Le « Grand tableau Cité mémoire » : critique d’une histoire aseptisée

Publié le 9 avril 2019

Par Guillaume Vallières, étudiant au baccalauréat en histoire, Université de Montréal

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Il est sans doute plutôt tard pour faire la critique d’une projection ayant lieu toutes les semaines depuis bientôt deux ans. Or, malgré ces délais, il semble que bien peu de personnes se soient prononcées sur la projection dont il sera ici question, et qu’elle soit passée sous les radars des historiens et historiennes. Cette projection nommée « Grand tableau » est mise sur pied par Montréal en histoires[1] dans le cadre du projet Cité mémoire, et est présentée sur le champ de Mars tous les vendredis et samedi soir. L’expérience son et lumière se voit comme une incursion au cœur de l’histoire de la ville de Montréal. Élaborée dans le cadre des festivités du 375e anniversaire de la fondation de la ville et d’une durée d’une trentaine de minutes, la projection se voulait l’élément phare d’une série de trajets historiques pensés par Montréal en Histoires. Mise de l’avant comme une occasion pour « rencontre[r] [une] multitude de personnages témoins de l’évolution de la ville à travers le temps »[2], la projection n’aura finalement réussi qu’à présenter une version aseptisée de l’histoire de la ville, de l’époque précoloniale jusqu’à la fin du XXe siècle.

Tournant autour de grands événements, de grands personnages et de bâtiments phares de l’île, ce « Grand tableau » déçoit par son manque d’inclusion et n’est autre qu’un énième lieu où dominent des personnages blancs. Les seules luttes qui y sont représentées sont directement liées aux revendications des populations francophones présentées comme « opprimées » par les nations autochtones, dans un premier temps, et par la colonisation britannique, par la suite. Autrement, l’histoire est totalement dénuée de toute forme de combats. Ce « Grand tableau » historique, qui avait pourtant le potentiel de se mettre au diapason des courants récents de la recherche historique en présentant une vision éloignée du récit dominant de l’histoire et en intégrant le rôle des minorités et d’autres groupes marginalisés, s’est plutôt cantonné dans un conservatisme marqué.

Avant toute chose, il est important de mentionner que le présent texte ne fait pas le procès des gens ayant travaillé sur la réalisation et la diffusion de ce projet. Loin de moi l’idée de les présenter comme racistes, intolérants.es ou totalement fermés.es. Je reconnais les efforts qui ont été mis dans la création de ce projet, mais je crois aussi nécessaire de souligner les importantes lacunes que les résultats portent en eux et ce qu’ils reproduisent.

Le but de cet article est donc de soulever des questions éthiques et théoriques liées à ce genre d’activité culturelle et à la vulgarisation de l’histoire nationale. Je comprends que la mission première de Montréal en histoires est de populariser et célébrer l’histoire de Montréal à travers du matériel ludique. Or, n’est-elle pas là l’essence même du problème ? En voulant divertir, Montréal en histoires semble avoir perdu de vue l’idée de présenter du matériel historique allant au-delà de la simple présentation de faits. Comment justifier, donc, la pertinence historique et culturelle d’une telle activité ?

 

Avant d’aller plus loin… un petit problème technologique

Le premier problème auquel se bute le ou la spectateur.trice en est un lié à la structure même de l’activité. En effet, en imposant l’utilisation d’un téléphone intelligent lors des visites des différents lieux historiques, Montréal en Histoire échoue dans ses visées de démocratiser l’histoire locale. Les passants.es sans téléphone intelligent se voient laisser à eux-mêmes face à des projections qui, quoiqu’esthétiquement fabuleuses, ne peuvent être entièrement appréciées et comprises sans l’apport d’informations compilées sur des plateformes numériques. Le savoir historique n’est ici réservé qu’à ceux et celles ayant les moyens et la volonté de posséder un téléphone intelligent. En 2016 (année précédant la première projection du « Grand tableau ») seuls.es 58 % des Québécois.es possèdent un téléphone intelligent. En 2018, ce chiffre passe à 73 %. De ce dernier nombre, le ¼ n’utilise pas de données mobiles plus d’une fois par jour[3]. Au final, c’est plus d’un.e Québécois.e sur quatre qui n’a pas accès à l’ensemble de ce savoir historique et aux compléments d’information fournis sur l’application mobile de Montréal en Histoires.

Le second problème est inverse. Contrairement aux autres projections du trajet, aucune information supplémentaire sur l’application mobile n’est fournie au sujet du « Grand Tableau ». Il semble que les spectateurs.trices doivent recoller eux-mêmes les pièces du casse-tête afin de comprendre chaque élément du « Grand Tableau ». Or, un.e individu.e ne sachant pas que cette projection fait partie d’un réseau plus large de projections est laissé.e seul.e face à une représentation singulière de l’histoire. Dans cette situation, l’individu.e assimile les informations que la représentation lui offre sans nécessairement pouvoir les remettre en question. Il n’est donc pas impossible qu’il ou elle intériorise cette vision problématique de l’histoire, et que cette intériorisation ait une influence sur la manière de percevoir les populations marginalisées comme les Autochtones, les personnes racisées ou encore les ouvriers.ères.

Des peuples autochtones anonymes, primitifs et agressifs

La projection s’ouvre sur une mer calme et sur la voix d’une femme parlant dans sa langue autochtone maternelle – langue d’ailleurs non identifiée pour les spectateurs.trices ignorants.es des langues autochtones locales. Quelques secondes plus tard, la mer laisse place à la forêt, et des hommes autochtones apparaissent à l’écran, dansant et touchant la terre de leurs mains. Aucune mention de leurs structures politiques complexes n’est faite, pas plus que nous n’avons droit à des explications sur leur culture. Nous avons ainsi l’impression de faire face au stéréotype de l’« Indien » : totalement anonyme et sans appartenance à quelconque nation.

La scène ne s’améliore guère lorsque les Européens font leur entrée. Une caravelle prend alors place dans cette trame qui devient chronologique. Les mots « Jacques-Cartier, 1534 » apparaissent au coin supérieur gauche de l’écran. Peu de choses sont dites sur le personnage. En fait, bien peu de choses sont dites sur tous ceux et celles présentés.es dans cette projection. Les figures et les événements se contentent de défiler rapidement. On assiste alors à une scène troublante : des mains blanches donnent un crucifix à des mains autochtones tendues vers le colonisateur. Rien n’est explicitement dit sur les atrocités du missionnariat, laissant ainsi croire que le Christianisme a été donné en cadeau aux peuples autochtones qui l’auraient demandé ou du moins accueilli sans réellement réagir. Aucune mention des abus et de l’assimilation desquels les Autochtones ont été victimes. Les Blancs.ches, dans cette histoire, sont de bons colonisateurs prenant possession d’une terre présentée comme leur revenant de droit.

En revanche, les Autochtones sont généralement présentés comme des êtres « belliqueux » contre lesquels il faut se défendre. Ils sont présentés comme l’ennemi à abattre; les colons, repliés derrière les palissades construites pour protéger les terres nouvelles conquises, leur tirant dessus. Rarement individualisés.ées, ces représentants.es des Premières Nations défilent en marge du récit, faisant pendant à des personnages blancs bien identifiés comme Maisonneuve, Jeanne Mance, Margueritte Bourgeoys ou encore les Sulpiciens de Montréal. Aucune représentation n’est accordée pour ces Autochtones qui ont aidé à bâtir Montréal et rien n’est dit sur leur rôle essentiel quant à la survie des premiers colons.

Des membres des Premières Nations apparaissent une dernière fois dans la projection lors de la présentation de la Grande paix de Montréal de 1701. Aucune trace d’eux et d’elles par la suite. Mis en marge de l’histoire et donc du « progrès » et de « l’évolution » dans la projection proposée, les Premiers peuples sont dépeints comme un problème auquel la Grande Paix de Montréal a finalement trouvé solution. Ils disparaissent alors de l’écran et laissent place à une série d’événements desquels ils sont exclus, puisque non représentés. Des images de la Conquête de 1760 et d’ouvriers du XIXe siècle se succèdent alors, narrant une histoire où les tensions se font rares, autrement que dans une perspective nationaliste, francophone et blanche.

Représenter l’ouvrier sans présenter l’ouvrier

Les scènes projetées deviennent alors chronologiquement étranges. Rien n’est dit sur les premières années du régime britannique ou encore sur l’impact de la Révolution américaine sur la ville. De 1760, nous sautons directement à 1825 avec une scène représentant la construction du canal de Lachine. On voit alors un ouvrier, masse à la main, s’affairant à la tâche. Le travail semble difficile, mais endurable. L’ouvrier anonyme se lève alors, regarde vers l’avenir avec des yeux pétillants, contemplant avec admiration le travail de bâtisseur qu’il accomplit. Notons que ces ouvriers reviendront à quelques reprises à l’écran. Autre détail important : tous les ouvriers représentés sont de genre masculin et exercent des métiers traditionnellement masculins. Les femmes, quant à elles, sont totalement absentes de cette représentation de l’histoire ouvrière[4].

Face à ces représentations amoindries et limitées du travail ouvrier, comment ne pas se poser des questions sur la véracité et la fiabilité du récit proposé par cette projection grand public ? Nulle mention de la misère, de la pauvreté et du paupérisme desquels ils et elles sont assaillis[5]. Rien non plus sur l’insalubrité des quartiers qu’ils et elles habitent. Ici, les spectateurs.trices font face à une trame historique somme toute pacifiée jusqu’à ce que le film présente les années 1960 et la Crise d’octobre 1970. C’est alors que des mouvements ouvriers sont mentionnés, mais aussitôt mis en lien avec le mouvement nationaliste québécois. En d’autres mots, dans cette vision de l’histoire de Montréal, il n’existe pas de tensions dans le monde du travail avant les années 1960, et elles sont exclusivement dues à une forme de « colonialisme » canadien d’héritage britannique duquel les Canadiens.nes français.es sont victimes.

Hautement nationaliste, ce récit efface les rivalités qui existent à même la sphère francophone et construit une narration historique qui table sur l’idée que le mouvement nationaliste serait l’unique responsable de l’amélioration des conditions des trauvailleurs.ses québécois.ses. Les luttes syndicales et les différentes grèves de l’histoire montréalaise (comme celle chez Dupuis Frères ou celle du Front commun de 1972) sont absentes de la projection. Sur fond de « Maître chez nous », le prolétariat et la bourgeoisie francophone s’unissent pour améliorer leur sort. Sans nuances et sans réellement présenter les dynamiques internes aux groupes en puissance, le « Grand Tableau » passe sous silence une foule de luttes syndicales, et vient présenter le Québec francophone comme non responsable de la misère prolétaire en rejetant la faute sur des groupes qui lui sont extérieurs. Finalement, en mettant l’accent sur cette majorité francophone ouvrière, la projection du « Grand Tableau » finit par se perdre dans une représentation presque uniquement blanche, masculine et hétéronormative de l’histoire.

Des minorités dans l’ombre : personnes racisées, pluie de bagels et de boules roses

Un autre problème que comporte cette œuvre est celui de l’absence de « personnages » issus des minorités raciales, religieuses ou sexuelles. En effet, sur plus d’une demi-heure de projection, le seul autochtone individualisé est le grand chef huron Kondiaronk. Les autres sont anonymes. On ne compte guère plus de personnes de couleur. Seules trois personnes noires sont représentées : Jackie Robinson, Oscar Peterson et Marie-Évangélique Joseph. Cette dernière, en plus d’être la seule femme noire et la seule esclave de ce film qui occulte le passé esclavagiste de Montréal[6], apparaît comme coupable du grand incendie de Montréal, même si plusieurs doutes persistent encore sur sa responsabilité dans cette affaire[7]. Les deux autres personnages issus du milieu culturel, bien que fort influents à Montréal, ne sont pas des personnages politiques et militants représentant les luttes de la communauté noire. Au contraire, Robinson et Peterson sont instrumentalisés pour présenter la ville comme inclusive. Encore une fois ici, on assiste à l’effacement des tensions au détriment d’une vision paisible, progressiste et altruiste de l’histoire de Montréal. Le racisme n’existe pas dans cette vision, et Montréal est incapable de marginalisation. Tout le monde existe en symbiose dans la même communauté, sans dynamiques de pouvoir, sans oppressions et sans conflits.

Deux autres groupes minoritaires montréalais sont aussi représentés de manière plutôt singulière. Au lieu figurer de façon réaliste dans la projection, ces groupes sont plutôt substitués par des symboles leur étant supposément rattachés. C’est ainsi que, à l’écran, la communauté juive n’est rien de plus qu’une vulgaire pluie de bagels et la communauté LGBTQ+ n’est autre qu’une chute de boules roses. Saluons ici l’effort des réalisateurs d’avoir voulu inclure ces minorités dans le récit historique proposé; mais reconnaissons aussi que ces symboles sont plutôt invisibilisants et stéréotypés. Rien sur leur parcours, leur vécu, leurs figures fortes, l’antisémitisme ou l’homophobie. Ces minorités n’existent ici que dans les symboles qui sont censés les caractériser, et encore faut-il que les spectateurs.trices (les touristes surtout) soient en mesure de comprendre ce à quoi ces symboles sont rattachés.

Conclusion

Les écarts observables entre l’histoire de Montréal racontée sur ce « Grand Tableau » et celle étudiée et produite par les universitaires, les militant.es, les artistes et les chercheurs.euses confirment l’existence d’un profond fossé séparant, trop souvent, les courants d’histoire critique et les courants dominants de l’histoire. Dans le cas qui nous concerne, force est d’admettre que l’histoire de Montréal est instrumentalisée pour servir au divertissement des touristes et des citoyen.ne.s de la cité.

Or, cette instrumentalisation de l’histoire ne répond pas à un réel but de transmettre le savoir historique. Le but semble plutôt d’inscrire la société montréalaise d’aujourd’hui dans une lignée historique de paix et d’altruisme. Ce sont tous les grands combats d’aujourd’hui qui sont affectés par cette instrumentalisation. En amoindrissant et occultant les horreurs du passé et en normalisant cette version superficielle de l’histoire, ce sont tous les argumentaires historiques élaborés par des groupes féministes, travaillistes, anticolonialistes, antiracistes et LGBTQ+ qui sont oubliés. Bref, en venant lisser l’histoire de la Ville, Montréal en histoires réussit à la présenter comme accueillante, ouverte et presque providentielle, mais vient aussi invisibiliser les combats d’une foule de groupes militants combattant les inégalités sociales et des minorités qui ont également participé à la construction de Montréal et souffert de marginalisation. Un examen de conscience s’impose donc ici.

Face à une telle situation, nous pouvons nous poser des questions quant à la pertinence de ce genre d’activité culturelle et historique. Est-il nécessairement souhaitable de parler d’histoire de cette façon à des touristes et à des citoyen.ne.s ? Présenter l’histoire de cette façon n’est-il pas nuisible à certaines populations vivant à Montréal et ailleurs au Québec ? Une telle projection ne vient-elle pas, encore une fois, normaliser la nécessité de maintenir les groupes marginalisés en marge de la société dominante ? Serait-il possible de créer des activités culturelles à saveur historique autrement qu’autour de grands personnages et événements ? Si oui, comment peut-on s’assurer que les minorités y fassent entendre leur voix, et comment éviter le piège d’une histoire lisse et progressiste ? Je lance ici toutes ces questions en désirant susciter une discussion qui dépassera le cadre du « Grand tableau Cité mémoire » et qui, je l’espère, trouvera écho dans les ateliers de création de matériels culturels liés à l’histoire du Québec.


[1] Sur le site internet de Montréal en Histoires, l’organisme se décrit comme étant « un organisme à but non lucratif. Mis sur pied par d’importants leaders de Montréal réunis autour d’un objectif commun, il vise à développer et à réaliser divers projets afin de permettre aux Montréalais, aux visiteurs et aux touristes de découvrir, d’explorer et de célébrer l’histoire de la métropole. » http://www.montrealenhistoires.com/a_propos/

[2] Description du projet telle que publiée par Montréal en Histoires sur http://www.montrealenhistoires.com/cite_memoire/#toggle-id-24

[3] Ces informations sont tirées de deux études effectuées auprès des Québécois.es par le Centre facilitant la recherche et l’innovation dans les organisations (CEFRIO) en 2016 et 2018. Pour plus d’informations, veuillez consulter les pages suivantes :

< https://cefrio.qc.ca/fr/nouvelles/communique-netendances2018-portrait-numerique-des-foyers-quebecois/ >

< https://cefrio.qc.ca/fr/realisations-et-publications/netendances2016/ >

[4] Nous savons pourtant que les femmes font partie de cette histoire ouvrière. Cette réalité historique est notamment exposée dans Gail Cuthbert Brandt, Canadian Woman : a History, Toronto : Nelson Education, 2011. La même réalité est aussi présentée par Andrée Lévesque dans «Réflexions sur l’histoire des femmes dans l’histoire du Québec», Revue d’histoire de l’Amérique française, Volume 51, no. 2, automne 1997, p. 280.

[5] Dans Un Québec en mal d’enfants. La médicalisation de la maternité, 1910- 1970, Montréal, Éditions du remue-ménage, 2004, l’historienne Denyse Baillargeon évoque que les taux de mortalité infantile étaient semblables à Montréal et à Calcutta en Inde jusqu’au début du XXe siècle; ne laissant ici aucun doute sur l’insalubrité de la ville et de la misère des quartiers ouvriers.

[6] Pour plus d’informations sur l’histoire de l’esclavagisme au Canada, voir Robyn Maynard, NoirEs sous surveillance : esclavage, répression, violence d’État au Canada, Montréal : Mémoire d’encrier. Trad. Catherine Ego, 2018, 456 p.

[7] Rappelons que les aveux de Marie-Jospeh Angélique ont été livrés sous la torture et qu’un seul témoin (une enfant) affirme avoir vu la dame « prendre du feu sur une pelle et monter au grenier ». La culpabilité de l’accusée à mort est sujette à plusieurs débats. Pour plus d’informations : https://ville.montreal.qc.ca/memoiresdesmontrealais/le-proces-de-marie-josephe-angelique