« Idola Saint-Jean, L’insoumise »: recension

Publié le 8 mars 2018

Par Marilou Tanguay, étudiante à la maîtrise en histoire à l’Université de Montréal

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LAVIGNE, Marie et Michèle STANTON-JEAN. Idola Saint-Jean, l’insoumise. Montréal, Éditions Boréal, 2017.

L’usage de la biographie en histoire est complexe et comporte son lot d’apories comme le démontrent plusieurs articles parus dans un numéro de la Revue d’histoire de l’Amérique française consacré à celle-ci[1]. En histoire des femmes, son emploi invite à des réflexions particulières à ce champ disciplinaire puisque la biographie peut s’avérer à la fois un piège et un outil. En s’attardant au parcours singulier d’une femme iconoclaste, il est facile de sombrer dans la rhétorique de « l’exceptionnalisme ». Cet intérêt pour les « exceptions » et non pour les parcours de femmes ordinaires a pour effet pernicieux de ne pas représenter la réalité de l’ensemble des femmes[2]. À l’inverse, cependant, la biographie permet de rendre visibles les luttes menées par des femmes que les ouvrages généraux, souvent empreints d’un universalisme masculin, ont oblitérées.

C’est précisément en réaction au silence de l’historiographie sur le parcours pourtant impressionnant d’Idola Saint-Jean, notamment sur la question de la quête du suffrage des femmes, que les auteures Marie Lavigne et Michèle Stanton-Jean[3] ont décidé d’entreprendre la rédaction de sa biographie. En effet, si des ouvrages ont déjà été consacrés à Thérèse Casgrain ou Marie Gérin-Lajoie, deux suffragistes contemporaines d’Idola, cette dernière n’avait pas encore eu cette chance. Par conséquent, l’intention des auteures va beaucoup plus loin que de simplement présenter la vie de la féministe afin de mettre en lumière son rôle primordial dans l’histoire. La biographie est un moyen pour elles de réparer une histoire incomplète, « une injustice » comme elles le précisent.

Suite à la lecture des 384 pages qui composent l’ouvrage, il est manifeste que l’occultation de la figure d’Idola Saint-Jean dans l’histoire, occultation survenue après son décès et que les auteures qualifient du « mystère Idola Saint-Jean », ne peut s’expliquer par la faible importance de son implication dans les diverses revendications de son époque. Les auteures relèvent deux facteurs pour expliquer ce fait. L’une des raisons évidentes est qu’étant célibataire, sans enfants et fille unique, Idola n’a pas eu de proches pour préserver sa correspondance ou ses archives personnelles, rendant du coup la rédaction d’une biographie plus ardue. Outre ce manque de sources manifeste, les auteures émettent l’hypothèse que c’est dans le parcours singulier d’Idola que subsiste la principale cause de son invisibilité posthume. Idola n’a pas usé des stratégies « tout en douceur » dans sa militance comparativement aux féministes de l’époque au ton diplomatique et réservé qui employaient fréquemment des arguments maternalistes pour faire cheminer les questions relatives aux droits des femmes. Divergente, insoumise et rebelle, elle était redoutée.

Les auteures ont réussi à pallier le manque d’archives personnelles en opérant un croisement de sources diversifiées : archives des institutions qu’elle a fréquentées, archives de la Ville de Montréal, articles de quotidiens, fonds des organisations dans lesquelles elle s’est impliquée, recensements, Annuaire Lovell, pour ne nommer que celles-ci. Malgré un dépouillement de sources fastidieux, il va de soi que plusieurs pans de la vie d’Idola demeurent méconnus. Les auteures font donc usage de prudence tout au long de l’ouvrage en recourant à de nombreuses formulations telles que : « il est possible que », il « semblerait que » ou encore « il est probable que ».

Organisée en quatre parties, la biographie n’est pas construite selon un schéma uniquement chronologique. En effet, outre la dernière partie de l’ouvrage « Les dernières années, 1940-1945 », basé sur ce modèle, les autres sections mettent plutôt l’accent sur différents aspects – tous aussi importants – de la vie de la féministe.

La première partie, « Trouver sa place au soleil », divisée en dix chapitres, vise essentiellement à nous informer des activités artistiques et littéraires d’Idola Saint-Jean. Arborant un récit plus intimiste que les parties deux et trois, elle comporte davantage de détails sur la vie personnelle et familiale d’Idola. Née dans une famille relativement aisée, la mort subite de son père endetté contraint sa mère à déménager avec elle ainsi qu’à trouver diverses stratégies pour subvenir à leurs besoins. Idola, dont le rêve est d’être actrice, doit toutefois y renoncer dans un premier temps pour trouver un gagne-pain plus stable. Elle ira à Paris pour parfaire sa diction et obtenir une reconnaissance officielle ; puisqu’il n’existe pas encore de conservatoire au Québec. Revenue à Montréal, elle n’a pas de difficulté à obtenir des contrats dans le milieu de l’enseignement de la diction et de l’élocution. Maîtriser ces compétences est un atout précieux à qui veut percer dans le milieu théâtral, en tant qu’actrice mais également auteure de pièces. Bien que d’autres femmes de lettres écrivent alors des pièces de théâtre, et y jouent parfois également, Idola a un succès certain. Actrice encensée pour sa diction impeccable et son charisme, ses présences sur scène font souvent l’objet d’éloges dans les journaux. Celle que l’on qualifie de « gardienne de la langue française » perce le milieu anglophone en devenant chargée de cours à McGill où elle enseignera le français. Femme de lettres reconnue, Idola publie d’ailleurs un recueil de poèmes, Morceaux à dire, composé d’œuvres qu’elle a soigneusement sélectionnées.

Dans les deuxièmes et troisièmes parties, la vie d’Idola Saint-Jean devient le fil conducteur des auteures afin de nous immerger dans le milieu féministe de la première moitié du XXe siècle. La seconde partie du livre, « Femme autonome » présente la genèse de son implication dans les milieux engagés. Son premier engagement connu est celui de la fondation de l’Association artistique des dames canadiennes en 1908, l’année suivant la création de la Fédération Nationale Saint-Jean Baptiste. Cette dernière association est pour Idola une école politique et militante. De fil en aiguille, la féministe remet en question le rôle unique des femmes comme gardiennes de la foi. Dès 1922, Idola se retrouve au premier plan des revendications pour le droit de vote des femmes alors qu’elle est secrétaire du Comité provincial pour le suffrage féminin (CPSF) nouvellement créé. Les auteures réhabilitent l’importance d’Idola dans la fondation de ce comité, action traditionnellement attribuée uniquement à Marie Gérin-Lajoie.

L’année 1922 constitue ainsi un tournant dans la vie de la militante, qui, en plus de son rôle dans le CPSF, investit de plus en plus le champ politique pour défende les droits des femmes. Si Idola enseigne à McGill, fait partie de divers comités et milite en politique pour les droits des femmes, elle trouve également le temps d’être active dans les médias. Elle voit en la radio un instrument de pédagogie et n’hésite pas à utiliser ce médium pour faire connaître à diverses occasions ses réflexions sur les injustices de la condition des femmes. Attachant une importance aux médias dans l’avancée de sa cause, elle devient directrice de la page féminine du Montreal Herald, une collaboration qui ne dure qu’un an (1929) et fonde la revue Women’s Sphere/La Sphère féminine en 1933, revue qui sera publiée jusqu’à la fin de sa vie. Bien qu’Idola ne soit pas la seule femme de lettres de l’époque à mobiliser les médias pour faire la promotion de sa pensée, le ton activiste de ses chroniques dans la page féminine du quotidien tranche avec celui des pages féminines des autres journaux de la période.

Si les auteures ont choisi le mot « insoumise » pour qualifier Idola Saint-Jean, elles auraient incontestablement pu choisir le terme « engagée » comme en témoigne la troisième section de l’ouvrage « Changer l’ordre établi ». Déjà au fait de son implication importante dans le réseau féministe de l’époque suite à la lecture de la partie précédente, la partie trois met l’accent sur la diversité de l’implication d’Idola dans les mouvements intellectuels et sociaux. En effet, les auteures font une recherche d’envergure afin de déceler les moindres traces – lettres, discours, archives municipales, etc. – qui témoignent de l’engagement de la militante dans plusieurs domaines. Investie dans la vie municipale, défenderesse pour les droits au travail, revendicatrice pour accroître la justice sociale envers les plus démunis, présidente du Comité pour la paix… les journées d’Idola semblent bien remplies.

En parallèle à ces engagements variés, l’accent est inévitablement mis sur son désir constant de faire avancer la cause du droit de vote des femmes. Les stratégies militantes utilisées par Idola innovent comparativement à celles employées par les féministes des générations précédentes ; elles sont « plus affirmées et volontaires ». En 1927, lasse de devoir justifier auprès des membres du CSPF ses interventions publiques, qui sont de plus en plus nombreuses, elle quitte le comité et fonde l’Association canadienne pour le vote des femmes au Québec (ACVFQ).  Excellente oratrice, motivée à ce que les femmes obtiennent enfin le suffrage au provincial, qui subit alors de sempiternels refus à l’Assemblée nationale, et attachée à la liberté, il n’est pas étonnant que la militante se présente en politique à titre d’indépendante. En effet, en 1930, Idola Saint-Jean devient la première candidate canadienne-française à se présenter à des élections fédérales ; ce qu’elle fait avec un programme féministe par ailleurs. Si elle n’est pas élue, elle y voit tout de même une victoire pour l’avancement de la cause féministe.

L’ultime partie de l’ouvrage s’intéresse aux dernières années de la vie d’Idola. Puisqu’elle ne tient compte que des années 1940 à 1945 et qu’Idola fût moins active sur la scène publique, il en découle une raréfaction des traces quant à la vie d’Idola Saint-Jean pour cette période. Cette partie est dès lors la moins volumineuse des quatre. Néanmoins, c’est dans cette partie qu’est relatée la victoire de ce qui est alors devenu le combat d’une vie pour la féministe : l’obtention du suffrage pour les femmes. Idola peut enfin voter aux élections de 1942, droit dont elle se prémunit évidemment. Toujours chargée de cours à McGill en 1944, elle demeure présente dans le milieu littéraire en publiant une réédition de ses Morceaux à dire. C’est donc une Idola Saint-Jean toujours active, qui s’éteint le 6 avril 1945. Les raisons de son décès demeurent méconnues, mais les journaux font mention d’une «  courte maladie  ». Si Idola n’a pas énormément de parenté lors de son décès, outre une cousine avec qui elle résidait, elle laisse derrière elle le milieu féministe québécois en deuil. Son cercueil est porté par les amies et collaboratrices d’une vie remplie de luttes féministes. Ce fait marquant la dernière révérence d’Idola, d’ailleurs inusité pour l’époque, est à l’image de la vie non traditionnelle de cette insoumise.

Cet ouvrage comporte plusieurs qualités. Écrit de manière concise et succincte, il est agréable à lire. Les détails fournis, parfaitement dosés, permettent aux néophytes en histoire des femmes de bien suivre le fil sans perdre un lectorat plus initié en la matière. Comme mentionné précédemment, en raison des rares sources disponibles, les historiennes ont réussi à dresser un récit cohérent en ratissant de manière minutieuse les fonds d’archives accessibles ainsi que les périodiques de l’époque. Bien qu’appréhendée dans son individualité, la vie d’Idola Saint-Jean est présentée par les auteures afin de nous plonger dans le complexe milieu féministe des années 1920 et 1930 au Québec. Pour se faire, elles insistent notamment sur les relations, parfois houleuses, entre les nombreuses associations féministes et féminines de l’époque. Aussi, nous prenons plaisir à lire des passages sur le milieu du spectacle québécois du début du siècle, encore assez méconnu dans l’ensemble[4]. En insistant sur les relations à l’internationale d’Idola Saint-Jean, sur ses études à Paris et sur ses influences provenant de l’étranger, la biographie participe à déconstruire la vision d’un Québec replié sur lui-même. Ce constat est particulièrement frappant pour les années 1930, période où les milieux « alternatifs » ou « marginaux », au niveau politique et culturel, sont encore à explorer plus en profondeur.

De plus, en mettant en relation le féminisme d’Idola Saint-Jean à celui des autres femmes impliquées dans le milieu, comme Thérèse Casgrain, Marie Gérin-Lajoie ou Carrie Derrick, les auteures nous prouvent aisément que la pensée de la militante était novatrice pour son époque et son milieu. Sa pensée, fort étoffée, mérite effectivement d’être mise en valeur. On lit avec bonheur les nombreuses citations qui mettent en lumière ses idées avant-gardistes. Je pense ici particulièrement à celle de l’aristocratie des sexes, façon percutante de nommer la domination masculine, ou encore sa conceptualisation de la revendication du droit de vote basé sur les droits de la personne et de la démocratie. Par ailleurs, en s’intéressant beaucoup à la quête pour le suffrage des femmes au Québec, la biographie visibilise la complexité et les difficultés rencontrées par ses revendicatrices. Ce sujet a fait l’objet de peu d’études jusqu’à présent.

Si l’ouvrage arbore une structure plutôt thématique, on en vient parfois à regretter une formule plus chronologique. Puisque la vie d’Idola est découpée de manière à mettre en avant ses différentes facettes, les auteures sont forcées, à plusieurs occasions, de répéter des éléments déjà mentionnés dans les sections précédentes. Ce choix de mise en récit mine parfois la lecture. Il fait également en sorte qu’il est difficile de mettre en dialogue les différents aspects de la vie d’Idola Saint-Jean, malgré quelques rappels des auteures. Par ailleurs, à certaines reprises, je me suis questionnée sur les rapports des auteures avec leur sujet.  La biographie induit certainement une certaine affinité, voire une complicité entre la/le biographe et le sujet qui peut soit pousser vers des interprétations inédites, mais qui peut également être problématique comme l’indique l’historienne et biographe Andrée Lévesque[5]. Par conséquent, il faut demeurer conscient.e.s que la biographie demeure une création puisqu’évidemment, elle est l’œuvre d’une interprétation amenée constamment à fluctuer à mesure qu’elle sera reprise. On ne peut entièrement saisir un personnage dans toute sa complexité. Sur le sujet, Pierre Bourdieu parle quant à lui d’« illusion biographique », estimant également qu’il est impensable de reconstruire le contexte social dans lequel un individu a vécu, ce qu’il faut d’emblée reconnaître et énoncer[6]. Les auteures ne prennent pas toujours de distance face au personnage ni n’exposent réellement le fait qu’elles sont conscientes de leur participation subjective à la « construction » de ce récit. Cela se manifeste entre autres lorsqu’elles font la bonne part au rôle réel joué par Idola dans certains dossiers alors que certains coins d’ombre subsistent toujours dans les sources éparses disponibles.

Nonobstant ces quelques remarques, cet ouvrage constitue un apport substantiel et nécessaire à l’histoire du Québec. Certes, bien que cette biographie soit destinée en premier lieu aux intéréssé.e.s de l’histoire du féminisme québécois, sa lecture saura captiver un large lectorat. Il ne fait aucun doute que les auteures arrivent non seulement à réhabiliter de manière convaincante la place d’Idola Saint-Jean dans l’avancée des droits des femmes, mais également, de manière plus générale, à diffuser davantage le bouillonnement politique, intellectuel et militant qui avait cours chez les féministes de la première moitié du XXe siècle.

Pour en savoir plus :

LAVIGNE, Marie et Michèle STANTON-JEAN. Idola Saint-Jean, l’insoumise. Montréal, Éditions Boréal, 2017, 328 p.

BAILLARGEON, Denyse.  « Maternalisme et État providence: Le cas du Québec », Sextant, vol. 20, n°6,. 2003, p. 113-147.

BOURDIEU, Pierre. « L’illusion biographique », Actes de la Recherche en Sciences sociales, 62-63, juin 1986, p. 69-72.

FREEMAN. Barbara M. Kit’s Kingdom: the Journalism of Kathleen Blake Coleman, Ottawa, Carleton University Press, 1989, 211 p.

LÉVESQUE, Andrée. Éva Circé-Côté : libre-penseuse (1871- 1949), Montréal, Éditions du remue-ménage, 2010, 478 p.

LÉVESQUE, Andrée. « Réflexions sur la biographie historique en l’an 2000 », Revue d’histoire de l’Amérique française, vol. 54, n°1, 2000, p. 95-102.

ROBERT, Lucie. «De la vie littéraire à la vie culturelle. Vie, avez-vous dit ?» Revue d’histoire littéraire de la France, vol. CXI, nº 1, janvier 2011, p. 89-105.

SAVOIE, Chantale. Les femmes de lettres canadiennes-françaises, Nota Bene, Montréal, 243 p.


[1] Revue d’histoire de l’Amérique française, vol. 54, n° 1, 2000.

[2] Dans sa biographie sur la journaliste Kathleen Blake Coleman, la chercheuse Barbara M. Freeman déplore justement le fait que l’on s’intéresse aux femmes dont on estime la réussite en fonction de critères masculins.  Voir Barbara M. Freeman, Kit’s Kingdom : the Journalism of Kathleen Blake Coleman, Ottawa, Carleton University Press, 1989, 211 p.

[3] Les auteures qui nous proposent cette biographie n’en sont pas à leur premier ouvrage; membres du Collectif Clio, elles ont notamment coécrit, avec deux autres membres, le premier ouvrage de synthèse dédié à l’histoire des femmes au Québec en 1982.

[4] S’il s’agit d’une période méconnue en général, il est important de noter que le Centre de recherche interuniversitaire sur la littérature et la culture québécoise (CRILQ) explore de plus en plus cette période, notamment via des groupes de recherche sur la vie culturelle au Québec entre 1895-1948. Voir surtout les travaux de Lucie Robert sur le milieu théâtral.

[5] Andrée Lévesque, « Réflexions sur la biographie historique en l’an 2000 », dans Revue d’histoire de l’Amérique française, vol. 54, n°1, 2000, p.95-102.

[6] Pierre Bourdieu, « L’illusion biographique » dans Actes de la Recherche en Sciences sociales, 62-63, juin 1986, p. 69-72.