L’archive retrouvée: des sources premières dans l’enseignement de l’histoire

Publié le 11 décembre 2018
Par Godefroy Desrosiers-Lauzon, chargé de cours à l’UQAM, Université de Montréal, et Université d’Ottawa
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Longtemps, j’ai enseigné l’histoire des États-Unis. Une quarantaine de groupes-cours, au premier cycle, sur plusieurs campus, depuis 2005. Je veux ici témoigner du rôle des documents historiques, c’est à dire des sources premières, dans mon enseignement.

L’enseignement de l’histoire et les manuels

Par la force du nombre, ces groupes-cours ont porté sur plusieurs périodes, plusieurs thèmes, plusieurs approches de l’histoire des États-Unis, de la colonisation au vingtième siècle, de l’histoire politique à l’histoire urbaine. La préparation et la prestation de tous ces cours a exigé le recours à des manuels, ces livres produits pour l’enseignement qui proposent des synthèses de l’histoire d’un état-nation, ou d’un aspect du passé, sur une longue période.

Or les manuels sont des outils limités. Les lecteur.trice.s proches du milieu universitaire le savent: la représentation du passé qu’on trouve dans les manuels d’histoire est critiquée. Je rappellerai ici brièvement quelques aspects de la pédagogie de l’histoire, dans la mesure où ils nous conduisent à valoriser les documents historiques dans l’enseignement.

Du côté étatsunien, la critique la plus lue des manuels d’histoire est probablement celle de James W. Loewen, aujourd’hui professeur émérite à l’Université du Vermont. Dans Lies my Teacher Told Me (1995), il analyse la représentation de l’histoire des États-Unis dans douze manuels destinés aux étudiant.e.s du secondaire. Pour Loewen ces douze manuels présentent un « embarrassing blend of bland optimism, blind nationalism, and plain misinformation[1] ». Un aspect central de sa critique est que les manuels isolent les lecteurs et les lectrices des processus méthodologiques et disciplinaires de la construction du savoir historique, entre autres des sources premières:

What would we think of a course in poetry in which students never read a poem? The editors’ voice in literature textbooks may be no more interesting than in history, but at least that voice stills when the textbook presents original materials of literature. The universal processed voice of history textbook authors insulates students from the raw materials of history. Rarely do authors quote the speeches, songs, diaries, and letters that make the past come alive. Students do not need to be protected from this material. […] Textbooks also keep students in the dark about the nature of history. History is furious debate informed by evidence and reason, not just answers to be learned. Textbooks encourage students to believe that history is learning facts. « We have not avoided controversial issues » announces one set of textbook authors; « instead, we have tried to offer reasoned judgments » on them -thus removing the controversy ! No wonder their text turns students off ! Because textbooks employ this god-like voice, it never occurs to most students to question them.[2]

Les manuels encouragent la réception de l’histoire comme une série de faits et dates, la séquence des événements comme une suite de fatalités. Les manuels détachent les apprentissages des méthodes, compétences et processus disciplinaires qui permettent la construction du savoir historique. La connaissance du passé y apparaît très différente de la façon dont elle est construite par les historien.ne.s. Les manuels démobilisent les étudiant.e.s – particulièrement les femmes, les autochtones et les membres des minorités, dont l’agentivité historique est particulièrement ignorée par les manuels, quand ces groupes ne sont pas traités en victimes passives, attendant le secours des hommes blancs.

Le nécessaire enseignement des compétences de la discipline historique

Historien.ne.s et pédagogues tentent de revaloriser, dans l’enseignement de l’histoire, l’apprentissage par les méthodes, compétences et autres aspects de la connaissance historique tels que les historien.ne.s les pratiquent. Depuis une trentaine d’années, des initiatives aux États-Unis comme au Canada[3] cherchent à présenter aux élèves des classes d’histoire un contenu et des activités qui reflètent la façon dont les historien.ne.s professionnels construisent la connaissance historique. Si l’histoire scientifique a quelque chose à dire à l’enseignement de l’histoire, pourquoi en effet ne pas commencer par enseigner les méthodes et les perspectives de la discipline? Pour y arriver, ces initiatives ont défini les compétences ou concepts interdépendants de la connaissance historique. Parmi ces groupes de compétences, la lecture, l’analyse et l’utilisation de sources primaires occupent une place importante.

Enfin, la révolution technologique en cours appelle un renforcement de l’enseignement des compétences propres à la connaissance historique – pour nos étudiant.e.s et pour le grand public. Pour contrer les pires effets de la transformation des moyens de transmettre l’information (et la désinformation), les outils méthodologiques, critiques, et la perspective propre à l’histoire sont plus nécessaires que jamais à la pratique de la vie civique, sociale et culturelle de nos sociétés ! En effet, les innovations technologiques récentes permettent aux étudiant.e.s – comme presque tous les êtres humains, presque partout – d’accéder facilement à l’information hors du contexte académique, y compris hors de nos pauvres manuels. Dans ce monde où les faits, et un nombre croissant de mensonges délibérés, circulent librement hors des forums traditionnels, leur interprétation devient un outil rhétorique puissant et accessible dont le contrôle échappe aux gardien.ne.s traditionnel.le.s du savoir. Le cataclysme de 2016, ainsi que le récit de ses origines depuis les années 1990 (ou 1960, ou 1820 !), en témoignent assez. Plus que jamais l’enseignement des sciences humaines et sociales doit outiller les étudiant.e.s – et le public consommateur d’information au-delà – avec les compétences heuristiques, critiques, analytiques, interprétatives et communicationnelles de nos disciplines.

Les sources primaires en classe

Mon expérience d’enseignement m’a aussi rappelé avec régularité les bienfaits des sources primaires. Ne serait-ce que pour échapper à la tyrannie des faits. Arrivé en classe, quelques heures ou quelques années après la préparation du cours – qui implique souvent la lecture d’un manuel – l’enseignant.e se rend compte, chaque fois, que les “faits”, informations et idées empruntés aux manuels peinent à jouer le rôle qui leur avait été assigné. Détachés du récit-synthèse d’où ils sont extraits, filtrés et isolés successivement par les médiums du PowerPoint, de l’exposé magistral, et de la prise de notes de l’étudiant.e, les faits deviennent factoïdes en se détachant de leur raison d’être. Déjà pauvres par définition, à l’échelle de la hiérarchie des compétences historiennes, les faits finissent par flotter en l’air, fixant l’attention, occultant le plan de la leçon, détournant l’attention des structures du savoir – l’histoire-comme-connaissance – qui les ont amenés là. Des feuilles sans les arbres, des arbres qui cachent la forêt, un éléphant dans une pièce obscure. Au moment même où l’acuité intellectuelle des étudiant.e.s et de l’enseignant.e s’émousse au contact de ce matériel rude, les faits se retournent contre leur créateur et contre l’esprit de la discipline. Ces enfants de Clio sont des matricides.

Dans sa lutte contre l’insignifiance des faits, l’enseignant.e consciencieux tentera de réorganiser son enseignement autour de « leçons », moments ou activités exerçant les compétences et procédés de la connaissance historique. Je présenterai ici un exemple tiré de ma pratique.

En enseignant l’histoire des États-Unis (et du Canada) aux 19e et 20e siècles, l’enseignant.e devra traiter des migrations, entre autres celles d’Europe vers les Amériques entre 1840 et 1930. Aux États-Unis particulièrement, le nombre et l’ « étrangeté » croissants des immigrant.e.s ont servi à justifier des appuis de plus en plus articulés à des politiques restreignant l’immigration: exclusion de catégories ou nationalités « indésirables », tests de littéracie, quotas annuels. Entre 1907 et 1911, une ambitieuse commission d’enquête sur l’immigration[4], dite Commission Dillingham, est mandatée par le Congrès de « make full inquiry, examination, and investigation … into the subject of immigration ». Ses volumineux rapports, publiés en 1911, représentent une série de documents précieux pour l’histoire des États-Unis. Ils témoignent de la diversité – et de l’étroitesse – des vues de la classe politique et de la communauté scientifique; du « caractère » et des activités des immigrant.e.s au tournant du siècle; de l’évolution des méthodes et approches des sciences sociales et biologiques – y compris celles qui appuient le racisme dit scientifique; de l’expansion rapide des mandats et pouvoirs des institutions durant la période dite progressiste, aiguillonnés par une classe émergente d’experts et gestionnaires. Les rapports de la commission incluent plusieurs perles fort instructives dont un dictionnaire des « races ou peuples » (volume 5), une étude comparative des performances scolaires des enfants d’immigrant.e.s et des enfants d’origine anglo-protestante (volumes 29 à 33), une discussion ouverte sur le caractère racial ou religieux de l’identité juive dans le cadre d’une réflexion plus large sur l’ethnicité (analysées entre autres par l’historien Joel Perlmann de Bard College[5]), et une étude anthropométrique des immigrant.e.s récents et leurs descendant.e.s (volume 38), dirigée par Franz Boas, un des fondateurs de l’anthropologie moderne. Celle-ci conclut que les caractéristiques physiques des enfants d’immigrant.e.s diffèrent remarquablement de celles de leurs parents:  « even the form of the head, which has always been considered one of the most permanent hereditary features, undergoes considerable change. » Ainsi cette Commission « largely responsible for exaggerating and racializing the distinctions between “old” and “new” immigrants »[6] selon les historien.ne.s Howard Chudacoff et Judith Smith, reflète malgré elle la confusion scientifique qui règne alors, et contribue à discréditer le racisme scientifique[7].

En lisant les rapports de la commission, j’ai constaté à quel point ces documents – et le discours sur l’immigration en général au tournant du vingtième siècle – avaient contribué aux descriptions de l’immigration européenne qu’on trouve dans les manuels d’histoire. Pour l’illustrer, je vais ici présenter le destin, dans un manuel, d’une des conclusions majeures de la Commission, soit que le grand nombre de  « retours » des immigrants européens vers leurs pays d’origine témoigne de la différence qualitative entre immigrants récents, c’est-à-dire la « nouvelle » immigration qui a débuté peu après 1880, majoritairement d’Europe de l’Est et Europe du Sud, notamment d’Italie, d’une part, et de l’autre, l’« ancienne » immigration qui a caractérisé le 19e siècle, majoritairement originaire du Royaume-Uni, d’Irlande, d’Allemagne, et Scandinavie [8].

En effet, dès la page 24 du premier volume, le sommaire des conclusions de la Commission distingue soigneusement l’immigration récente de l’ancienne:

The old immigration movement was essentially one of permanent settlers. The new immigration is very largely one of individuals a considerable proportion of whom apparently have no intention of permanently changing their residence, their only purpose in coming to America being to temporarily take advantage of the greater wages paid for industrial labor in this country. This, of course, is not true of all the new immigrants, but the practice is sufficiently common to warrant referring to it as a characteristic of them as a class. From all data that are available it appears that nearly 40 per cent of the new immigration movement returns to Europe, and that about two-thirds of those who go remain there. […] As a class the new immigrants are largely unskilled laborers coming from countries where their highest wage is small compared with the lowest wage in the United States. Nearly 75 per cent of them are males. About 83 per cent are between the ages of 14 and 45 years, and consequently are producers rather than dependents. They bring little money into the country and send or take a considerable part of their earnings out. More than 35 per cent are illiterate, as compared with less than 3 per cent of the old immigrant class.[9]

Ces observations sont réitérées et détaillées à plusieurs reprises dans les rapports de la commission.[10]

Ainsi l’impermanence ou la mobilité de la « nouvelle » immigration, originaire d’Europe de l’Est et du Sud, majoritaire vers 1890, est une caractéristique qui sert à établir sa distinction et légitimer sa limitation. Pour les restrictionnistes ces distinctions justifieront leurs politiques préférées: un test de littéracie pour tous les candidat.e.s adultes à l’immigration – sauf les femmes mariées – et éventuellement des quotas par origines nationales. Ceux-ci, définis en 1921 comme 3% de la cohorte originaire de la même nation, présente aux États-Unis en vertu du recensement de 1910, ont pour effet de restreindre particulièrement le nombre d’immigrant.e.s provenant de l’est et du sud de l’Europe. En 1924 une nouvelle loi renforce ces restrictions : 2% annuellement, de la cohorte nationale présente aux États-Unis en vertu du recensement de 1890. Les quotas par origines nationales sont conservés sous une forme modifiée par l’Immigration and Nationality Act de juin 1952, adopté contre le veto du président Truman. Ils sont abolis définitivement par une loi du même nom, dite Hart-Celler Act, d’octobre 1965, qui est depuis associée à l’augmentation de l’immigration internationale vers les États-Unis –la « troisième vague ».

Les deux images suivantes illustrent l’importance de l’immigration européenne avant 1914, ainsi que les effets des quotas par origines nationales. La première est tirée d’un atlas historique plusieurs fois réédité, la seconde d’un manuel pour un public de niveau secondaire.

Source: Richard Natkiel et Robert H. Ferrell, Atlas of American History (Facts on File, 1993), p. 89.

Source (cette version): “Immigration Act of 1924”, Welcome to Mr. Ennett’s World! [http://ennettsworld.blogspot.com/2011/02/immigration-act-of-1924-introduction.html] (consulté novembre 2018).

Les manuels d’histoire des États-Unis reprennent plusieurs données du même type que celles des rapports de la commission Dillingham, notamment relativement aux origines nationales des immigrant.e.s. La plupart des manuels ignorent cependant les données abondantes que la commission collige sur l’émigration de retour – parmi les manuels pour étudiants du premier cycle universitaire que j’ai le plus utilisé, ni le manuel dirigé par Eric Foner, ni celui de Brown Tindall et Emory Shi ne la mentionnent[11]. Quand Howard Chudacoff, Judith Smith et Peter Baldwin discutent dans leur manuel les « retours » en Europe, c’est pour présenter la migration et le retour comme le résultat des facteurs contradictoires.

Many immigrants hoped to work in the United States for a while and return home in affluence. The vast majority of these changed their minds after settling in America, or never achieved the wealth that they had expected. “After six months,” said an Italian who arrived in 1907, “I wanted to go back. What held me was that I didn’t have enough money to go back.” Still there was a substantial current of return migration to Europe and Asia. Some even shuttled back and forth across the Atlantic and the Pacific to take advantage of seasonal wage differences. Return migration became especially feasible from the 1870s on, when steamships rendered ocean passage safer and faster and made more European and Asian ports accessible to America.

Cette tension entre facteurs structurels et opportunité, entre contrainte et agentivité est appuyée sur une importante production scientifique. Forts de l’historiographie des migrations produite depuis The Uprooted d’Oscar Handlin paru en 1952, et depuis le tournant de l’histoire sociale qui a permis de raconter l’histoire des migrants et de leur enracinement vu d’en bas, les manuels présentent les migrants du début du 20e siècle comme des sujets historiques agissants, mais aussi subissant des structures socio-économiques. D’une part, des créatures économiques rationnelles, prenant des décisions en fonction de la demande de main d’œuvre et du niveau des salaires et de leurs variations. D’autre part, les manuels vont tous encadrer cette agentivité en montrant les facteurs qui poussent à la migration, et les contraintes qui attendent les migrant.e.s dans la société d’accueil: marché du travail, logement, politiques des employeurs et des associations de travailleurs, préjugés et xénophobie, pressions à s’assimiler et restrictions à l’immigration. Ainsi le traitement de ce sujet dans le manuel cité plus haut représente plutôt bien l’état de la question sur le sujet.

Sauf que rien dans ces pages ne décrit explicitement cette riche historiographie. Rien sur Handlin, rien sur les méthodes et le programme de l’histoire sociale; une seule mention de Stephan Thernstrom, dans une conclusion d’une rare profondeur sur la mobilité sociale[12]. Ce passage du manuel, comme la plupart, traite le savoir historique comme une boîte noire, n’offrant pas aux étudiant.e.s de perspectives sur ses rouages intérieurs, sur le travail des historien.ne.s. Il revient à l’enseignant.e de connaître l’historiographie et d’en donner quelques clés aux étudiant.e.s. À quoi bon un manuel, si bien informé soit-il, qui place le savoir dans un écrin, là où l’étudiant et l’enseignant ne peuvent en observer le fonctionnement, ni le manipuler ?

Cependant, ce passage du manuel de Chudacoff, Smith et Baldwin illustre, à notre avis, d’autres limitations des manuels. Par exemple, le récit du manuel ne peut décrire la faisabilité (ou l’opportunité) de la migration de retour que dans les termes les plus vagues, comme le montre l’usage des adjectifs quantitatifs « many »,  « vast majority », « some », « more ». Ce langage très caractéristique des manuels est inutilisable, dans l’enseignement comme dans les travaux de nos étudiant.e.s.

Le choix des sources primaires

À la défense des auteur.e.s de manuels, il est souvent impossible de quantifier précisément, à partir des données fragmentaires propres aux sources historiques, les tendances et mouvements des grands nombres. Fort bien: alors pourquoi essayer? Ces généralisations inutilisables ne ressemblent pas à la façon dont le savoir historique est construit par les historien.ne.s, elles discréditent notre discipline, alors que les historien.ne.s savent l’utilité, pressante et présente, des méthodes et procédés de la connaissance historique. Notamment, et précisément concernant la mesure numérique du passé, les méthodes de l’histoire sociale, l’émergence des sciences sociales au 19e siècle, ainsi que les archives produites alors, représentent un matériel riche pour l’enseignement. La lecture critique de ces données chiffrées anciennes et contemporaines, dans le cadre de l’enseignement de l’histoire, permet l’acquisition de compétences précieuses à la survie dans l’écosystème quantitatif contemporain. Bref, l’histoire telle que la construisent les historien.ne.s est un puissant vecteur de littéracie statistique.

Dans un manuel, la façon la plus concrète d’illustrer la migration de retour sera de faire appel à quelques faits. Chudacoff et al. présentent un extrait d’un témoignage d’un migrant italien – hélas bien trop bref – qui éveillera chez le lecteur ou la lectrice initié.e le souvenir de plusieurs autres documents, plusieurs autres témoignages, complémentaires, plus longs, plus explicites. Ainsi, la rareté et la faiblesse des témoignages des acteur.trice.s historiques dans les manuels ne font que souligner la nécessité d’en généraliser l’usage dans l’enseignement.

Chudacoff et al. quantifient tant bien que mal le nombre de « migrants de retour »:  « for every 100 aliens who entered the United States between 1820 and 1870, 10 to 20 left the country. The figures for 1870 to 1900 and 1900 to 1914 are 24 per and 33 to 40 per 100, respectively[13]. ». Or ces données, censées ici illustrer l’évolution de l’interrelation entre agentivité et structures du point de vue des immigrant.e.s européen.ne.s, sont produites et promues tout d’abord par les restrictionnistes, en grande partie par le travail de la commission Dillingham! Cette distinction entre les taux de retour des migrants « anciens » et « nouveau » a délibérément servi à « différencier et racialiser »[14] les migrants arrivés depuis les années 1880 – la soi-disant deuxième vague ! Pourquoi ne pas présenter au lectorat l’histoire intellectuelle de ces données ?

De plus, ces données sur le retour posent plus de questions qu’elles n’en solutionnent. Entre autres: comment les institutions l’ont-elles mesuré ? Comment préciser ces données d’une façon qui les rendent (enfin) utilisables – ne peut-on ventiler, comme les auteurs l’évoquent, les mouvements migratoires en fonction des saisons et cycles économiques, ou même des événements dans la mère-patrie (Italie, Chine, Russie) par exemple ? Comment comptabiliser les aller-retour qui suivent le premier « retour » ? Que faire de la circulation des migrant.e.s d’origine européenne ou asiatique entre les États-Unis et autres destinations migratoires de l’époque (Canada, Australie, Amérique du Sud, etc.) ? Si ces questions problématisent d’une façon un peu plus légitimement scientifique le sujet de la mobilité des migrant.e.s au début du 20e siècle, c’est que les failles des manuels nous invitent, répétons-le, à enseigner l’histoire comme le mode de connaissance humaniste qu’elle est, comme la très nécessaire et urgente méthode et hygiène intellectuelle qu’elle doit être.

Bref, j’entonne ici le refrain pédagogique bien connu : l’enseignement de l’histoire gagnera à marginaliser l’emploi de manuels et de ces infâmes faits, pour favoriser un contenu magistral et des activités pédagogiques qui initient les étudiant.e.s aux compétences, aux procédés propres à la connaissance historique telle que les historien.ne.s la construisent. Entre autres:

  • Activités de lecture et analyse de documents historiques: présentation d’extraits de sources premières dans le cadre d’exposés magistraux, ateliers en classe, commentaires de documents ou travaux écrits dérivés du commentaire de document.
  • Contenu magistral discutant du contexte de production, de la production et du contenu de sources premières. Autant que possible.
  • Contenu magistral intégrant la discussion de sources secondaires « dures » (articles scientifiques et monographies), y compris de leurs méthodes c’est-à-dire de leur approche des sources premières.
  • Tests de lecture et examens valorisant la lecture de, et les références à, des sources primaires et secondaires « dures ».
  • Dévalorisation de l’examen final et des examens sur table en général. Autant que possible.
  • Fragmentation du calendrier d’évaluation en plus « petites » activités, chacune explicitement présentée comme dédiée à la pratique d’une des compétences propres à la connaissance historique. Autant que possible.
  • Fragmentation de la grille d’évaluation et du calendrier de remise des travaux écrits. Un travail final certes, mais à remettre et évaluer en plus d’une étape, chacune assujettie à des critères renvoyant explicitement à un groupe de compétences propres à la connaissance historique. Autant que possible.

[1] « The Homepage of James W. Loewen », hébergé par Tougaloo College (MS, 2018) [https://sundown.tougaloo.edu] (consulté octobre 2018).

[2] « Introduction », Lies My Teacher Told Me (The New Press, 1995), consulté sur The Homepage of James W. Loewen (Tougaloo College, 2018) http://sundown.tougaloo.edu/content.php?file=liesmyteachertoldme-introduction.html (consulté octobre 2018).

[3] En 1987, un groupe d’enseignant.e.s et professeur.e.s obtient l’appui de la fondation Lynde et Harry Bradley pour étudier l’état de l’enseignement de l’histoire aux États-Unis. La Bradley Commission est à l’origine de la fondation du National Council for History Education, pour la promotion de la littéracie historique –« more history, better taught ». Au département d’histoire d’UCLA, le National Center for History in the Schools coordonne à partir de 1988 l’élaboration de normes nationales (étatsuniennes) de l’enseignement primaire et secondaire de l’histoire. Au Canada, le Center for the Study of Historical Consciousness, de la Faculté des sciences de l’éducation de l’Université de Colombie-Britannique, anima entre 2006 et 2014 le Projet de la pensée historique.

[4] « Chap. 1134, An Act to Regulate the Immigration of Aliens into the United States » United States Statutes at Large, vol. 34 (59e Congrès, IIe Session), pp. 898-911. Consulté sur LegisWorks (publié 2014) http://legisworks.org/sal/34/stats/STATUTE-34-Pg898.pdf (consulté octobre 2018).

[5] Joel Perlmann, « ‘Race or People’: Federal Race Classifications for Europeans in America, 1898-1913 », Working paper 320, Levy Economics Institute, Bard College (NY, 2001) [http://www.levyinstitute.org/publications/race-or-people] ; aussi « Views of European Races among the Research Staff of the US Immigration Commission and the Census Bureau, ca. 1910 », Working Paper 648, Levy Economic Institute, Bard College (janvier 2011) [http://www.levyinstitute.org/publications/views-of-european-races-among-the-research-staff-of-the-us-immigration-commission-and-the-census-bureau-ca-1910] (consultés octobre 2018).

[6] Chudacoff, Judith Smith et Peter Baldwin, « Chapter 5. Newcomers and the Urban Core », The Evolution of American Urban Society 8e édition (Routledge, 2016), p. 103.

[7] Franz Boas discute ses recherches anthropométriques dans un article publié en 1922: « Report on an Anthropometric Investigation of the Population of the United States », Journal of the American Statistical Association 18, no. 138 (juin 1922) [https://www.jstor.org/stable/2277526].

[8] Chudacoff, Smith et Baldwin, « Chapter 5. Newcomers and the Urban Core » loc. cit.; aussi George Brown Tindall et David Emory Shi, America: A Narrative History vol. 2 (6e et 9e éditions, W. W. Norton & Co., 2004 et 2013).

[9] « Conclusions », Abstracts of Reports of the Immigration Commission vol. 1 (Washington: Government Printing Office, 1911), p. 24.

[10] Notamment Emigration Conditions in Europe, volume 4 des Reports of the Immigration Commission (Washington : Government Printing Office, 1911) https://archive.org/details/reportsofimmigra04unitrich; résumé du vol. 4: Abstracts of Reports of the Immigration Commission vol. 1, op. cit., pp. 165-204.

[11] Eric Foner et al., Give me Liberty! An American History, vol. 1 (3e e?dition, New York: W. W.
Norton & Co., 2011); George Brown Tindall et David Emory Shi, America: A Narrative History vol. 2 (6e et 9e éditions, W. W. Norton & Co., 2004 et 2013).

[12] Chudacoff et al., op. cit., p. 125.

[13] Chudacoff et al., « Chapter 5. Newcomers and the Urban Core », The Evolution of American Urban Society 8e édition (Routledge, 2016), p. 103.

[14] Ibid.