L’argument de l’extrême : réflexion sur la rhétorique de l’Holocauste dans les médias en temps de pandémie

Publié le 23 décembre 2020

Marie-Dominique Asselin, Stagiaire postdoctorale au Polish Center for Holocaust Research à Varsovie, oursière postdoctorale pour la Fondation pour la mémoire de la Shoah à Paris

Les faits : Les anti-masques et les complotistes

Alors qu’en 2020 la pandémie de Coronavirus atteignait le Canada, la vie de tous et chacun a été abruptement transformée. De mars à juin Depuis le mois de mars, une grande partie du Québec a connu un confinement drastique que la population a somme toute accepté de bonne foi. Pendant trois mois, les Québécois sont restés à la maison, ont fait du télétravail, les enfants, l’école à distance, sans garderie. La fatigue a fini par faire son œuvre en même temps que les consignes de la santé publique se sont durcies : rassemblements interdits, déplacement entre région déconseillés, port du masque obligatoire dans les lieux publics clos. De façon surprenante, c’est ce dernier point qui a fait couler le plus d’encre. Plusieurs manifestations ont eu lieu à Montréal, à Québec, à Trois-Rivières et même devant la maison du directeur de la santé publique pour dénoncer les mesures mises en place par Québec qui, selon les manifestants, vont à l’encontre de la chartre des droits et libertés du Québec. Au-delà des manifestants anti-masques, il y a ceux et celles qui ne croient tout simplement pas à la Covid 19. Ces complotistes vont même jusqu’à clamer que la pandémie n’est qu’une invention des gouvernements afin de contrôler les populations et utilisent une rhétorique plus que dramatique pour tenter de faire valoir leur point. Dans la rue, comme sur l’Internet, les slogans et les images choquantes qui comparent la gestion de la pandémie à Hitler, aux Nazis et à l’Holocauste deviennent le point central de leur argumentation.  Parmi ces métaphores, il y a la comparaison du gouvernement Legault au Troisième Reich.

Ce processus de réflexion, par lequel la comparaison avec Adolf Hitler, et plus particulièrement avec la mise en place d’un régime visant à exterminer les populations juives, dans le but d’illustrer et/ou de dénoncer la sévérité d’un évènement ou de politiques gouvernementales, n’est pas neuf. Face au recours fréquent à ce type de réflexion comparative, des universitaires en sont venu à développer une théorie connue comme étant le Point Godwin (Godwin’s law). Michael Godwin, un juriste américain, constata dans les années 1990 que « plus une discussion en ligne dure longtemps, plus la probabilité d’y trouver une comparaison impliquant les nazis ou Hitler s’approche de 1 ».[1] Cette forme d’argument survient généralement lorsqu’un des interlocuteurs manque d’argument, justement, et se veut un point de rupture avec le débat en question. Je suis forcée de constater que, si dans les années 1990 le Point Godwin trouvait sa source dans une conversation agonisante, aujourd’hui, il arrive dans les balbutiements de certains débats. Dans l’état actuel des choses au Québec, et plus généralement en Amérique, la comparaison au nazisme est monnaie courante. Bien que la comparaison soit un élément de rhétorique justifiable, il ne faut pas comparer, comme le veut l’adage, des pommes à des oranges. Il n’est pas question ici de condamner l’utilisation de l’Holocauste comme comparant dans l’absolu[2], mais plutôt de chercher à comprendre pourquoi ce type de réflexion est erroné. Pour y arriver, nous devrons d’abord faire un peu d’histoire. Les prochaines pages tenteront de déboulonner quelques mythes entourant Hitler, les Nazis et les symboles qui y sont attachés. Cet article ne cherche donc pas à prendre position dans le débat actuel entourant les mesures sanitaires mises en place par Québec, mais bien de démontrer l’irrecevabilité de tels arguments dans la sphère publique grâce à une approche historique. Plus largement, ce texte se veut une réflexion sur la place de l’enseignement et de la connaissance de l’Holocauste dans notre système éducatif et dans les débats publics.

Le port de l’étoile de David et les Juifs durant l’Holocauste

Plusieurs comparaisons ont été faites durant les derniers mois pour dénoncer les mesures mises en place par le gouvernement québécois afin de contrer la pandémie de Covid-19.  Le premier ministre, François Legault a, bien évidemment, été comparé à Adolf Hitler. L’analogie la plus fréquente sur les réseaux sociaux en temps de pandémie est celle du port du masque obligatoire imposé par le gouvernement Legault qui est comparé à l’obligation faite aux Juifs d’arborer l’étoile de David sous le régime nazi. De 1939 à 1945, l’Allemagne nazie s’était donnée pour mission d’éliminer toute trace de la judéité européenne. Pour que l’extermination planifiée de millions de Juifs soit possible, il fallait avant tout que les Nazis créent un sentiment d’altérité au sein de la population allemande et celle des pays occupés à l’endroit des juifs.ves. L’une des premières mesures mises en place fut le marquage des Juifs. Avant même de les séparer de la société par la création de ghettos et de les envoyer dans les camps, les Allemands imposèrent le port de l’étoile de David à tous les Juifs âgés de 12 ans et plus. La raison était simple, il fallait pouvoir identifier le Juif, l’autre, le différent, bref, l’ennemi. [4] À première vue, il y a une légère ressemblance entre les deux : le couvre-visage, comme l’étoile, est un élément qui modifie l’apparence physique et qui est imposé par les autorités à la population. Dans les deux cas, le non-respect de cette imposition peut entrainer des conséquences – la mort chez les Juifs qui omettaient de le porter, se voir montrer la sortie du lieu, au mieux, ou une amende, au pire, dans le cas du manquement au port du masque. Au-delà des degrés de pénalités inégales, la comparaison entre le port de l’étoile de David imposé par les Nazi et le port obligatoire du masque dans les lieux publics fermés non seulement ne tient pas la route, mais est grossière et indécente. Durant la Seconde Guerre mondiale, le marquage des Juifs servait à identifier l’ennemi et à le différencier des autorités et des autres membres de la communauté.  Au-delà du port de l’étoile de David, les Nazis utilisèrent plusieurs formes de marquage pour identifier les êtres indésirables. À Auschwitz, par exemple, les prisonniers juifs portaient l’étoile de David, les homosexuels étaient affublés d’un triangle rose, les prisonniers politiques du triangle rouge alors que les criminels se distinguaient par un triangle vert.[5] L’idée derrière tous ces symboles était de compartimenter les individus en sous-groupes, de les lier par le plus petit dénominateur commun. Ce marquage servait évidemment à ce que les dirigeants allemands puissent reconnaître les prisonniers, mais aussi à les diviser afin de conserver un plus grand contrôle sur ces derniers. Aujourd’hui, au Québec, le port du masque est obligatoire pour tous : civils comme travailleurs de l’État. Le port du masque, que l’on soit d’accord ou non avec son imposition ou son efficacité, n’est pas une façon de diviser la société ou de marquer certains individus. Bien au contraire, si le but du masque est avant tout sanitaire, l’effet qu’il produit est plutôt d’uniformiser la société – y compris les travailleurs de l’État – plutôt que de stigmatiser un groupe en particulier.

L’autre face de la médaille : la dangerosité des extrêmes

Si les anti-masques se comparent aux Juifs sur le point d’être exterminés, leurs adversaires usent quelques fois d’une rhétorique similaire pour montrer la dangerosité des propos tenus par ces derniers, particulièrement ceux référant au complot gouvernemental entourant la pandémie de Coronavirus. Parmi ces réponses aux antimasques, notons celle du chroniqueur de La Presse Patrick Lagacé dans un texte publié le 16 septembre dernier. La chronique intitulée « Ça va mal finir »[6] portait sur la place de plus en plus grande des théories du complot sur Internet et les effets de ces dernières sur la situation sanitaire au Québec. Le chroniqueur souligne avec raison l’effet d’entrainement que de telles théories peuvent avoir. Pour bien marquer son point et pour frapper l’imagination, Lagacé écrit que les complotistesau Québec sont comme les conspirationnistes qui croyait au Protocole des sages de Sion – une théorie du complot juif de domination du monde – qui ont, dit-il, « poussé Hitler au pouvoir ». Ces propos, il les reprend de l’article d’Eric Conan, « Les secrets d’une manipulation antisémite », publié dans L’Express le 18 novembre 1999.[7]  Nous comprenons que le but de la chronique de Lagacé était de persuader son auditoire de l’éventuelle dangerosité des théories du complot. Afin de convaincre, le journaliste use de rhétorique classique : en touchant le pathos de ses lecteurs. Si cela se vaut sur le plan rhétorique, il n’en est rien sur le plan historique. L’énoncé est aussi irrecevable que la comparaison du port du masque au port de l’étoile de David.

D’abord, le journaliste, pour appuyer son argument, déforme l’histoire. Oui, les complotistes antisémites étaient enthousiasmés par le projet hitlérien. Mais dire qu’ils ont hissé Hitler au pouvoir est un raccourci historique, au mieux, et, au pire, une incompréhension de l’histoire et une déformation des faits. Hitler a été élu en 1933. Son programme électoral était avant tout basé sur la situation économique de l’Allemagne. Rappelons qu’en 1933, le monde est plongé dans une crise économique sans précédent. L’Allemagne est particulièrement touchée par cette crise puisque son avenir est lié à la signature du traité de Versailles de 1919, qui mettait fin à la Première Guerre mondiale et qui rendait l’Empire allemand unique responsable de la guerre. Le traité, signé par les Alliés (principalement par la France, la Grande-Bretagne et les États-Unis), restreignait l’Allemagne dans tous les domaines. Le traité impose de très lourdes restrictions militaires et commerciales, étouffant tout développement économique. Les frontières ont été modifiées (l’Alsace Lorraine redevenait officiellement française, par exemple). Bref, dans le discours d’Hitler, ce traité et les signataires derrière celui-ci étaient responsables de la faillite du pays, tant économiquement que socialement. Hitler dans sa campagne, accusait d’abord les Alliés, puis le gouvernement allemand lui-même qui avait signé le dit traité.

Bien sûr, Hilter était antisémite et, oui, dès sa prise de pouvoir, il mit en place une série de règlements et lois anti-juifs en Allemagne – notamment le boycott des commerces juifs dès avril 1933, l’éviction des Juifs de la fonction publique, des universités et des professions libérales. En 1935, le Reich met en place les lois sur la protection du sang et de l’honneur allemand appelées lois de Nuremberg.[8] Dans l’imaginaire collectif, Hitler ne parlait que des Juifs, partout et tout le temps. En réalité, s’il a été élu en 1933, c’est parce que son discours comportait beaucoup d’autres aspects. Il suffit de lire ses allocutions pour voir que l’antisémitisme n’y occupe jusqu’en 1933 qu’une petite place. Hitler criait haut et fort que l’Allemagne avait été bafouée par le traité de Versailles (les Alliés) et trahie par le gouvernement allemand. Ce qu’il promettait avant son élection n’avait rien à voir avec l’Holocauste, mais bien avec la destruction du traité de Versailles. Hitler promettait à ses électeurs que l’Allemagne allait non seulement retrouver une place dominante au sein de l’Europe, mais qu’elle serait triomphante face à ses ennemis qui, dans ce contexte, étaient les signataires du traité de Versailles – incluant le gouvernement allemand – d’abord, et les communistes – allemands comme étrangers – ensuite. Bien sûr, Hitler mentionne le Protocole des sages de Sion dans son autobiographie, écrite en prison en 1926 (Mein KampfMon combat), Mais ce n’est qu’après son élection que l’agenda antisémite du parti nazi s’est véritablement mis en place.

En résumé, oui, les antisémites allemands ont voté pour Hitler, mais de dire qu’ils sont les premiers responsables du succès de son élection, c’est oublier tous les facteurs plus importants qui l’ont véritablement hissé au pouvoir, soit la situation économique, la honte ressentie par un grand nombre d’Allemands suite à la défaite subie lors de la Première Guerre mondiale et la peur des communistes. N’en déplaise à Patrick Lagacé, la réalité est beaucoup est bien différente. L’histoire, justement, ne cherche pas à conforter les idées, mais plutôt à expliquer et comprendre le passé. La science historique est une connaissance par traces qui nécessite une recherche de preuves. Lorsque les preuves sont suffisantes en nombres et en qualité, il est alors possible de faire de l’histoire. Lagacé semble faire le chemin à rebours. Il choisit une idée toute faite et tente de la faire entrer dans un moule argumentaire en prenant en considération seulement les éléments qui lui donnent raison.

La réception de l’Holocauste dans les salles de classes du secondaire à l’université

Lorsque l’on remet ces éléments dans leur contexte historique, il apparait évident que les comparaisons entre le régime nazi et les mesures sanitaires mises en place au Québec ne tiennent pas la route.  Mais comment se fait-il que l’Holocauste soit mobilisé comme moyen de comparaison pour dire une chose et son contraire? Pourquoi est-ce si facile et si peu dérangeant de faire de telles analogies? Les comparaisons boiteuses entreJ le port de l’étoile de David et le port du masque sanitaire donnent l’impression que l’Holocauste était un évènement comme un autre. Plus encore, le fait de comparer les conspirationnistes aux électeurs d’Hitler leur donne une fausse importance.

En lieu de conclusion : L’Holocauste trop souvent discuté ou mal discuté

Depuis 2016, j’ai enseigné des cours de niveau universitaire sur l’Europe contemporaine et sur les génocides au XXe siècle. J’ai aussi donné des dizaines d’ateliers sur les génocides à des élèves du secondaire et à leurs enseignants. À chaque fois, peu importe le niveau de scolarité des apprenants, je me suis fait interrompre par un.e élève, un.e étudiant.e et/ou un.e enseignant.e qui remettait en question certains éléments historiques.  Ils ou elles disaient avoir lu/vu/entendu sur Internet des faits différents et mon enseignement était remis en question. Souvent, ils ou elles avançaient des faits historiques sans tenir compte de certains éléments cruciaux. D’autres fois, les informations recueillies étaient déformées. « À Auschwitz, on brulait les Juifs vivants! » À chaque fois, leurs commentaires démontraient une profonde mécompréhension : « Oui, mais les Juifs, ils n’avaient qu’à s’en aller vivre ailleurs! », « Oui, mais, les Juifs, si vraiment six millions ont été tués, ils ont dû faire quelque chose de mal. » 

La distorsion historique que l’on retrouve dans les médias traditionnels et sur les réseaux sociaux crée des effets pervers pour l’historien et pour l’Histoire. Le premier est la banalisation du génocide des Juifs. À force de comparer tout et n’importe quoi à l’Holocauste, on le banalise. On le rend commun, presque anecdotique. L’étoile de David, symbole de l’exclusion des Juifs de toutes communautés européennes et premier pas vers leur extermination est, pour certains, équivalente aux masques hygiéniques portés en temps de pandémie. La distorsion historique rend aussi tout un chacun spécialiste de l’Holocauste. La parole d’un individu X sur les réseaux sociaux est aussi valable que celle d’un historien. Plus problématique que les questions politiques, la distorsion historique de l’Holocauste crée d’autres problèmes au niveau académique. L’enseignement de l’Holocauste et des génocides se fait peu au Québec. Au niveau primaire et secondaire, l’emphase est mise sur l’histoire québécoise et canadienne. Au Cégep et à l’université, les cours sont optionnels selon le programme d’étude. De plus, certains enseignants n’osent tout simplement pas aborder le sujet, par manque d’intérêt ou par peur de mal le faire. Cela, bien évidemment, contribue tout aussi à la banalisation de l’Holocauste. Compte tenu de tous ces éléments, il est normal que l’apprentissage de l’histoire des génocides passe par les médias, sociaux ou traditionnels.

D’autres se plaignent qu’on parle trop de l’Holocauste. Il est vrai que le génocide juif est souvent discuté, mais l’est-il correctement? J’ai réalisé au cours de ces dernières années que je faisais beaucoup plus de correction des faits que d’enseignement. Je me suis rendu compte qu’en général, les étudiants.es, journalistes comme enseignants.es croyaient en savoir beaucoup sur la question, alors qu’il n’en est rien. J’ai alors compris qu’il valait mieux que je reparte à zéro dans mes cours afin de faire comprendre l’histoire de l’Holocauste. À force de comparer tout et n’importe quoi avec Hitler et l’Holocauste afin de sensibiliser les gens à une cause (valable ou pas), on en vient à faire l’effet inverse. Et tant qu’il faudra corriger les faux énoncés que l’on retrouve sur les réseaux sociaux et dans les médias, nous devrons continuer d’en parler.


[1] Nicolas Journet, « La loi de Godwin », Sciences Humaines, N0 304- Juin 2018. https://www.scienceshumaines.com/la-loi-de-godwin_fr_39636.html

[2] Les dernières décennies ont connu un mouvement anti-loi Godwin où les intellectuels réfutaient systématiquement toute argumentaire évoquant le troisième Reich. Pour plus d’information voir : https://quebec.huffingtonpost.ca/savignac/godwins-law_b_2219644.html

[3] “Minnesota Republican group posts meme comparing masks to yellow Star of David”, The Time of Israel, 29 juillet 2020. https://www.timesofisrael.com/minnesota-republican-group-posts-meme-comparing-masks-to-yellow-star-of-david/

[4] Ibid, https://www.timesofisrael.com/minnesota-republican-group-posts-meme-comparing-masks-to-yellow-star-of-david/

[5] « Les différentes catégories de détenus dans les camps de concentration nazis », United States Holocaust Memorial Museum.  https://encyclopedia.ushmm.org/content/fr/article/classification-system-in-nazi-concentration-camps#:~:text=Les%20criminels%20%C3%A9taient%20distingu%C3%A9s%20par,certains%20camps%2C%20un%20triangle%20marron.

[6] Patrick Lagacé, « Ça va al finir », La Presse, 16 septembre 2020.    https://www.lapresse.ca/actualites/2020-09-16/ca-va-mal-finir.php#

[7] Eric Conan, « Les secrets d’une manipulation antisémite », L’Express, 18 novembre 1999.   https://www.lexpress.fr/culture/livre/les-secrets-d-une-manipulation-antisemite_817525.html

[8] « Lois antijuives », Musée Holocauste de Montréal, http://histoire.museeholocauste.ca/fr/chronologie/lois-antijuives