires traditionnels, tels que racontés depuis des siècles par des traditionalistes et des griots, ont dès lors commencé à être retranscrits sur papier, dans des études généralistes ou dans des écrits relatant de grandes épopées. C’est dans cette lignée que s’inscrit l’ouvrage Soundjata ou l’épopée mandingue[23] de Djibril Tamsir Niane. Celui-ci a cherché à exploiter tout le potentiel historique de l’oralité en se penchant sur le récit de griots qui apparaissaient comme des membres importants des sociétés traditionnelles. Ce sont eux, précise-t-il, qui « à défaut d’archives, détenai[ent] les coutumes, les traditions et les principes du gouvernement des rois[24]. »

Histoire générale de l’Afrique

Le travail de Niane, du point de vue de la méthodologie et des intérêts de recherche, a ouvert le chemin à plusieurs chercheurs.ses désirant traiter de l’histoire de l’Afrique traditionnelle. Plus encore, il a permis de placer au cœur des intérêts de recherche en histoire africaine la valorisation des sources non écrites. D’autres personnalités africaines influentes de cette époque ont également attiré l’attention sur l’importance de leur préservation. C’est le cas, notamment, d’Amadou Hampâté Bâ, qui a sans contredit été un personnage important de l’univers culturel de l’Afrique de l’Ouest francophone. Jouant à la fois les rôles de traditionaliste, d’ethnologue, d’écrivain, et même de diplomate, il s’est consacré tout au long de sa vie à la préservation et à la promotion des valeurs traditionnelles africaines. Invité à titre de délégué du nouvel État indépendant du Mali à une rencontre de l’UNESCO tenue à Paris en 1960, il avait alors lancé qu’en Afrique, « quand un vieillard traditionaliste meurt, c’est une bibliothèque inexploitée qui brûle[25]. »

Amadou Hampâté Bâ (1900(1901)-1991).

Ses propos faisaient écho à une réalité culturelle qui touchait de façon importante l’Afrique de l’ère postcoloniale. En effet, il semblait que la représentation occidentale, au lendemain des décolonisations, postulait toujours dans une large mesure la primauté de l’écriture sur l’oralité. Elle rappelait, d’une certaine façon, ce déni d’histoire et de culture que les milieux intellectuels européens des XIXe et XXe siècles avaient mis à l’avant-scène au moment de déployer l’entreprise coloniale en Afrique. Par ses paroles, Hampâté Bâ avait ainsi cherché à démontrer qu’au-delà de l’écriture pouvait exister une tradition orale riche dont il importait de tenir compte, ne serait-ce que pour qu’un partage commun des connaissances et des cultures puisse s’opérer entre les pays africains et le reste du monde. Mais cet héritage, l’oralité, la « tradition vivante » de l’Afrique, se trouvait dans un état précaire[26]. Subissant les « assauts vigoureux et irrésistibles des idées modernes de ceux qui ne connaissent que celles-là », les pays à tradition orale voyaient progressivement leur culture et leur histoire s’effriter et être oubliées[27]. Les derniers dépositaires de cette mémoire, les « vieillards », se faisaient quant à eux de plus en plus rares, et leur savoir semblait disparaître avec eux avant même que leurs connaissances aient pu être récoltées et partagées[28]. L’Afrique moderne se retrouvait ainsi amputée de ressources majeures liées à ses valeurs culturelles, traditionnelles et identitaires. C’est dans ce contexte, en 1964, que s’est amorcée l’initiative de l’UNESCO visant à réaliser une Histoire générale de l’Afrique. Celle-ci se concrétisera finalement par la parution progressive de huit volumes au courant des années 1970 et 1980[29]. Le projet était d’une envergure colossale : il mettait à profit la collaboration de 350 auteurs et autrices placés.es sous la direction d’un comité scientifique international formé de 39 savants.es, dont les deux tiers étaient africains.es. La traduction des ouvrages, qui abordait l’histoire de l’Afrique en accordant une place importante à la tradition orale, s’est faite en anglais et en français, mais également en arabe et en plusieurs langues africaines.

Une initiative toujours pertinente

C’est à ce projet, toujours actif et en constante réédition, que la quarantaine d’artistes maliens a décidé de prêter voix à la fin de l’année 2016. Pourquoi, pourrait-on se demander. Après tout, l’historiographie sur l’Afrique n’a jamais été aussi dense et diversifiée, enrichie au fil des cinq dernières décennies par des contributions provenant de chercheurs.ses provenant d’Afrique, d’Europe, des Amériques et, finalement, de l’ensemble du monde. Est-il encore nécessaire, aujourd’hui, de soutenir une initiative qui vise à faire connaître et à valoriser une histoire « décomplexée » et construite en dehors de « préjugés »… en est-on encore là? La réponse, malheureusement, demeure « oui ». Et les exemples les plus éloquents de cette nécessité nous proviennent sans doute de la France et des nombreux débats sur le fait colonial qui s’y déroulent depuis les années 1990 et le début des années 2000.

L’histoire française, précise l’historienne Catherine Coquery-Vidrovitch, résulte de l’amalgame des héritages historiques au sein desquels le fait colonial a joué et continue de jouer un rôle[30]. Pourtant, à l’intérieur même des structures éducatives françaises et de ses programmes d’histoire, le fait colonial continue d’occuper une place somme toute marginalisée, laissant les étudiants.es, et par extrapolation la société française en générale, peu renseignés.es et peu intéressés.es à l’histoire africaine[31]. Délaissée des historiens.nes dans les années 1980 par mauvaise conscience, par ignorance ou par indifférence, suggère Coquery-Vidrovitch, l’histoire du fait colonial a fini par susciter, de la fin des années 1990 jusqu’à nos jours, de nombreux débats politiques et savants qui ont toutefois tourné autour de questions « mal posées »[32], se penchant essentiellement sur les abus ou sur les bienfaits du colonialisme, sur la légitimité ou non de reconnaître l’esclavage comme un crime contre l’humanité, sur le droit ou non aux lois mémorielles, etc[33].  Il serait difficile, par ailleurs, de ne pas soulever, puisque nous en avons « célébré » les dix ans à l’été 2017, le discours de Dakar rédigé par Henri Guaino et prononcé par Nicolas Sarkozy, alors président de la République française, à l’Université Cheikh-Anta-Diop au Sénégal. Caractérisé par un ton paternaliste bien senti, le discours s’attardait notamment à ce qui constituerait le « drame de l’Afrique » :

Le drame de l’Afrique, c’est que l’homme africain n’est pas assez entré dans l’histoire. Le paysan africain, qui depuis des millénaires, vit avec les saisons, dont l’idéal de vie est d’être en harmonie avec la nature, ne connaît que l’éternel recommencement du temps rythmé par la répétition sans fin des mêmes gestes et des mêmes paroles. Dans cet imaginaire où tout recommence toujours, il n’y a de place ni pour l’aventure humaine, ni pour l’idée de progrès. Dans cet univers où la nature commande tout, l’homme échappe à l’angoisse de l’histoire qui tenaille l’homme moderne mais l’homme reste immobile au milieu d’un ordre immuable ou tout semble être écrit d’avance. Jamais l’homme ne s’élance vers l’avenir. Jamais il ne lui vient à l’idée de sortir de la répétition pour s’inventer un destin. Le problème de l’Afrique et permettez à un ami de l’Afrique de le dire, il est là. Le défi de l’Afrique, c’est d’entrer davantage dans l’histoire. C’est de puiser en elle l’énergie, la force, l’envie, la volonté d’écouter et d’épouser sa propre histoire. Le problème de l’Afrique, c’est de cesser de toujours répéter, de toujours ressasser, de se libérer du mythe de l’éternel retour, c’est de prendre conscience que l’âge d’or qu’elle ne cesse de regretter, ne reviendra pas pour la raison qu’il n’a jamais existé[34].

Reprenant en quelque sorte des préjugés bien similaires à ceux du XIXe siècle, en particulier le déni d’histoire, le discours invite également les Africains.es à embrasser la « part d’Europe » qui se trouverait en eux et en elles; cette part, est-il mentionné, qui ne serait pas « indigne », puisqu’elle serait « l’appel de la liberté, de l’émancipation et de la justice et de l’égalité entre les femmes et les hommes. Car elle [serait] l’appel à la raison et à la conscience universelles. » Cela suppose, d’une certaine façon, que le goût de la liberté, de l’émancipation, de la justice et de l’égalité, de même que la raison et la conscience universelle, n’auraient pas été innés chez les Africains.es, mais qu’ils résulteraient plutôt de leur « part d’Europe », autrement dit, de leur héritage colonial.

Les relents de préjugés raciaux sont toujours présents dans les conceptions occidentales et dans certains discours portant sur l’Afrique ou encore sur les communautés issues de la diaspora. À la fin du mois de janvier 2014, à titre d’exemple, soit à la veille d’entreprendre le mois de l’histoire de Noirs.es, l’animateur de radio et chroniqueur Éric Duhaime, en commentant les perquisitions qu’il y avait eu au domicile du boxeur Jean Pascal, y allait de ce constat :

Je trouve ça plate, parce que les Noirs ont peu de héros, faut se le dire franchement, il y a eu un passé, bon on ne remontera pas à l’esclavagisme pis tous les problèmes que la communauté noire a pu vivre, mais c’est une communauté qui n’a pas beaucoup de héros, pis malheureusement j’ai l’impression que quand ils ont des héros, c’est souvent malheureusement des zéros […][35].

Certes, la définition du « héros » peut porter à discussion et à débat. Mais force est d’admettre qu’une meilleure connaissance de l’histoire du continent africain aurait sans doute pu fournir à Duhaime quelques exemples positifs à mettre de l’avant. L’objectif de l’UNESCO d’offrir une Histoire générale de l’Afrique de « reconstruire » une histoire africaine libérée de préjugés raciaux et de favoriser la mise à l’avant-scène d’une perspective africaine sur l’histoire du continent, bien que formulé dans les années 1960, demeure ainsi d’actualité. La volonté de la Coalition de réactualiser l’intérêt du public envers ces publications et de s’offrir comme alternative pédagogique n’est sans doute pas étrangère aux discours, toujours bien présents dans les médias et dans les sphères officielles, qui demeurent empreints de préjugés et qui témoignent d’une méconnaissance sur l’histoire africaine. En outre, l’ajout de la quarantaine d’artistes maliens devrait permettre de stimuler les actions de la Coalition et d’accentuer la visibilité de ses actions au Mali et en Afrique francophone.

Pour en savoir plus

[s. a.]. « Histoire générale de l’Afrique ». UNESCO. [En ligne]http://www.unesco.org/new/fr/social-and-human-sciences/themes/general-history-of-africa/.

[s. a.]. « Des artistes maliens rejoignent la Coalition des artistes pour promouvoir l’Histoire générale de l’Afrique ». UNESCO (5 décembre 2016). [En ligne]https://fr.unesco.org/news/artistes-maliens-rejoignent-coalition-artistes-promouvoir-histoire-generale-afrique.

[s. a.]. « Allocution de Nicolas Sarkozy, prononcée à l’Université de Dakar ». Afrik.com (28 juillet 2007). [En ligne]http://www.afrik.com/article12199.html.

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[1] [s. a.]. « Des artistes maliens rejoignent la Coalition des artistes pour promouvoir l’Histoire générale de l’Afrique », UNESCO, 5 décembre 2016, en ligne.

[2] Idem.

[3] [s. a.]. « Histoire générale de l’Afrique », UNESCO, en ligne.

[4] Amadou-Mahtar M’Bow, « Préface », dans UNESCO, Histoire générale de l’Afrique, Paris, UNESCO, 1974-1987, en ligne.

[5] Friedrich Hegel, La Raison dans l’Histoire, Paris, Plon, 1965, coll. « 10/18 », no 235, p. 247.

[6] Victor Hugo, Actes et paroles, Paris, Robert Laffont, 1992.

[7] L’expression « le fardeau de l’homme blanc » provient d’un poème de l’auteur britannique Rudyard Kippling, intitulé « The White Man’s Burden » et datant de 1899. On pouvait notamment y lire : « « [ces] foules qu’avec ménagement/(et trop lentement peut-être) tu entraînes vers la lumière… » ».

[8] Jules Ferry, « Les fondements de la politique coloniale (28 juillet 1885) », Assemblée nationale, en ligne.

[9] Paul Gaffarel, L’Algérie. Histoire, conquête et colonisation, Paris, Firmin Didot, 1883, p. 4.

[10] Général Louis Faidherbe, Le Sénégal : la France dans l’Afrique occidentale, Paris, Librairie Hachette et Cie, 1889, 501 p.

[11] Général Joseph Gallieni, Deux campagnes au Soudan français en 1886-1888, Paris, Librairie Hachette et Cie, 1891, 638 p.

[12] Victor Augagneur, Erreurs et brutalités coloniales, Paris, Éditions Montaigne, 1927, p. v.

[13] Jacques Chevrier, Littérature nègre. Afrique, Antilles, Madagascar, Paris, Armand Colin, 1974, coll. « U prisme », no 36, 1974, p. 45.

[14] Théodore Monod, cité dans la préface de Robert Delavignette dans Ousmane Socé, Karim : roman sénégalais, suivi de Contes et légendes d’Afrique noire, Paris, Nouvelles Éditions latines, 1948, p. 8-9.

[15] Hélène Heckmann, « Amadou Hampâté Bâ. Biographie chronologique sommaire », dans Amadou Touré et Ntji Idriss Mariko, dir., Amadou Hampâté Bâ homme de science et de sagesse. Mélanges pour le centième anniversaire de sa naissance, Paris, Karthala, 2005 (1999), p. 337

[16] Amadou Hampâté Bâ et Jacques Daget, L’Empire peul du Macina, Paris, Mouton, 1962, 309 p.

[17] Aimé Césaire, Discours sur le colonialisme, suivi de Discours sur la Négritude, Paris, Présence africaine, 2000 (1950), p. 14.

[18] Ibid.

[19] Albert Memmi, Portrait du colonisé, précédé de Portrait du colonisateur, Paris, Gallimard, 2003 (1957), p. 12-13.

[20] Frédérique Elsie Hanet, La littérature du refus en pays dominés : entre continuité, invention et utopie, Thèse de doctorat, Université de Montréal, 2004, p. 56.

[21] Voir, notamment, Cheikh Anta Diop, Nations nègres et culture. De l’Antiquité nègre égyptienne aux problèmes culturels de l’Afrique noire d’aujourd’hui, Paris, Présence africaine, 2000 (1954), 564 p., et Cheik Anta Diop, Antériorité des civilisations nègres. Mythe ou vérité historique? Paris, Présence africaine, 2001 (1967), 300 p.

[22] Patrick Dramé, cité dans Guillaume Marceau, « Les historiens africains face à l’histoire coloniale. Entretien avec Patrick Dramé », Le Panoptique, juillet 2008, en ligne.

[23] Djibril Tamsir Niane, Soundjata ou l’épopée mandingue, Paris, Présence africaine, 2000 (1960), 153 p.

[24] Ibid., p. 5-6.

[25] Cette formulation aurait été utilisée pour la première fois par Hampâté Bâ à l’occasion de la Conférence générale de l’UNESCO tenue le 18 novembre 1960. Elle a par la suite été réutilisée, sous différentes reformulations, par l’auteur lui-même, ne se détachant jamais de son sens originel. Adam Bâ Konaré, « Introduction générale », dans Adame Bâ Konaré, dir., Petit précis de remise à niveau sur l’histoire africaine à l’usage du président Sarkozy, Paris, La Découverte, 2008, p. 27.

[26] Amadou Hampâté Bâ, « Chapitre 8. La tradition vivante », dans UNESCO/NEA, dir., Histoire générale de l’Afrique. Volume I. Méthodologie et préhistoire africaine, Paris, Presses de l’UNESCO, 1980, p. 192.

[27] Amadou Hampâté Bâ, « Discours de Hampâté Bâ à la Commission Afrique de l’UNESCO », Bry-sur-Marne, Institut national de l’audiovisuel (Ina) [en ligne], 1er décembre 1960, 43 m 47 s, en ligne.

[28] Pour Hampâté Bâ, le personnage du « vieillard » est tout simplement « celui qui connait, même si tous ses cheveux ne sont pas blancs ». Amadou Hampâté Bâ, Amkoullel, l’enfant peul. Mémoires I, Paris, Actes Sud, 1999 (1991), p. 254.

[29] UNESCO, dir, Histoire générale de l’Afrique, Paris, Presses de l’UNESCO, 1980-1993, 8 v.

[30] Catherine Coquery-Vidrovitch, Enjeux politiques de l’histoire coloniale, Marseille, Agone, 2009, coll. « Passé & Présent », p. 9.

[31] Pierre Boiley, « Un enseignement ouvert au monde? Carences françaises et frustrations de mémoire », dans Jean-Pierre Chrétien, dir., L’Afrique de Sarkozy. Un déni d’histoire, Paris, Karthala, 2008, coll. « Disputation », p. 133-154.

[32] Catherine Coquery-Vidrovitch, Enjeux politiques, p. 10.

[33] Olivier Le Cour Grandmaison, « Sur la réhabilitation du passé colonial en France », dans Pascal Blanchard, Nicolas Bancel et Sandrine Lemaire, dir., La fracture coloniale. La société française au prisme de l’héritage colonial, Paris, La Découverte, 2006 (2005), coll. « La Découverte/Poche », no 232, p. 125.

[34] « Allocution de Nicolas Sarkozy, prononcée à l’Université de Dakar », Afrik.com (28 juillet 2007), en ligne.

[35] Éric Duhaime, dans une chronique radiophonique, 28 janvier 2014, en ligne.