Illustrer la circulation transnationale du numéraire étranger au Bas-Canada : les bons de marchands de 1837-1839

Publié le 10 avril 2024

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Bellavance, O. (2024). Illustrer la circulation transnationale du numéraire étranger au Bas-Canada : les bons de marchands de 1837-1839. Histoire Engagée. https://histoireengagee.ca/?p=12622

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Bellavance Olivier. "Illustrer la circulation transnationale du numéraire étranger au Bas-Canada : les bons de marchands de 1837-1839." Histoire Engagée, 2024. https://histoireengagee.ca/?p=12622.

Par Olivier Bellavance, candidat à la maîtrise en histoire à l’Université Laval

Lorsque nous songeons au terme « crise économique », il nous vient directement à l’esprit la Grande Dépression des années 1930. Pourtant, la sphère anglo-américaine connaît près d’un siècle plus tôt des troubles économiques similaires à bien des égards. La crise financière qui sévit à partir de 1837 à travers l’espace transatlantique britannique et nord-américain en est un bon exemple. À cause d’une bulle foncière provoquée par l’expansionnisme américain vers l’ouest du Mississippi, l’adoption de politiques bancaires erratiques sous la présidence d’Andrew Jackson[1] et la contraction excessive de dettes de marchands américains auprès de négociants britanniques, l’Amérique du Nord connaît une importante pénurie d’espèces sonnantes[2]. Celle-ci, causée par un empressement du remboursement de crédits distribués avec désinvolture par les banques américaines et par la thésaurisation du public, gagne rapidement l’ensemble du secteur bancaire nord-américain[3]. C’est dans ce contexte que le numéraire en circulation au Bas-Canada disparaît en partie, la crise ayant franchi la frontière américaine[4]. Craignant la faillite, les banques bas-canadiennes suspendent temporairement leurs paiements en espèces, ce qui pousse des marchands à émettre leur propre papier-monnaie[5].

C’est ainsi qu’en 1837, surtout, sont imprimés des bons de change au Bas-Canada. Les marchands en émettront jusqu’en 1839, année où les paiements en espèces seront progressivement rétablis par les banques avec l’atténuation momentanée de la crise. En nous intéressant à ces bons de marchands, il nous est possible d’y repérer une dimension transnationale[6] explicite de la circulation de la monnaie. L’analyse transnationale de la circulation du numéraire étranger au Bas-Canada permet d’aborder avec originalité des réalités socioéconomiques peu évoquées par l’historiographie traditionnelle.

Le corpus sur lequel nous nous sommes penché pour cette chronique d’archives comprend environ une centaine de bons de marchands émis au Bas-Canada entre 1837 et 1839. Ceux-ci ont été exclusivement compilés à partir d’exemplaires numérisés de la collection nationale de monnaies du Musée de la Banque du Canada à Ottawa[7]. À vrai dire, il s’agit de la collection de bons de marchands bas-canadiens la plus complète qui soit, surpassant aussi bien les collections privées que celles des autres musées canadiens ou québécois.

Figure 1. Pierre Lemerise, 20 sous : 9 octobre 1837 (Musée de la Banque du Canada)

En étudiant ce corpus de plus près, on s’aperçoit qu’au centre de ces bons, figurent des empreintes représentant les espèces étrangères en circulation. Celles-ci permettent aux usagers du Bas-Canada, majoritairement analphabètes, de comprendre les valeurs monétaires indiquées sur ces bons. Mieux encore, on découvre à quel point les espèces étrangères ainsi représentées sont variées (Empire espagnol, États-Unis, Royaume-Uni, France).

Pour les observateurs ayant peu de connaissance du système monétaire bas-canadien, il peut paraître étonnant ou même invraisemblable qu’une si grande variété de monnaies étrangères soient représentées sur ces bons. Pourtant, l’Amérique du Nord britannique dans son ensemble dépend jusqu’à l’époque de la Confédération d’un monnayage presque exclusivement issu de l’étranger[8]. La métropole britannique ne frappe en effet pas d’espèces spécifiques pour le Canada avant le milieu du XIXe siècle[9]. Ainsi, depuis l’époque de la Conquête, la vallée du Saint-Laurent dépend d’espèces étrangères pouvant légalement circuler par le biais d’ordonnances coloniales. À cet effet, les bons de marchands ouvrent une fenêtre sur l’importante circulation transnationale de monnaies étrangères au Bas-Canada. Ils permettent aussi de mieux comprendre le fonctionnement des systèmes financier et monétaire, et ce, tout en révélant les cours légaux fixés de certaines monnaies étrangères dans les langues française et anglaise[10].

Figure 2. Félix Plante, 30 sous : 9 août 1837 (Musée de la Banque du Canada)

Entrons maintenant dans le vif du sujet, à savoir quelles espèces étrangères sont représentées sur les bons de marchands bas-canadiens. Leur iconographie monétaire témoigne dans un premier temps d’une grande proportion d’espèces espagnoles, tant métropolitaines (figure 1.) que coloniales (figures 2.-3.), en circulation. En effet, sur la centaine de bons différents détenus par le Musée de la Banque du Canada, la majorité des représentations de monnaies concernent différents types de numéraires argentifères battus dans l’Empire espagnol. Pourquoi l’Espagne ? Depuis que les Espagnols se sont implantés en Amérique, ils permettent au continent européen de s’approvisionner en argent grâce aux très lucratives mines ouvertes au Mexique et au Pérou. À vrai dire, jusqu’à la première moitié du XIXe siècle, les possessions espagnoles dans les Amériques fournissent une proportion énorme de tout l’or et l’argent extrait de la croûte terrestre dans le monde entier. Détenant d’importantes quantités de ces métaux nobles, les Espagnols frappent massivement, dès le XVIe siècle, des monnaies dans leurs ateliers américains. Lorsque vient le tour de la France et de l’Angleterre d’étendre leurs empires dans les Amériques, ces richesses ne leur sont pas accessibles. L’Angleterre, n’encourageant pas assez la circulation de ses propres monnaies dans ses colonies nord-américaines, pousse les colons anglo-américains à pallier le manque d’espèces en utilisant les monnaies frappées en Amérique latine et obtenues en partie par le biais de commerces illicites avec les Antilles espagnoles[11]. Lorsque la Nouvelle-France tombe en 1763 et que la vallée laurentienne intègre la sphère économique des Treize Colonies, ce sont ces monnaies qui affluent dans le pays[12]. Plus de soixante-dix ans plus tard, à l’époque où les bons de marchands sont émis, elles circulent toujours en grande proportion[13] aussi bien au Bas-Canada que dans l’Amérique du Nord en entier, d’où leur écrasante récurrence iconographique.

Figure 3. Wfd. Nelson & Cie., 15 sous : 9 octobre 1837 (Musée de la Banque du Canada)

Les monnaies espagnoles représentées sur les bons de marchands bas-canadiens sont d’origine et de dénomination variées. Une brève analyse numismatique des marques d’atelier nous permet de conclure qu’elles correspondent en majorité aux types frappés à partir du dernier quart du XVIIIe siècle dans les ateliers de México (vice-royauté de Nouvelle-Espagne), de Lima (vice-royauté du Pérou) et de Potosí (vice-royauté du Río de la Plata)[14]. Quant aux espèces dépeintes qui sont frappées directement en Espagne, elles sont moins nombreuses et parfois plus anciennes, mais certainement pas négligeables.

Les types monétaires étasuniens sont également représentés de manière récurrente sur les bons, mais arrivent en seconde position. L’utilisation et la circulation de ces monnaies au Bas-Canada ne sont pas surprenantes. La proximité géographique et les liens économiques étroits entre la vallée laurentienne et la région de la Nouvelle-Angleterre en sont les causes principales[15]. Dès l’année 1796, les espèces américaines obtiennent cours légal au Bas-Canada, bien que ce ne soit qu’au lendemain de la guerre de 1812 qu’elles commencent réellement à intégrer le circuit monétaire laurentien[16]. Les types étasuniens représentés sur les bons de marchands ont été battus exclusivement à Philadelphie (figure 4.) au cours des quatre premières décennies du XIXe siècle.

Figure 4. B. Joliette, 30 sous : 20 novembre 1838 (Musée de la Banque du Canada)

Enfin, les types monétaires britannique et français sont très minoritaires dans le corpus de bons étudié. Avant l’acte d’Union de 1840, la monnaie britannique circule peu au Bas-Canada. Ceci s’explique premièrement par le fait que Londres décourage volontairement l’exportation de sa monnaie vers ses colonies américaines et deuxièmement, parce que son cours au Bas-Canada est l’un des plus bas en Amérique du Nord britannique[17]. Ce phénomène a pour conséquence de vider la province des espèces britanniques qui intègrent d’autres circuits monétaires leur permettant de circuler à plus grande valeur. Quant aux monnaies françaises, leur représentation est rarissime sur les bons de marchands. Elles correspondent à des émissions du franc germinal, dont la circulation au Bas-Canada est permise en 1819. Leur sous-représentation sur les bons de marchands n’est pas étonnante, puisqu’elles n’ont que très peu circulé dans l’espace laurentien, contrairement aux monnaies de l’Ancien Régime.

Rappelons-le, la circulation transnationale de monnaies étrangères au Bas-Canada est particulièrement bien démontrée par les bons de marchands émis de 1837 à 1839. Cependant, il nous paraît pertinent d’émettre des critiques quant à leur correspondance avec l’ensemble des espèces étrangères qui circulent réellement. En d’autres mots, ces bons ont des limites lorsque l’on souhaite saisir l’ampleur et les modalités de la circulation du numéraire étranger au Bas-Canada. En effet, une recherche axée sur les ordonnances monétaires promulguées dans l’espace laurentien entre 1764 et 1819[18] montre que tous les types monétaires étrangers ne sont pas représentés sur les bons de marchands bas-canadiens. Prenons à titre d’exemple l’inventaire monétaire colossal publié dans le journal La Patrie en 1925, de la Fabrique de la paroisse de Sainte-Anne-de-la-Pérade, réalisé par l’abbé Marc Chauvin en 1838[19]. Nombre d’espèces étrangères qui y figurent n’ont jamais été représentées sur un quelconque bon de marchand.

Extrait de La Patrie, 11 juillet 1925 (BAnQ numérique)

Ce riche inventaire de 15 606 pièces de monnaie révèle la présence de quantités importantes de dénominations françaises datant de l’Ancien Régime (1966 pièces réparties en écus de 3 & 6 livres). À l’inverse des dénominations britanniques dans la province, les espèces françaises frappées sous les Bourbons au XVIIIe siècle circulent largement dans la vallée laurentienne jusqu’au milieu du XIXe siècle, puisque c’est dans cet espace qu’elles détiennent une valeur légale largement plus grande que partout ailleurs en Amérique du Nord[20]. Selon nous, la surévaluation des anciennes monnaies françaises propre à l’espace bas-canadien pourrait expliquer leur maintien en circulation durant la pénurie de numéraires, d’où leur absence sur les bons de marchands.

En étudiant le corpus de bons de marchands bas-canadiens détenu par le Musée de la Banque du Canada, il nous paraît également pertinent de nous interroger sur la circulation même de ceux-ci dans l’espace laurentien. La compilation cartographique que nous avons réalisée des localités mentionnées dans l’intégralité du corpus de bons permet d’identifier une aire de circulation évidente : le sud-ouest du Saint-Laurent et surtout la région montréalaise.

Étant donné que les marchands émettent surtout des bons dans cette région de 1837 à 1839, faut-il conclure que la Panique de 1837 a particulièrement touché la périphérie montréalaise, comme pourrait l’indiquer la carte ci-dessus ? La pénurie de numéraires se serait-elle fait surtout sentir en périphérie de la cité montréalaise, qui acquiert graduellement à l’époque son statut de centre financier de la province ? Nous pourrions également nous intéresser à la frustration populaire générée par la disparition partielle du numéraire au Bas-Canada comme cause indirecte du déclenchement des insurrections de 1837-1838. Après tout, ces bons de marchands sont émis dans les zones directement touchées par les Rébellions des Patriotes. Enfin, nous pourrions aussi avancer l’hypothèse que ces bons aient pu être utilisés hors de la province, au Haut-Canada ou aux États-Unis par exemple. Ces bons témoignent de la richesse de la circulation transnationale d’une grande variété d’espèces étrangères au Bas-Canada.

Bibliographie

Chalmers, Robert. A history of currency in the British colonies, London, Eyre and Spottiswoode, 1893, 496 p.

Charlton, J.E. A Charlton Standard Catalogue : Canadian Coins, Toronto, Charlton Press, 2006, 548 p.

Hamelin, Jean. « À la recherche d’un cours monétaire canadien : 1760-1777 », Revue d’histoire de l’Amérique française, Vol. 15, No. 1 (1961), p. 24-34.

Hinckley, Theodore C. « The Decline of Caribbean Smuggling », Journal of Inter-American Studies, Vol. 5, No. 1 (1963) p. 107-121.

La Patrie, 11 juillet 1925.

Lepler, Jessica M. The many panics of 1837 : people, politics and the creation of a transatlantic financial crisis, New York, Cambridge University Press, 2013, 337 p.

McCullough, Alan Bruce. Money and Exchange in Canada to 1900, Dundurn Press, Toronto, 1984, 323 p.

Opal, Jason M. et Julien Maudit. « La Panique financière de 1819 et les patriotes de 1837 : nouveau regard sur le rapprochement anglo-américain et la démocratie jacksonienne », Bulletin d’histoire politique, Vol. 25 No. 2 (2017), p. 193-221.

Powell, James. A History of the Canadian Dollar, Ottawa, Bank of Canada, 2005, 112 p.

Rousseau, Peter L. « Jacksonian Monetary Policy, Specie Flows and the Panic of 1837 », The Journal of Economic History, Vol. 62 No. 2, (2002), p. 457-488.

Saunier, Pierre-Yves. Transnational history, Houndmills, Palgrave MacMillan, 2013, 193 p.


[1] La Specie Circular de 1836 impose désormais aux acheteurs de terres fédérales de les payer en or ou en argent.

[2] Peter L. Rousseau, « Jacksonian Monetary Policy, Specie Flows and the Panic of 1837 », The Journal of Economic History, Vol. 62 No. 2, (2002), p. 459-460.

[3] Jessica M. Lepler, The many panics of 1837 : people, politics and the creation of a transatlantic financial crisis, New York, Cambridge University Press, 2013, p. 135.

[4] Jason M. Opal et Julien Maudit, « La Panique financière de 1819 et les patriotes de 1837 : nouveau regard sur le rapprochement anglo-américain et la démocratie jacksonienne », Bulletin d’histoire politique, Vol. 25 No. 2 (2017), p. 211.

[5] La valeur de ces bons n’était reconnue ni par la loi ni par les banques à chartes. Bien qu’ils s’apparentent physiquement à des billets de banque émis au Bas-Canada à la même époque, ils n’en sont pourtant pas.

[6] Correspond au mouvement d’idées, de biens et d’acteurs au sein des sociétés et de leurs espaces , qui dépassent, transcendent et traversent les frontières (Pierre-Yves Saunier).

[7] Ces nombreux bons de marchands du Bas-Canada peuvent être consultés directement dans la collection numérisée du Musée de la Banque du Canada sur son site internet. Consulter « Bon de marchand » : https://www.museedelabanqueducanada.ca/collection/nom/afficher/9/25/59/bon-de-marchand

[8] Alan Bruce McCullough, Money and Exchange in Canada to 1900, Dundurn Press, Toronto, 1984, p. 21.

[9] J. E. Charlton, A Charlton Standard Catalogue : Canadian Coins, Toronto, Charlton Press, 2006, p. 1.

[10] Les bons affichent des valeurs aussi bien en ancien cours (monnaie de compte strictement canadienne-française), qu’en cours courant (monnaie de compte officielle de la province).

[11] Theodore C. Hinckley, « The Decline of Caribbean Smuggling », Journal of Inter-American Studies, Vol. 5, No. 1 (1963) p. 110.

[12] Jean Hamelin, « À la recherche d’un cours monétaire canadien : 1760-1777 », Revue d’histoire de l’Amérique française, Vol. 15, No. 1 (1961), p. 26.

[13] James Powell, A History of the Canadian Dollar, Ottawa, Bank of Canada, 2005, p. 11.

[14] Monogrammes Mo, MAE et PTS.

[15] James Powell, A History of the Canadian Dollar, p. 19.

[16] Alan Bruce McCullough, op. cit., p. 85.

[17] Robert Chalmers, A history of currency in the British colonies, London, Eyre and Spottiswoode, 1893, p. 193.

[18] Les ordonnances monétaires comprises sur cette période permettent la circulation légale de nombreux types étrangers qui n’avaient originellement pas cours à l’époque de la Nouvelle-France. Les monnaies de l’Empire espagnol y sont de loin les plus reprises.

[19] La Patrie, 11 juillet 1925, p. 21.

[20] Alan Bruce McCullough, op. cit., p. 90-91.