La liberté de Jean-Marie
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Petitclerc, M. (2012). La liberté de Jean-Marie. Histoire Engagée. https://histoireengagee.ca/?p=2366Chicago
Petitclerc Martin. "La liberté de Jean-Marie." Histoire Engagée, 2012. https://histoireengagee.ca/?p=2366.Par Martin Petitclerc, directeur du Centre d’histoire des régulations sociale (CHRS) et professeur au département d’histoire de l’Université du Québec à Montréal[1]
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D’abord, j’aimerais remercier chaleureusement les organisateurs du congrès de l’IHAF pour me permettre de rendre un dernier hommage, qui sera plutôt personnel, à un collègue et un ami qui m’était très cher, Jean-Marie Fecteau.
Je vais tenter d’abord de vous dire quelques mots de la dernière année de Jean-Marie, car je crois qu’elle illustre parfaitement la personne exceptionnelle qu’il était. Je vais ensuite tenter de dire, à chaud, quelques mots sur son immense héritage intellectuel, que ce soit en tant que chercheur ou professeur.
L’année 2011
L’année dernière, quelques jours après le congrès de l’IHAF à Trois-Rivières, j’ai remarqué lors de l’une de nos réunions de travail que Jean-Marie avait un peu de difficulté à se nourrir. Au fil des semaines, j’ai assisté aux premiers signes de qui semblait d’abord une simple irritation, puis une simple allergie, puis le début d’un ulcère et enfin, au tournant de l’année 2012, ce qui était un cancer de l’œsophage.
Entretemps, Jean-Marie avait à peu près cessé de se nourrir. Cela, alors qu’il tentait d’honorer sa réputation « d’homme de parole », et donc de remplir les nombreuses responsabilités qui étaient les siennes, au Centre d’histoire des régulations sociales, au Comité de programme de cycles supérieurs, auprès de ses nombreux étudiants qu’il encadrait aux cycles supérieurs et, surtout, de continuer à donner ses trois cours.
À la fin du mois de novembre, dans son bureau, je me rappelle d’une discussion un peu surréaliste pendant laquelle je lui disais qu’il pourrait peut-être prendre un petit congé… Il m’a observé d’un regard étrange… Il n’avait, m’a-t-il dit (et il en était visiblement fier) jamais pris congé depuis le début de sa carrière.
Ce qui le préoccupait avant tout, c’était « d’abandonner » (c’est son terme) ses étudiants dans ses trois cours. Il a, malgré tout, trouvé l’énergie pour terminer la session d’automne 2011. Son idée était alors de se reposer pendant les fêtes et de reprendre l’enseignement de deux nouveaux cours à la session d’hiver…
Au tout début du mois de janvier, alors que nous venions de connaître le diagnostic terrible qui venait de tomber, Jean-Marie n’arrivait pas encore à se résoudre à « l’abandon » de ses étudiants, et cela même si la session d’hiver n’était pas encore commencée… Finalement, le congé de maladie a été imposé par le médecin quelques jours avant la session.
Par la suite, la douleur, les traitements chocs, la médication lourde n’ont pas eu raison de sa passion du métier. Même s’il m’avait laissé la direction du Centre d’histoire des régulations sociales, il y participait toujours. Encore au mois de mai, il a assisté à notre rencontre annuelle des chercheurs. Même s’il savait que ses jours étaient comptés, il trouvait la force, au mois de juillet, de donner une entrevue à Louise Bienvenue à son chalet de Québec. C’est un extrait de cette entrevue qui vous sera présenté dans quelques minutes.
Puis, après avoir enduré la douleur pendant trop longtemps, il était admis, complètement épuisé, à l’hôpital à la fin du mois de septembre. J’ai vu Jean-Marie pour la dernière fois le 1er octobre, soit moins de 48 heures avant son décès. Physiquement méconnaissable, respirant très difficilement à l’aide d’un masque, il m’a alors parlé, pendant environ une heure, des multiples dimensions de l’hôpital comme institution disciplinaire…
Jusqu’à la toute fin, dans des conditions que vous devinez très difficiles, il avait toujours l’énergie et la lucidité pour la discussion intellectuelle et pour rigoler un peu. Pour faire un dernier clin d’œil à notre discussion sur Foucault, je dirai que dans l’institution hospitalière, où le savoir-pouvoir s’exerce en disciplinant les corps et les sujets, Jean-Marie a brillé jusqu’à la toute fin par sa dignité et sa liberté.
Cette liberté est d’ailleurs l’une des clés fondamentales pour comprendre son œuvre et saisir les contours de son immense héritage intellectuel.
Son héritage intellectuel
Je manque certainement de recul pour bien présenter sa contribution exceptionnelle à notre discipline. Jean-Marie est décédé trop tôt. Il lui restait quelques livres à écrire. Il était de plus un aventurier de l’intellect qui privilégiait l’analyse exploratoire à la recherche plus ciblée, aux résultats plus certains. Ce choix, totalement assumé, rend difficile la tâche de circonscrire, en quelques mots, l’ensemble de l’œuvre.
Bien sûr, Jean-Marie est surtout reconnu pour son analyse de la pauvreté et du crime. Ce sont ces problèmes sociaux, et la façon dont ils ont été pris en charge et discuté au tournant du XIXe siècle, qui ont fait l’objet de sa thèse de doctorat. Mais il ne s’agissait pas simplement de faire l’inventaire des pratiques et des discours relatifs à la question sociale. Pour Jean-Marie, les multiples facettes de la question sociale mettaient toujours en jeu l’ordre social lui-même.
C’est pourquoi son étude, et toutes celles qui vont suivre d’ailleurs, lui permettent d’aborder des questions profondes. Plus précisément, pour Jean-Marie, une telle analyse des problèmes sociaux ouvrait sur le problème crucial de la transition au libéralisme, soit l’effondrement de l’ordre ancien et l’émergence de ce qu’il appelait un « nouvel ordre des choses ».
Il réfléchira continuellement ensuite au problème de la transition au libéralisme, en creusant le problème politique fondamental que représentait l’émergence d’un « ordre social et politique » fondé sur le principe de la primauté de la liberté individuelle. Comment, demandait-il souvent, une telle société paradoxale « peut-elle tenir ensemble » ? À cet égard, malgré certaines affinités idéologiques avec le marxisme, il a toujours refusé de voir le libéralisme comme la simple façade idéologique légitimant le pouvoir de la bourgeoisie.
C’est que le libéralisme, pour Jean-Marie, avait des racines bien plus profondes dans la société. Ce que l’historiographie appelait l’idéologie libérale n’était qu’un discours bourgeois étroit, bancal, formulé par une classe sociale de plus en plus crispée à partir des révolutions populaires des années 1830 et 1840.
Pour Jean-Marie, le libéralisme était moins une idéologie qu’un langage de référence, qu’un sens commun, qu’un code culturel articulé autour de la valeur cardinale de la liberté, bien que cette dernière fût hautement problématique et toujours contestée. En tant que code culturel, le libéralisme était la condition de possibilité de ce qui pouvait être pensé et être dit. Ce langage était ce qui justifiait les pratiques, les institutions, les idéologies diverses à partir des années 1840 au Canada-Uni.
Dit autrement, pour Jean-Marie, à partir des années 1830 et 1840, toutes les formes du pouvoir, et de contestation du pouvoir, devaient se justifier en se référant à ce code culturel. C’était vrai du nouveau pouvoir judiciaire qui se met en place à l’époque. C’était vrai des nouvelles idéologies émanant de la classe ouvrière, de la bourgeoisie et de l’Église catholique. C’était enfin vrai des pratiques d’enfermement des criminels et des fous comme des pratiques charitables à l’égard des pauvres.
C’est ainsi qu’on peut comprendre le titre de son ouvrage majeur, soit La liberté du pauvre, publié en 2004. En effet, le titre peut étonner, dans la mesure où il y est principalement question d’enfermement et d’institutionnalisation. Mais le titre s’éclaire si on comprend que les pratiques d’enfermement et d’institutionnalisation devaient désormais se justifier à la lumière du problème politique fondamental du traitement d’un pauvre « libre », d’un délinquant « libre » et d’un criminel « libre ».
Dans La liberté du pauvre, Jean-Marie considérait que ce qui changeait entre 1840 et 1930, c’était moins la nature même des problèmes sociaux (d’où le peu d’intérêt pour les questions socio-économiques par exemple) que la façon dont la référence à la liberté était mobilisée pour justifier des pratiques différentes, et parfois contradictoires, de prises en charge de la pauvreté et de la criminalité. En cela, La liberté du pauvre était une histoire politique du pouvoir et de la liberté.
Ces remarques peuvent donner quelques clés pour comprendre ce que Jean-Marie entendait par l’histoire politique, dont il a été l’un des principaux promoteurs à partir du début des années 1990 au Québec. Cette nouvelle histoire politique devait se définir en s’opposant à deux pratiques de l’histoire qui, chacune à leur façon, ignorait la question fondamentale qu’il avait déjà posée, à savoir Comment les sociétés tiennent-elles ensemble ?
D’abord, cette nouvelle histoire politique devait s’opposer à une histoire sociale de la « modernisation tranquille » où chaque problème, chaque conflit, chaque forme de l’exploitation, semblait trouver sa solution dans le processus même du développement social. Une telle histoire, pour Jean-Marie, n’arrivait pas à saisir le rôle structurant, profond, des rapports de pouvoir sur la trame historique d’une société.
Ensuite, cette nouvelle histoire politique devait également s’opposer à une autre histoire politique, celle de la « conservation tranquille » qui, négligeant ici aussi le rôle structurant du pouvoir, entretenait le mythe d’une harmonie sociale procurée par la « grande » référence nationale surplombant l’histoire. Pour Jean-Marie, le national, pas plus que le reste, ne pouvait échapper à la dynamique des tensions engendrée par la transition au libéralisme.
Pour Jean-Marie, l’histoire politique devait suivre le pouvoir là où il était… c’est-à-dire (et en cela il était certainement foucaldien) partout. C’est pourquoi il n’a jamais cru qu’il y avait un « champ » qui s’appelait la politique et qui serait la chasse gardée des historiens de la politique. Pour lui, l’histoire politique était une façon de poser un problème, pas de délimiter un bout de terre et d’y planter un drapeau.
Cette façon de poser un problème, c’était la confrontation du pouvoir, sous toutes ses formes, à l’usure du temps, au travail patient de la déviance, au défi ouvert de la contestation. Si Jean-Marie n’a jamais trouvé une réponse toute faite à la question de savoir comment les sociétés tenaient ensemble, il a certainement tiré de cette question fondamentale une série de problématiques originales qui ont permis de voir différemment l’histoire du Québec.
Conclusion
Il est déjà temps de conclure et je n’ai pas parlé de plusieurs choses importantes pour Jean-Marie. Parmi celles-ci, il y a évidemment son engagement sans faille pour le travail collectif. L’équipe d’étudiants, d’assistants, de professionnels et de collègues qui constituait le Centre d’histoire des régulations sociales était indéniablement la source d’une grande fierté pour lui.
Mais je m’en voudrais surtout de conclure cet hommage sans faire référence à l’engagement profond de Jean-Marie pour l’enseignement. S’il était reconnu au sein de la communauté historienne comme un « chercheur », il était aussi un professeur qui adorait enseigner. Cet enseignement était d’ailleurs marqué par ses convictions sociales : pour lui, l’autorité intellectuelle ne pouvait venir que de la libre confrontation des idées dans une relation pédagogique d’égal à égal. Jean-Marie n’était pas un maître et ne voulait pas en être un.
Alors que les cyniques se complaisent dans une critique méprisante d’une jeunesse « ingrate » et plus ou moins « analphabète », Jean-Marie n’a jamais cessé d’être émerveillé et stimulé par l’intelligence de ses étudiants. Pour lui, la récente grève étudiante, et le foisonnement d’idées originales qui en est sortie, était la confirmation de cette promesse qu’il voyait en chacun d’eux. C’est pourquoi, au printemps dernier, alors qu’il souffrait énormément, il tenait toujours à accompagner les grévistes et faire un petit bout de chemin avec eux.
Adieu Jean-Marie. Merci pour tout !
[1] En hommage à Jean-Marie Fecteau, nous reproduisons ici une allocution prononcée par Martin Petitclerc lors du congrès 2012 de l’Institut d’histoire de l’Amérique française, le 19 octobre dernier, que l’auteur a bien voulu nous remettre.
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