La réforme éducative au Mexique : lutte pour l’amélioration de l’enseignement ou pour le contrôle de l’appareil éducatif?
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Vézina, C. (2013). La réforme éducative au Mexique : lutte pour l’amélioration de l’enseignement ou pour le contrôle de l’appareil éducatif?. Histoire Engagée. https://histoireengagee.ca/?p=3704Chicago
Vézina Catherine. "La réforme éducative au Mexique : lutte pour l’amélioration de l’enseignement ou pour le contrôle de l’appareil éducatif?." Histoire Engagée, 2013. https://histoireengagee.ca/?p=3704.Par Catherine Vézina, professeure-chercheuse au département d’histoire du Centro de Investigación y Docencia Económicas de Mexico, DF
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La réforme de l’éducation au Mexique, présentée par le Parti de la Révolution Institutionnalisée (PRI) et approuvée le 11 septembre dernier[1], soulève les passions dans la capitale mexicaine. Cette réforme, qui s’inscrit dans le « Pacte pour le Mexique », un vaste programme de mesures socioéconomiques annoncées par le PRI et auxquelles ont adhéré les autres partis politiques en décembre 2012, vise principalement à encadrer la qualité de l’enseignement primaire et secondaire dans tout le pays. L’annonce d’une réforme éducative et l’arrestation en janvier dernier de la présidente du plus important syndicat de l’éducation, joueur majeur de l’échiquier politique au pays, réjouissait une grande partie de la population mexicaine qui espérait des changements significatifs dans l’enseignement primaire et secondaire. Mais cette proposition activait également l’opposition du Syndicat National des Travailleurs de l’Éducation (SNTE) et de la Centrale Nationale des Travailleurs de l’Éducation (CNTE) qui contrôlent la gestion de l’éducation primaire et secondaire. Le bras de fer qui s’est joué entre ces acteurs politiques et le gouvernement fédéral au cours des dernières semaines, voire des derniers mois, s’explique bien sûr par le type de solutions que les autorités fédérales proposent, mais aussi par la lutte pour la gestion du personnel enseignant.
La situation de l’éducation au Mexique
Bien que le Mexique destine à l’éducation une part de son budget similaire à celle de la moyenne des pays de l’OCDE, les résultats en la matière ne s’avèrent pas aussi probants. Le faible taux de jeunes entre 15 et 19 ans inscrits dans un établissement scolaire, soit 56 % comparativement à la moyenne de 84 % de l’OCDE, ainsi que le taux constant de jeunes sans emploi et ne se trouvant pas aux études (supérieur à 24,5 %) constituent des indicateurs des problèmes structurels du système d’éducation au Mexique. Comment expliquer que le Mexique, qui consacre une part importante de son budget à l’éducation, n’arrive pas à mieux performer? Il faut souligner que, considérant le nombre plus élevé d’enfants en âge d’assister à l’école primaire et secondaire, le budget consacré à l’éducation, par individu, s’avère moins élevé que la moyenne des pays de l’OCDE. Cette particularité n’explique pas à elle seule les défauts du système éducatif. Les recommandations d’une étude produite par l’OCDE en 2010 ciblaient entre autres la nécessité d’évaluer le personnel enseignant, d’améliorer leur formation, de revoir les critères de sélection et d’embauche ainsi que de professionnaliser la direction des établissements d’enseignement. Les problèmes de l’enseignement normal sont bien réels et s’inscrivent dans le contexte syndical mexicain.
De l’influence historique des syndicats
Depuis l’annonce de la réforme éducative, de nombreuses analyses ont souligné la lutte qui se déroule actuellement entre le gouvernement et les syndicats de l’éducation pour reprendre ou conserver le contrôle de la gestion du personnel enseignant. L’attribution des postes dans le domaine de l’enseignement suit une logique bien particulière au Mexique, en relation étroite avec la dynamique syndicale. Depuis 1946 et jusqu’à 1992, les décisions relatives à la distribution des postes d’enseignants relevaient du SNTE et de la Secretaría de Educación Pública (SEP). L’attribution de postes s’apparentait alors à un traitement de faveur accordé de manière clientéliste[2]. Dans les années 1980, alors que le Mexique traversait des années difficiles, les zones plus démunies comme l’État d’Oaxaca, du Chiapas ou le Guerrero, des groupes plus radicaux, qui allaient former la CNTE, réclamaient la démocratisation du syndicat et s’identifiaient aux icônes des guérillas révolutionnaires. Peu à peu, ce syndicat s’est converti en un acteur important impliqué dans la gestion du personnel enseignant, allant jusqu’à contrôler la bureaucratie éducative et la syndicalisation des professeurs, particulièrement dans l’État d’Oaxaca. Il représente aujourd’hui près de 10 % des enseignants dans les zones démunies et de population indigène[3].
Au début des années 1990, le président Carlos Salinas de Gortari (1988-1994) a entrepris une décentralisation de certaines compétences du gouvernement fédéral. La gestion des ressources budgétaires a alors été transférée aux gouverneurs des États, de même que la négociation avec les syndicats de l’éducation. Ce qui a résulté de ces changements dans la manière de traiter avec les syndicats et d’administrer l’octroi des postes dans ce domaine est la naissance d’un marché régional des postes d’enseignants géré par le syndicat, par la bureaucratie éducative et par les enseignants eux-mêmes, puisqu’ils pouvaient alors vendre ou transmettre de manière patrimoniale leur charge au moment de leur retraite[4]. De plus, les représentants de ces grandes centrales syndicales sont nombreux à occuper des postes au sein de la bureaucratie (SEP). En créant un système parallèle d’administration, la SNTE et de la CNTE limite grandement le pouvoir de l’État dans le domaine de l’éducation et pose un problème significatif de gouvernabilité et d’efficacité[5]. En établissant un système clientéliste et loyal à la direction syndicale, le SNTE et la CNTE se sont ainsi convertis en syndicats détenteurs d’un pouvoir politique significatif, obligeant les gouvernements des trois principaux partis du Mexique à négocier pour maintenir la paix sociale dans les États qu’ils gouvernent.
La réforme éducative qui a été débattue cette année cherche à modifier ces droits « patrimoniaux » et les relations de pouvoir dans le système éducatif afin de pouvoir encadrer la qualité de l’éducation. Pour libérer les gouverneurs du pouvoir qu’exercent les syndicats de l’enseignement, elle prévoit la « re-centralisation » du système éducatif et établit de nouvelles règles pour l’octroi de postes de professeurs, ainsi qu’un processus autonome d’évaluation du personnel enseignant, menaçant dès lors les acquis des travailleurs syndiqués par la SNTE-CNTE[6]. Pour y arriver, la réforme prévoit la création du Système de Service Professionnel de l’Éducation (Sistema de Servicio Profesional Docente), chargé de déterminer les critères nationaux pour l’embauche, la promotion et la permanence du personnel enseignant. L’Institut National pour l’Évaluation de l’Éducation (INEE) deviendrait également un organisme indépendant électif[7]. Cet organisme serait alors chargé de la supervision du concours pour les postes vacants ainsi que du processus d’évaluation du corps professoral[8]. Les enseignants devront effectivement se soumettre à une évaluation obligatoire périodique afin de pouvoir conserver leur poste. Pour assurer leur permanence, ils devront réussir cet examen dans les trois premières tentatives et dans un délai de deux ans, délai pendant lequel les autorités devront mettre à leur disposition des programmes de formation. Les professeurs ayant déjà acquis leur permanence et qui ne réussiraient par l’évaluation seraient alors redirigés vers un autre secteur du service public ou invités à participer au programme de retraite anticipée. La réforme vise également à accroître la transparence et la redevabilité en permettant la consultation de l’évaluation périodique des professeurs et en exigeant aux établissements d’enseignement primaire et secondaire un rapport annuel sur leur gestion budgétaire[9].
La mobilisation massive de la SNTE, et principalement de la CNTE, n’est donc guère surprenante. Il s’agit d’une lutte visant la préservation du pouvoir des syndicats et des acquis des professeurs au primaire et au secondaire. Paradoxalement, le legs syndical mexicain constitue aujourd’hui l’origine d’un problème de fond qu’il s’avère essentiel d’adresser : « Le système corporatif défend bec et ongles les droits de ses syndiqués, ce qui en fait son pouvoir et sa force. Il défend surtout la permanence, qui est une des conquêtes syndicales les plus importantes. Malheureusement, dans plusieurs cas, la défense inconditionnelle de cette victoire des travailleurs s’est convertie en défense de la médiocrité »[10].
Gestion complexe des manifestations à Mexico
À la fin de la période de vacances estivales et avec la reprise des travaux au Congrès de la Fédération, les choses se sont envenimées entre les syndicats de professeurs et le gouvernement fédéral, laissant un goût amer aux habitants du district fédéral (DF), théâtre des manifestations successives. L’occupation prolongée de la place centrale de la ville (Zócalo) ainsi que les embouteillages interminables causés par les marches de protestation ont mené à la radicalisation des opinions sur ce sujet, particulièrement dans la capitale fédérale.
Après des négociations houleuses entre le gouvernement et les syndicats, les membres de la SNTE sont retournés au travail en échange d’une réforme assouplie[11]. La réforme de l’éducation a subi certains changements qui, aux yeux de certains, viennent édulcorer le projet initial qui visait l’amélioration de la qualité de l’éducation au Mexique et une tentative de limitation des pouvoirs des puissants syndicats de ce secteur. En réaction aux marches organisées par les centrales syndicales, des groupes de citoyens du D.F. ont tenté de lancer des « contre-manifestations » pour faire valoir la nécessité d’appliquer la réforme et de faire cesser cette désobéissance civile affectant les travailleurs de la capitale[12]. Pour les syndicats, particulièrement la section 22 de la CNTE, la réforme constitue une première encoche à la préservation de l’éducation publique[13], justifiant amplement la protestation qu’ils maintiennent. En fait, les demandes de cette centrale syndicale s’avèrent difficiles à interpréter[14] : requêtes conservatrices pour l’obtention du statu quo et de l’immobilisme, ou défiance ouverte aux préceptes néolibéraux guidant la politique mexicaine depuis la dernière décennie? Pour plusieurs citoyens d’États dont les enfants sont privés de cours dans les États où la CNTE contrôle l’enseignement primaire et secondaire ainsi que pour les habitants de la capitale qui se sentent pris en otage, la gestion de cette crise paraît interminable. Craignant des dérapages tels que ceux ayant eu cours dans l’État d’Oaxaca en 2006 et qui mettait en scène ce même syndicat, les autorités de la capitale n’osent pas intervenir de manière musclée pour limiter les actions des maestros. En même temps que la CNTE s’efforce de souligner la très relative brutalité de son expulsion du Zócalo à l’approche de la fête nationale et de recourir à la mémoire collective entourant la répression du mouvement étudiant à Tlatelolco en octobre 1968 afin de prolonger la visibilité de sa protestation dans les médias nationaux[15], la classe politique réclame de la part du président des mesures plus corsées pour en finir avec cet affrontement[16].
Craintif de diffuser une image autoritaire sur la scène internationale et d’ouvrir de vieilles blessures héritées du massacre de Tlatelolco, il y a fort à parier que le gouvernement de Peña Nieto misera sur l’essoufflement de cette résistance plutôt que sur une intervention musclée.
Pour en savoir plus
« Ciudadanos convocan a crear una ‘cadena humana’ contra bloqueos de la CNTE ». CNN México (29 août 2013). [En ligne]http://mexico.cnn.com/nacional/2013/08/29/ciudadanos-convocan-a-crear-una-cadena-humana-contra-bloqueos-de-la-cnte.
Carlón, José Carreño. « Marchas, tomentas y ciclos de vida de las noticias ». El Universal (25 septembre 2013). [En ligne]http://www.eluniversalmas.com.mx/editoriales/2013/09/66669.php.
DURAND, Jorge. « El corporativismo sindical y la claúsula de exclusión ». La Jornada (22 septembre 2013). [En ligne]http://www.jornada.unam.mx/2013/09/22/opinion/021a1pol.
FERNáNDEZ, Marco Antonio. « Saldo de la reforma educativa : avances, deudas y desafíos pendientes ». Animal Político (12 septembre 2013). [En ligne]http://www.animalpolitico.com/blogueros-el-blog-de-mexico-evalua/2013/09/12/saldo-de-la-reforma-educativa-avances-deudas-y-desafios-pendientes/#axzz2ehABxTde.
MEDINA, Ermes. « Reforma educativa, ¿en qué consiste? ». El debate (13 septembre 2013). [En ligne]http://www.debate.com.mx/eldebate/noticias/columnas.asp?IdArt=12775967&IdCat=17162.
MELGAR, Ivonne. « Los estados deben aplicar la ley: SEP; Congreso exige despedir a paristas de la CNTE ». El Excelsior (26 septembre 2013). [En ligne]http://www.excelsior.com.mx/nacional/2013/09/26/920485.
ROMERO, Jorge Javier. « La nueva distribución de poder en la educación ». Letras Libres (23 septembre 2013). [En ligne]http://www.letraslibres.com/blogs/polifonia/la-nueva-distribucion-de-poder-en-la-educacion.
TOUSSAINT, Enrique. « La CNTE : entre la revolución y los privilegios ». El informador (22 septembre 2013). [En ligne]http://www.informador.com.mx/suplementos/2013/486809/6/la-cnte-entre-la-revolucion-y-los-privilegios.htm.
ZORRILLA, Margarita et Bonifacio BARBA. « Reforma educativa en México. Descentralización y nuevos actores ». Sinéctica, no 30, 2008, p. 1-30.
ZUCKERMANN, Leo. « El gobierno federal ahora pagará la nómina de los maestros ». El Excelsior (10 septembre 2013). [En ligne]http://www.excelsior.com.mx/opinion/leo-zuckermann/2013/09/10/917892.
[1] Il s’agit en fait d’une réforme à la Loi Générale sur l’Éducation ainsi que deux lois secondaires qui s’ajoutent à celle-ci. Voir les décrets approuvés à cet effet : « Decreto por el que se expide la Ley del Instituto Nacional pra la Evaluación de la Educación »; « Decreto por el que se reforman, adicionan y derogan diversas disposiciones de la Ley General de Educación »; « Decreto por el que se expide la Ley General del Servicio Profesional Docente ».
[2] Jorge Javier Romero, « La nueva distribución de poder en la educación », Letras Libres, 23 septembre 2013, en ligne.
[3] Enrique Toussaint, « La CNTE : entre la revolución y los privilegios », El informador, 22 septembre 2013, en ligne.
[4] Jorge Javier Romero, « La nueva distribución… ».
[5] Margarita Zorrilla et Bonifacio Barba, « Reforma educativa en México. Descentralización y nuevos actores », Sinéctica, no 30, 2008, p. 1-30.
[6] Leo Zuckermann, « El gobierno federal ahora pagará la nómina de los maestros », El Excelsior, 10 septembre 2013, en ligne.
[7] Ermes Medina, « Reforma educativa, ¿en qué consiste? », El debate, 13 septembre 2013, en ligne.
[8] Un des doutes que soulève la mise en place de cette nouvelle structure autonome pour l’évaluation du corps professoral se trouve dans le « désengagement » de la SEP et de la présidence dans ce processus.
[9] Voir les articles 15 et 65.
[10] Jorge Durand, « El corporativismo sindical y la claúsula de exclusión », La Jornada, 22 septembre 2013, en ligne.
[11] Entre autres concessions accordées, les autorités fédérales ont accepté d’inclure le droit d’en appeler d’une décision menant au renvoi d’un enseignant, de maintenir confidentiels les résultats sur la performance des professeurs, de permettre aux enseignants qui occuper un poste ou une charge administrative indépendante du secteur de l’enseignement de continuer à toucher son salaire d’enseignant. Voir Marco Antonio Fernández, « Saldo de la reforma educativa : avances, deudas y desafíos pendientes », Animal Político, 12 septembre 2013, en ligne.
[12] « Ciudadanos convocan a crear una ‘cadena humana’ contra bloqueos de la CNTE », CNN México, 29 août 2013, en ligne.
[13] La section 22 de la CNTE fait de la réforme éducative une lutte pour la préservation d’une éducation publique et demande l’abrogation des réformes apportées aux articles 3 et 73 de la Constitution. Aucune clause dans la réforme éducative ne parle de la privatisation, réitérant plutôt la gratuité de l’éducation publique.
[14] À ce sujet, voir l’analyse d’Enrique Toussaint, « La CNTE : entre… ».
[15] Voir l’analyse de José Carreño Carlón, « Marchas, tomentas y ciclos de vida de las noticias », El Universal, 25 septembre 2013, en ligne.
[16] Ivonne Melgar, « Los estados deben aplicar la ley: SEP; Congreso exige despedir a paristas de la CNTE », El Excelsior, 26 septembre 2013, en ligne.
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