Le Québec dans l’histoire mondiale de la démocratie, 1600-1840

Publié le 6 septembre 2023
Allan Greer

31 min

Par Allan Greer, Université McGill

Joseph-François Lafitau, Moeurs des sauvages ameriquains comparées aux mœurs des premiers temps, t. 2, Paris, Chez Saugrain l'aîné ... Charles Estienne Hochereau, 1724, p. 314 [crédit Library of Congress]
Joseph-François Lafitau, Moeurs des sauvages ameriquains comparées aux mœurs des premiers temps, t. 2, Paris, Chez Saugrain l’aîné, Charles Estienne Hochereau, 1724, p. 314 [crédit Library of Congress]

On assiste, depuis un certain temps, à la mondialisation de l’histoire du Québec (ce mot est un anachronisme voulu dans le contexte de la période d’avant 1867 pour désigner le Canada de l’époque de la Nouvelle-France, la « province of Quebec » et le Bas-Canada). En analysant l’histoire du Québec, les historien.nes sont de plus en plus sensibles aux contextes impérial, atlantique, nord-américain et des Amériques, et s’efforcent de chercher les liens qui relient des phénomènes québécois aux grands courants de l’histoire[1]. En même temps, quelques chercheurs.es dans d’autres parties du monde commencent à tourner les yeux vers des cas québécois pour mieux comprendre un passé qui dépasse les limites d’un seul pays. Une série de publications récentes mettent en vedette le rôle du Québec dans l’histoire de la démocratie, terme que j’utilise dans son sens large pour désigner les idées et les gestes en faveur du pouvoir politique populaire. Je voudrais recenser quelques-uns de ces ouvrages qui méritent, à mon avis, plus d’attention de la part des spécialistes québécois.es.

L’ethnographie de la liberté

The Dawn of Everything: A New History of Humanity (la version traduite en français porte le titre Au commencement était… : une nouvelle histoire de l’humanité), par l’archéologue britannique David Wengrow et le regretté anthropologue états-unien David Graeber, est une étude très ambitieuse qui cherche à repenser l’évolution culturelle et politique de l’humanité depuis des millénaires[2]. Les auteurs s’attaquent surtout à toute notion d’un progrès par étapes. Depuis le dix-huitième siècle, on a imaginé que l’espèce humaine, composée à l’origine de chasseurs-cueilleurs, avance premièrement à la civilisation agraire et urbaine, qui sera dépassée plus tard par la civilisation industrielle et la modernité. Jean-Jacques Rousseau déplorait l’inégalité et la perte de liberté qui auraient accompagné l’adoption de l’agriculture puisqu’elle entrainait l’émergence de la propriété, les classes sociales et l’exploitation de la paysannerie par les élites urbaines. D’autres ont célébré ce même progrès vers ce qu’ils considèrent un meilleur avenir. En revanche, tous se rejoignent dans l’idée d’un métarécit de brisures abruptes, qu’on appelle « révolution agricole » et « révolution industrielle ». Graeber et Wengrow remettent ce modèle en question sous tous ses aspects, invoquant des sociétés de chasseurs-cueilleurs fortement hiérarchisées et d’anciennes sociétés urbaines et agricoles qui auraient été plutôt égalitaires. Plus fondamentalement, ils rejettent l’idée que certains modes de vie ne soient supérieurs à d’autres et « plus évolués ». 

Un cas sur lequel les auteurs de The Dawn of Everything s’attardent pour subvertir la notion d’une hiérarchie de civilisations et d’un progrès universel est celui de l’influence des Autochtones de la Nouvelle-France sur les penseurs européens du siècle des Lumières. Ils ne sont pas les premiers à tracer un lien entre la liberté des Autochtones et celle des philosophes, telle que décrite dans les écrits des voyageurs et des missionnaires français : loin de là[3].  Cependant, nos auteurs vont plus loin que les autres en attribuant non seulement l’idée générale de la liberté, mais aussi toute une culture démocratique, à l’exemple des Premières Nations. Selon Graeber et Wengrow, l’Europe a développé non seulement l’idéal de la liberté individuelle, mais aussi les procédures politiques qui valorisent la diversité d’opinions et le débat public sous l’influence des Autochtones de la Nouvelle-France, telles qu’elles ont été transmises par les jésuites et d’autres écrivains-voyageurs, tant religieux que laïques. Attribuer la modernité politique de l’Europe directement aux peuples iroquoiens constitue, bien sûr, un argument assez audacieux. 

Les jésuites de la Nouvelle-France ont acquis, à travers leur immersion dans les cultures autochtones, des connaissances qu’on appellera linguistiques et ethnographiques. Ils les traduiront en une avalanche d’écrits manuscrits et imprimés. Leurs volumineuses Relations vont ainsi alimenter un courant d’exotisme dans les milieux intellectuels français, une tendance à penser la nature humaine à travers des réflexions sur l’Autre. Au XVIIIe siècle, cet Autre est souvent Perse ou Chinois, mais aussi « Huron » ou « Montagnais ». Et qu’est-ce que les Français apprenaient des Autochtones, par l’intermédiaire des jésuites ? Outre des connaissances sur les langues et les systèmes de parenté, ils ont appris quelques leçons politiques qui découlent des pratiques que les jésuites ont observées chez les Wendats et les Haudenosaunees. C’est sur cet aspect politique que Graeber et Wengrow insistent. 

Les missionnaires venaient, bien sûr, d’une Europe où l’on considérait que l’autorité jouait un rôle essentiel dans le maintien du bon ordre – que ce soit l’autorité du bon Dieu au ciel ou bien celle de ses représentants sur terre, soit le roi et ses magistrats. Ils seraient d’abord scandalisés par la liberté qui régnait chez les Innus, les Algonquins et les Wendats. Écoutons le père Jérôme Lalemant. Celui-ci trouve qu’il est plus difficile en Nouvelle-France que dans aucun autre pays au monde d’imposer les « loix de Jésus-Christ ».  Pourquoi ?

Parce que je ne croy pas qu’il y ayt peuples sur la terre, plus libres que ceux-cy, & moins capables de voir leurs volontez contraintes à quelque puissance que ce soit : en sorte que les Peres n’ont icy aucun pouvoir sur leurs enfans, les Capitaines sur leur sujets & les Loix du pays sur les uns & les autres, qu’autant qu’il plaist à un chacun de s’y sousmettre[4].

Jérôme Lalemant

Comme le font remarquer Graeber et Wengrow, d’autres jésuites ajouteraient à cette liste de libertés à déplorer l’absence de soumission des femmes et le fait qu’en matière de sexualité, elles sont maîtresses de leurs propres corps. 

En général, la liberté a mauvaise presse au XVIIe siècle. Dans la sphère politique, Thomas Hobbes n’est pas le seul à penser que les tendances féroces et égoïstes des hommes mèneraient infailliblement à la violence et au chaos en l’absence de restrictions imposées par une puissante autorité. Imaginez donc l’étonnement des jésuites en constatant la paix et la bonne entente qui régnaient au sein de ces sociétés libres. Au fil des années, ils vont chercher à expliquer le mystère de la coexistence de la liberté et de la cohésion sociale. Ils trouvent que l’explication réside en partie dans la formation psychologique des Wendats depuis la première enfance, formation où l’on inculque la tolérance et le respect de l’autre. Cependant, ils trouvent un autre aspect de la question particulièrement fascinant. Les peuples iroquoiens savent gérer leurs affaires collectives par des conseils ouverts où l’on discute de la chose publique jusqu’à ce que l’on arrive à un consensus. Chez les Wendats, Jean de Brébeuf exprime son admiration pour

Les conseils qui se tiennent quasi tous les iours dans les Villages en toutes occurrences : & quoy que les anciens y tiennent le haut bout, & que ce soit de leur iugement que dépende la decision des affaires?; neantmoins s’y trouve qui veut, & chacun a droit d’y dire son advis. Adioûtez mesme que l’honnesteté, la courtoisie & la civilité, qui est comme la fleur & l’aggréement de la conversation ordinaire & humaine, ne laisse pas encor de se remarquer parmy ces Peuples…[5]  

Jean de Brébeuf

Les jésuites, dont le système d’éducation accorde beaucoup de place à la rhétorique, jugent très favorablement l’éloquence des Autochtones, qu’ils lient à la capacité de bien raisonner. « Quasi tous ces esprits sont naturellement d’une assez bonne trempe, ratiocinent fort bien, & ne bronchent point en leurs discours », affirme le Père Brébeuf et il ajoute, « quelques uns semblent estre nés à l’eloquence[6] ». 

Pour Graeber et Wengrow, cette valorisation de la rhétorique et de la discussion raisonnée constitue la contrepartie de la liberté, et chez les Wendat du XVIIe siècle et chez les philosophes du XVIIIe

Ce fait seul [la discussion publique et raisonnée chez les Iroquoiens] avait des répercussions historiques majeures. Car il paraît que c’est cette forme de débat – rationnel, sceptique, empirique, d’un ton conversationnel – qui sera sous peu identifié aussi aux Lumières européennes. Et, tout comme les jésuites, les penseurs de l’époque des Lumières et les révolutionnaires démocrates la croyaient intimement liée au rejet de l’autorité arbitraire, particulièrement celle que le clergé s’était longtemps arrogée[7].

David Graeber et David WEngrow

Ces auteurs rappellent qu’en ce qui concerne les valeurs de liberté, de tolérance, d’égalité entre les sexes, de débats libres et raisonnés, les Autochtones du XVIIe siècle semblent plus proches de nous, dans notre modernité, que de leurs contemporains européens.

Les Relations des jésuites ne sont pas la seule courroie qui ait servi à transmettre la démocratie iroquoienne vers l’Europe. Suivant Georges Sioui, Graeber et Wengrow citent aussi les ouvrages du Baron de Lahontan, jeune officier français qui a servi au Canada vers la fin du XVIIe siècle, et ses célèbres Dialogues avec un Sauvage, texte qui se présente comme la transcription d’un long entretien entre « Lahontan » et le « Sauvage éclairé » Adario – que l’on suppose être, en réalité, nul autre que le chef Wendat Kondiaronk[8]. Dans ces dialogues, Adario/Kondiaronk s’attaque aux fondements de la civilisation française de l’époque : la religion chrétienne, la médecine, le droit, la hiérarchie des classes et la soumission de tous et toutes aux autorités civiles et ecclésiastiques. Ce personnage, qui n’a jamais, semble-t-il, visité l’Europe, possède des connaissances étonnement détaillées sur la société française. D’ailleurs, il s’exprime dans le style des déistes de l’époque. C’est pourquoi la plupart des spécialistes ont conclu qu’Adario/Kondiaronk était un personnage fictif inventé pour véhiculer les idées du baron de Lahontan lui-même[9]

Est-ce qu’en acceptant le discours d’Adario comme une transcription exacte des paroles du chef Wendat, Graeber et Wengrow s’exposent à la critique d’avoir mené une lecture naïve et trop littérale des Dialogues ? Sans doute. Toutefois, je ne suis pas convaincu qu’ils aient tort d’affirmer un lien entre la pensée iroquoienne et la libération de la pensée européenne. Si les idées d’Adario sont en réalité celles de Lahontan, la question demeure, d’où sont venues les idées de ce dernier ? Ce n’est pas parce que Lahontan aurait fabriqué un peu le discours d’Adario que son point de vue ne se serait pas formé sous l’influence de Kondiaronk, qu’il a fréquenté lors de dîners chez le gouverneur Frontenac, et auprès d’autres Autochtones qu’il a accompagnés dans leurs parties de chasse. Lahontan avait ses propres raisons d’éprouver un vif ressentiment à l’égard de l’injustice et de la tyrannie qu’il croyait régner dans son pays natal, mais ses idées radicales ne se sont cristallisées qu’après avoir observé directement la liberté autochtone en Nouvelle-France. Les mœurs libres et la pratique politique des Wendats lui apparaissaient comme une alternative à l’autoritarisme de l’Europe. Cette perspective, il la partageait avec les jésuites. Mais alors que les missionnaires identifiaient la liberté autochtone à une menace à leur programme d’évangélisation, Lahontan y a trouvé une alternative aux idées reçues, ce qui ouvrait des possibilités jusqu’alors inconcevables. En ce sens, on peut bien dire, avec Graeber et Wengrow et malgré la qualité fictive des paroles attribuées à Adario, que les Autochtones de la Nouvelle-France ont donné des leçons de démocratie à une Europe en voie de la modernisation.

Sautons maintenant au XIXe siècle.

Un Bas-Canada à l’avant-garde de la démocratie

Nous connaissons assez bien l’histoire mouvementée des conflits politiques bas-canadiens. Quoique le régime parlementaire inauguré en 1792 avait instauré une chambre d’assemblée exceptionnellement démocratique, au sens qu’une forte majorité des hommes (et un certain nombre de femmes) avaient le droit de vote, le Bas-Canada restait soumis à un empire britannique qui, à la suite de la mauvaise expérience de la Révolution américaine, avait décidé de limiter l’influence des assemblées élues par le peuple. S’ensuit une longue lutte, parsemée de débats sur les finances, sur le rôle des magistrats et sur les relations entre l’exécutif, la législature et le judiciaire, pour conserver et étendre l’autorité de l’assemblée. Cette lutte sera menée par une poignée d’hommes politiques et de journalistes recrutés principalement au sein des professions libérales. 

Cependant, ce n’est pas l’affaire exclusivement de cette élite. De plus en plus, on va mobiliser la masse des citoyens, se servant bien entendu des campagnes électorales, mais aussi d’assemblées publiques et de campagnes pétitionnaires. C’est à cette époque justement que la pétition de masse devient un outil inédit pour faire valoir des revendications populaires. Au Bas-Canada, elle aura un impact considérable sur la politique au cours des années 1820.[10] Devant le projet d’une union du Bas- et du Haut-Canada visant à diluer la force politique des Canadiens français, la population s’est insurgée, exprimant ses sentiments dans une pétition de masse sans précédent du point de vue du nombre de signatures. Louis-Joseph Papineau apporte à Londres le texte auquel on avait affixé 60 000 noms et le projet d’union sera vite abandonné. En 1827, une nouvelle pétition attire 87?000 signatures, cette fois, pour protester contre l’autoritarisme et les préjugés francophobes du gouverneur Dalhousie. Le nombre de signatures représente une très forte proportion de la population totale, à peu près le quart de tous les adultes, et plus de la moitié dans la région de Trois-Rivières. D’ailleurs, comme dans le cas précèdent, la stratégie pétitionnaire porte fruit : un comité de la Chambre des communes britannique donne raison aux revendications bas-canadiennes et le gouverneur est destitué. D’autres campagnes axées sur la collecte de signatures suivront pendant la période trouble des années 1830, mais les grandes pétitions de 1822 et 1827 se démarquent et par leur ampleur et par leur précocité dans le contexte international.

Le politicologue Daniel Carpenter, de l’Université Harvard, a mené une enquête approfondie sur le phénomène de la pétition en tant qu’instrument essentiel de démocratie au XIXe siècle aux États-Unis, au Canada et au Mexique[11]. Il considère que les requêtes ont grandement contribué à l’apprentissage politique des peuples de l’Occident à cette époque. D’abord, les pétitions reposent sur une logique implicitement démocratique : écoutez nos revendications, les signataires semblent dire, parce que nous sommes nombreux. Deuxièmement, selon Carpenter, le processus de la collecte des signatures constitue un exercice de politisation de masse, et ce indépendamment du contenu de la requête et sans égard à la réponse du pouvoir. Après tout, la démocratie ne se réduit pas à l’existence d’élections à tous les quatre ou cinq ans : c’est aussi une culture politique où les citoyen.nes suivent les débats autour de la chose publique et sont capables d’agir entre les élections. En 1827-1828, on organise des assemblées de comté et de paroisse où l’on prononce des discours publics et fait la collecte des signatures. Dans un article signé conjointement, Carpenter et Doris Brossard soulignent en outre que l’engagement populaire est un des buts de la campagne pétitionnaire. Ils citent le Patriote Jean-Marie Mondelet qui fait remarquer dans une lettre d’avril 1828 que : 

Tous nos habitants prennent part maintenant aux affaires publiques, les connaissent et les discutent. Cette malheureuse crise où nous nous trouvons aura au moins l’effet de leur dessiller les yeux[12].

Jean-Marie Mondelet

À l’échelle du continent nord-américain, Daniel Carpenter trouve tout un éventail de pétitions et de mobilisations pétitionnaires. La plus grande sera associée à la campagne pour l’abolition de l’esclavage aux États-Unis. Le mouvement prend forme dans les années 1830 et atteindra son paroxysme vers 1847. Aussi dans la décennie des années 1840, on retrouve une foule d’assemblées et de pétitions en faveur de la tempérance, du vote des femmes, des droits des Autochtones et des revendications des travailleurs industriels. C’est une marée de pétitions qui propulsera les États-Unis (et le Canada) vers une démocratisation en profondeur de la société. Carpenter et Brossard notent cependant la précocité du Bas-Canada dans l’usage de cette « technologie politique » :  

Avec le mouvement chartiste, le mouvement anti-esclavagiste aux États-Unis, et d’autres initiatives, la pétition monstre des Canadiens de 1827-28, ainsi que la pétition contre l’union de 1822, méritent d’être considérées parmi les campagnes de consultation et de pétition les plus dynamiques au monde au XIXe siècle[13].

Daniel Carpenter et Doris Brossard

Retenez cette allusion au mouvement des Chartistes britanniques car il a un double lien avec le Bas-Canada, comme on le verra ci-dessous.

Le rayonnement international de la Rébellion des Patriotes

Quand les Patriotes du Bas-Canada se sont insurgés contre le gouvernement colonial et contre l’empire britannique, le reste du monde n’était pas indifférent. Dès le début de la crise de 1837 et bien avant la prise des armes, des voix s’élevèrent pour protester contre l’intransigeance du gouvernement britannique et la concentration de troupes dans la colonie. L’historien britannique Malcolm Chase décrit l’implication des ouvriers de la métropole dans la campagne de protestation contre les Dix Résolutions de lord John Russell (avant même que les Bas-Canadiens en reçoivent la nouvelle), et l’impact de cette prise de position sur l’évolution subséquente du mouvement démocratique dans leur pays[14].

En Grande Bretagne, la grande question qui agitait les esprits dans les années 1830 est celle de l’extension du suffrage électoral au-delà d’une petite minorité de riches propriétaires, mouvement seulement esquissé par l’Acte de Réforme de 1832. Au printemps de 1837, un nouveau regroupement d’ouvriers radicaux, la Working Men’s Association de Londres, convoquent une assemblée publique pour demander la démocratisation du pays?; ils exigent le suffrage masculin universel, des parlements annuels, le vote par scrutin secret et un salaire pour les députés. Or, au moment même de cette réunion, les Dix Résolutions du ministre des Colonies, lord John Russell, sont annoncées. Ces résolutions proposent de retirer les pouvoirs financiers de la Chambre d’assemblée du Bas-Canada et d’imposer la dictature de l’exécutif dans la colonie. Cet ensemble de mesures va scandaliser les démocrates de la Working Men’s Association et, lors de leur réunion à Londres, ils vont consacrer beaucoup plus d’attention aux affaires coloniales qu’à la politique nationale. Comme Papineau et les Patriotes, ces ouvriers britanniques sont convaincus que le gouvernement Whig cible l’élément populaire dans les colonies, tentant d’imposer un régime aristocratique aux Canadas[15]

« La politique coloniale de l’Angleterre est, depuis des siècles, trempée dans la tyrannie et l’injustice envers la masse du peuple », écrivent les ouvriers de la Working Men’s Association dans une pétition adressée à la Chambre des communes. « Regardant la population du Canada comme des frères », ils protestent contre les abus du pouvoir qui ont marqué le régime britannique dans le passé et qu’on propose d’aggraver à l’avenir. Leur conclusion :

Ainsi, vos pétitionnaires prient votre honorable chambre de céder aux désirs des Canadiens, de leur permettre d’élire le conseil législatif, de placer les revenus du pays à leur disposition, et de permettre que leurs juges soient responsables à leur propre chambre d’assemblée au lieu du roi d’Angleterre[16].

Working Men’s Association

Ce texte paraît en mars 1837, très tôt dans la crise, et il sera publié au Bas-Canada peu de temps après que la nouvelle des Résolutions de Russell soit connue dans la province. Tout ceci va soulager les Patriotes qui savent combien ils ont besoin d’appuis à l’étranger. Ainsi, les Working Men de Londres ont encouragé les Bas-Canadiens, mais l’influence n’est pas unidirectionnelle. Dans son étude récente, Malcolm Chase révèle toute l’importance de cette assemblée qui a insisté sur le lien étroit entre la lutte pour la démocratie en Grande Bretagne et celle en faveur de la liberté aux Canadas. Chase trouve que cette réunion de 1837 constitue le point de départ du plus grand mouvement de la classe ouvrière du XIXe siècle, celui qu’on appelle le Chartisme. Adoptant la technique déjà mentionnée de la pétition de masse, les chartistes ont repris les résolutions de la Working Men’s Association de Londres sur le suffrage, la tenue d’élections, etc. dans une pétition monstre qu’ils appellent « The People’s Charter » – la charte du peuple (d’où le terme « chartistes »). La première charte du peuple circule dès 1838 et en un an, récolte 1,3 million de signatures ; une deuxième pétition sera présentée au parlement en 1842 avec à peu près 3,5 millions de signatures?; en 1848 une autre gigantesque pétition a vu le jour, mais elle provoque une répression massive à laquelle 100,000 policiers ont participé. Le mouvement perd de la vitesse par la suite, mais il a eu, tout de même, un effet profond sur la démocratie britannique et sur l’apprentissage politique de la classe ouvrière.

Malcolm Chase a découvert une grande préoccupation concernant la rébellion canadienne et sa répression chez les fondateurs du mouvement chartiste. Des allusions aux « braves Canadiens » et aux atrocités commises par l’armée britannique à Saint-Charles et à Saint-Eustache parsemaient les discours et la correspondance au sujet de la charte du peuple au début du mouvement. Quoiqu’il écarte l’idée que la rébellion canadienne aurait causé le chartisme, il demeure convaincu que ce conflit colonial l’a profondément façonné. Les ouvriers britanniques ont été choqués par la férocité de la répression au Bas-Canada et ils craignaient que leurs propres projets de démocratie suscitent une réaction semblable. En l’absence de cet affrontement nord-américain, ils auraient pu s’allier avec les Whigs, le parti plutôt libéral du parlement, mais parce que ce sont ces Whigs et non pas les Tories, le parti des aristocrates, qui ont réprimé les Patriotes, il n’était désormais plus question de s’aligner avec eux ; les chartistes resteraient indépendants des formations politiques en place. Un autre aspect du chartisme attribuable à l’influence canadienne est le courant de la « force physique » dans le mouvement, la notion que le peuple doit s’armer pour appuyer la « force morale » des pétitions. Selon Chase, l’exemple de la répression qui s’est abattue sur le Bas-Canada a servi à renforcer cette tendance à recourir à la force. Dans ses propres mots, «?les Rébellions canadiennes de 1837-1838 comptent pour beaucoup dans l’explication du militantisme du mouvement chartiste dans ses débuts et de la disposition d’une forte majorité de militants chartistes à accepter le recours à la force contre l’autorité et l’emploi d’un langage explicite et sans compromis[17]. »

Aux États-Unis, la Rébellion des Canadas a eu un impact considérable, comme en témoignent deux ouvrages récents de Julien Mauduit et Maxime Dagenais[18]. Je m’attarderai moins à leur endroit parce que ces livres sont assez connus au Québec (ou devraient l’être). Nous y apprenons que, pendant plus d’un an, les événements canadiens dominaient les journaux américains plus que toute autre nouvelle[19]. Une vague d’assemblées et de manifestations d’appui a déferlé, surtout dans les États du nord, où régnait un fort courant de sympathie et de nostalgie révolutionnaire. Cependant, l’administration du président Van Buren, consciente de la dépendance des États-Unis à l’endroit des finances britanniques, envoie des troupes à la frontière pour supprimer toute tentative d’aider les révolutionnaires canadiens. Un conflit entre les citoyens des États frontaliers, largement du côté des Patriotes, et un gouvernement fédéral franchement hostile fera tomber le gouverneur du Michigan et, selon Mauduit, contribuera à la défaite de Martin Van Buren lors des élections de 1840[20]. Mauduit trace le lien qui unissait Patriotes canadiens et démocrates de gauche, tellement sidérés par le parti de Van Buren, qu’ils ont fondé de nouvelles formations, telle l’Equal Rights Party (les « Locofocos »). Pour cette tranche de l’opinion publique, la république américaine est menacée par une nouvelle aristocratie des riches qui mine les principes d’égalité et de la démocratie et qui, de surcroît, s’est alliée avec l’ancien ennemi, la Grande-Bretagne. Se présentant comme porte-paroles d’un vrai républicanisme, les Locofocos et les autres « vrais républicains » partagent les mêmes principes que les Patriotes du Bas-Canada avec lesquels ils sont en dialogue. Entre 1837 et 1839, les artisans radicaux des États-Unis tiraient de l’inspiration d’une république canadienne en devenir, et qui serait épurée par les feux d’une nouvelle révolution. Ce n’était pourtant qu’un bref moment d’espoir suivi de la déception complète. Cependant, comme dans le cas des chartistes britanniques, il a tout de même redonné un nouvel élan au mouvement démocratique américain.

Conclusion

Les ouvrages de Graeber et Wengrow, de Malcolm Chase et de Daniel Carpenter (et de Doris Brossard), ainsi que ceux de Julien Mauduit et Maxime Dagenais, nous donnent autant de points de vue de l’extérieur sur l’histoire du Québec ancien, avec une invitation à repenser quelques aspects de cette histoire. De la Nouvelle-France au Bas-Canada, nous savions très bien que ce territoire n’évoluait pas en vase clos, mais nous avons tendance à imaginer une population qui absorbait des influences venant de l’Europe et des États-Unis. Or, en lisant ces auteurs, on voit que le Québec ne fut pas un partenaire passif dans ce dialogue international. Au contraire : les peuples iroquoiens et canadiens-français paraissent à certains moments comme des pionniers de la démocratie et qui servaient de modèles dans des pays lointains. Dans la longue lutte internationale en faveur de la démocratie et de l’égalité, le Québec joue depuis des siècles un rôle de premier plan. Voilà une raison de plus de continuer dans la voie de la mondialisation de notre champ de recherche.

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[1] Quelques exemples : Dominique Deslandres, Croire et faire croire : les missions françaises au XVIIe siècle (1600-1650), Paris, Fayard, 2003 ; Allan Greer, La Nouvelle-France et le monde, Montréal, Boréal, 2009 ; Ollivier Hubert et François Furstenberg, dir., Entangling the Quebec Act: Transnational Contexts, Meanings, and Legacies in North America and the British Empire, Montréal et Kingston, McGill-Queen’s University Press, 2020.

[2] David Graeber et David Wengrow, The Dawn of Everything: A New History of Humanity, Londres, Allen Lane, 2021. La version traduite en française est également disponible : David Graeber et David Wengrow, Au commencement était… : une nouvelle histoire de l’humanité¸ Paris, Les Liens qui Libèrent, 2021.

[3] Gilbert Chinard, L’Amérique et le rêve exotique dans la littérature française au XVIIe et au XVIIIe siècle, Paris, Hachette, 1913 ; Anthony Pagden, European Encounters with the New World, New Haven, Yale University Press, 1993, 117-181 ; Denys Delâge, « L’influence des Amérindiens sur les Canadiens et les Français au temps de la Nouvelle-France », Lekton, 2, 2 (1992) : 103-191 ; David Allen Harvey, The French Enlightenment and Its Others: The Mandarin, the Savage, and the Invention of the Human Sciences, New York, Palgrave Macmillan, 2012.

[4] Reuben Thwaites, dir., The Jesuit Relations and Allied Documents, [JR] 73 vols., Cleveland, Burrows Brothers, 1896–1900, tome 28: 48. Cité dans Graeber et Wengrow, The Dawn of Everything, 41-42.

[5] JR 10: 212.  Cité dans Graeber and Wengrow, The Dawn of Everything, 45.

[6] JR 10: 258.

[7] Graeber and Wengrow, The Dawn of Everything, 46. « This fact alone had major historical repercussions.  Because it appears to have been exactly this form of debate – rational, sceptical, empirical, conversational in tone – which before long came to be identified with the European Enlightenment as well.  And, just like the Jesuits, Enlightenment thinkers and democratic revolutionaries saw it as intrinsically connected with the rejection of arbitrary authority, particularly that which had long been assumed by the clergy. »

[8] Louis Armand de Lom d’Arce de Lahontan, « Dialogues ou entretiens entre un sauvage et le Baron de Lahontan, » dans Œuvres complètes, édition critique dirigée par Réal Ouellet, Montréal, Presses de l’Université de Montréal, 1990, 801-885. Voir Georges E.  Sioui, Pour une autohistoire amérindienne : essai sur les fondements d’une morale sociale, Québec, Presses de l’Université Laval, 1989, 83-109.

[9] Jean-Marie Apostolidès, « L’altération du récit. Les Dialogues de Lahontan, » Études françaises, 22, 2 (1986) : 73-86 ; Sankar Muthu, Enlightenment against Empire, Princeton, NJ, Princeton University Press, 2003, 4-31 ; Eloise A. Brière, « Ventriloquizing the Native: Whose Voice is it? » The French Review, vol. 84, 6 (2011): 1202-1204 ; Kwame Anthony Appiah, « Digging for Utopia », New York Review of Books, 16 décembre 2021.

[10]  Ces pétitions n’étaient pas sans précédents.  Il y avait des pétitions au XVIIIe siècle, notamment celles qui revendiquent une chambre d’assemblée.  D’autant que Jacques Lacoursière a caractérisé la période 1784-1791 de « l’ère des pétitions ».  Cependant, il faut reconnaître le nombre comparativement restreint de signatures qui accompagnent ces pétitions par rapport aux pétitions de masse des années 1820.  Jacques Lacoursière, Histoire populaire du Québec, tome 1, Des origines à 1791, Sillery, Septentrion, 2013, p 451-466.

[11] Daniel Carpenter, Democracy by Petition: Popular Politics in Transformation, 1790–1870, Cambridge, MA, Harvard University Press, 2021. Voir aussi Allan Greer, “Democracy, Petitions and Legitimation,” dans un forum sur Democracy by Petition dans Social Science History, 47, 1 (2023): 150-153.

[12] Jean-Marie Mondelet à D.-B. Viger, avril 1828, cité dans Daniel Carpenter et Doris Brossard. “L’éruption patriote: The Revolt against Dalhousie and the Petitioning Explosion in Nineteenth-Century French Canada,” Social Science History, 43, 3 (2019): 23. Sur la crise de 1827-1828, voir aussi Christian Dessureault, « La crise sous Dalhousie: Conception de la milice et conscience élitaire des réformistes bas-canadiens, 1827-1828, » Revue d’histoire de l’Amérique française 61, 2 (2007): 167-199.

[13] Carpenter et Brossard, “L’éruption patriote, » 29.  « Alongside the Chartist movement, the antislavery movement in the United States, and other initiatives, the Canadien monster petition of 1827–28, along with the anti-union petition of 1822, deserves consideration as among the most vital mass canvassing and petitioning efforts of the global nineteenth century. »

[14] Malcolm Chase, « ‘Brothers under Oppression’: Chartists and the Canadian Rebellions of 1837-8, » dans The Chartists: Perspectives and Legacies, Londres, Merlin Press, 2015, 28-46.  On se rappellera que les Dix Résolutions constituent la réponse catégoriquement négative aux revendications des Patriotes telles qu’exprimées dans leurs 92 Résolutions.

[15] Cet appui des Working Men de Londres est bien inscrit dans l’historiographie du Bas-Canada, mais sans que les historien.nes se rendent compte de l’importance de l’association naissante dans le contexte de la lutte démocratique des ouvriers britanniques.

[16] William Lovett, Life and Struggles of William Lovett in his Pursuit of Bread, Knowledge and Freedom, Londres, Treubner, 1876, 105-09.

[17] Chase, « ‘Brothers under Oppression' », p. 42. « The Canadian rebellions of 1837-38 are a significant part of the explanation for the militancy of early Chartism and for the preparedness of the overwhelming majority of active Chartists both to countenance the use of force against authority and to do so in language that was uncompromising and explicit. »

[18] Maxime Dagenais et Julien Mauduit, dirs., Revolutions across Borders: Jacksonian America and the Canadian Rebellion, Montréal et Kingston, McGill-Queen’s University Press, 2019 ; Julien Mauduit, La Guerre d’indépendance des Canadas. Démocratie, républicanismes et libéralismes en Amérique du Nord, Montréal et Kingston, McGill-Queen’s University Press, 2022.

[19] Dagenais et Mauduit, Revolutions across Borders, 5.

[20] Mauduit, La Guerre d’indépendance des Canadas, p. 210.