Le système seigneurial? Quel système seigneurial?

Publié le 2 octobre 2018
Allan Greer

9 min

Par Allan Greer, professeur au département d’histoire de l’Université Mcgill

Ce texte a d’abord paru en anglais sur le site Borealia, A Group Blog on Early Canadian History

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Plan de la seigneurie de Batiscan, 1725

Des manuels scolaires aux articles encyclopédiques en passant par les publications universitaires, aucun ouvrage concernant la Nouvelle-France n’est complet sans une section à propos du « système seigneurial ». Ce phénomène a supposément modelé la société agraire de cette colonie, la différenciant des autres colonies de peuplement[1]. On dit que ce système, imposé sur le Canada par la France absolutiste, accordait aux seigneurs différents droits et devoirs, contrebalancés par un autre ensemble de droits et devoirs consentis aux censitaires. Même si le système seigneurial a changé au fil du temps, ses caractéristiques principales et sa cohésion interne ont perduré depuis 1627, quand il a été instauré par décret royal, jusqu’à son « abolition » dans les années 1850. On sous-entend aussi que les autres colonies avaient bien leurs propres régimes fonciers, mais que seuls la Nouvelle-France et le Bas-Canada étaient sous la poigne d’un « système ». Le « système seigneurial » s’est avéré être un concept abstrait très résilient, inchangé presque en tout point même après un demi-siècle de recherches — par Louise Dechêne, Sylvie Dépatie, Thomas Wien et d’autres — à propos du fonctionnement réel des seigneuries du début de la colonie dans toute leur diversité et complexité.

Se basant sur l’état actuel de la recherche, mon plus récent livre, Property and Dispossession, se penche sur les régimes fonciers coloniaux de manière comparative. Cet angle d’analyse permet de remettre en question chaque détail de l’image très conventionnelle que l’on entretient par rapport au système seigneurial, en commençant par la notion que le régime agraire de la Nouvelle-France avait quelque chose de « systématique »[2]. J’aimerais ici mettre en lumière, brièvement et de manière quelque peu polémique, les points où mon livre diverge de l’interprétation plus orthodoxe (signalée ci-dessous par l’italique) sur le sujet.

1. Un régime propriétaire-locataire prévalait en Nouvelle-France, alors que les colons des colonies anglaises jouissaient d’une propriété foncière libre.

En fait, le Maryland et la Caroline du Sud ont été fondés sur une base féodale. Un système liant propriétaires et locataires, mais sans seigneurs, prévalait dans plusieurs régions des Treize colonies, notamment l’ouest du Massachusetts et la vallée de l’Hudson à New York. Des formes contemporaines de propriété privée n’existaient nulle part au XVIIe siècle.

2. Les autres colonies de peuplement avaient simplement un régime foncier; seule la Nouvelle-France avait un système.

 Si toutes les colonies possédaient diverses formes de régimes fonciers, il n’y a que dans le cas de la Nouvelle-France où les historiens en ont amalgamé les pratiques fondamentales dans un concept plus général et totaliseur. Le « système seigneurial » est une invention des chercheurs, et non un fait historique.

3. La France absolutiste a mis en place les seigneuries au Canada via l’Acte pour l’établissement de la Compagnie des Cent-Associés de 1627 et la Coutume de Paris.

 La charte de 1627 constitue légalement la Nouvelle-France comme un fief (comme plusieurs autres chartes coloniales françaises et anglaises), mais il autorise la Compagnie à concéder les terres, peu importe le type de tenure souhaitée. La charte n’ordonne donc pas que les terres de la colonie soient concédées en seigneurie: c’est une idée venue de la Nouvelle et non de l’Ancienne France et qui a commencé à émerger avant 1627.

La Coutume de Paris reconnaît trois tenures : en fief, en censive et en alleu; cette dernière ne comprenant aucun droit ou obligation. Les clauses concernant la tenure dans la charte de la Compagnie des Iles de l’Amérique de 1635 ont été copiées directement de la charte de la Nouvelle-France. Au début de ces colonies françaises, tant des Antilles que de l’Amérique du Nord, les concessions ont été faites dans les trois types de tenures, mais la tenure en alleu (« libre ») a prévalu dans les Indes occidentales alors que celle en fief est devenue la norme au Canada. Pourquoi cette divergence? La réponse courte est que les propriétaires de plantations ont rapidement dominé la société caribéenne, alors que les deux premiers ordres, le clergé et la noblesse, ont pris l’ascendant en Nouvelle-France. Afin de garder les classes dominantes heureuses, les gouverneurs et intendants ont recouvert de fiefs la vallée du Saint-Laurent. Pour cette raison, les habitants ne pouvaient se procurer une terre que d’un seigneur, en censive, soit grevée de redevances. Ainsi, alors que les décrets de France étaient permissifs à propos des tenures, les seigneuries ont foisonné au Canada en fonction de l’influence des élites coloniales. Le Canada était même reconnu à travers l’empire français comme la source du seigneurialisme colonial, puisque c’est de là que sont venues des tentatives infructueuses d’instaurer des seigneuries en Guadeloupe et en Louisiane.

4. La tenure de type féodale était régie par des lois et réglementée par l’État.

Si quelques aspects des relations entre seigneur et habitants étaient fixés par la Coutume de Paris — le cens, les lods et ventes par exemple —, les éléments économiques les plus importants de cette relation — la rente surtout — étaient contractuels et non réglementés. Au fil des ans, les seigneurs avaient tendance à hausser les rentes et augmenter le nombre de redevances (droits de pêche, frais de pâturage, réserve de bois, etc.). Les tribunaux ont parfois soutenu les habitants dans leur résistance aux seigneurs et quelques intendants ont bien tenté de s’opposer aux escroqueries, mais il n’existait aucune supervision systématique des relations foncières. Ces relations étaient définies par l’improvisation et la poursuite des intérêts personnels; jamais par un plan établi d’avance.

5. Le système seigneurial était caractérisé par les parcelles de terre longues et étroites.

La plupart des terres dans la vallée du Saint-Laurent ont été découpées en longues parcelles pour des raisons n’ayant rien à voir avec la tenure seigneuriale. Cette configuration s’y est développée naturellement, tout comme dans plusieurs parties du Texas, de la Nouvelle-Angleterre et de la Louisiane; des endroits ayant pourtant peu de seigneuries. Quelques historiens, dont moi-même, pointent depuis plusieurs années, en vain, semble-t-il, le fait que le cadastre en longues parcelles n’a rien à voir avec l’exploitation des terres en seigneuries et en censives. La tendance à caractériser les parcelles de terre longues et étroites comme étant des « seigneuries » nous rappelle que le concept du « système seigneurial » est en fait peu lié à la tenure.

Mais d’où viennent ces conceptions à propos du système seigneurial et pourquoi sont-elles si résistantes aux avancées de la recherche? Il semble que l’idée que le régime seigneurial formait un mécanisme cohérent et bien réglementé mis en place par les autorités françaises afin de structurer la vie dans la colonie canadienne ait été d’abord proposée par les avocats représentants les seigneurs du Bas-Canada, alors que les seigneuries étaient en cours d’abolition dans les années 1850. Ces avocats ont réussi à démonter une proposition radicale voulant que les redevances étaient simplement un vol. Ce faisant, ils n’ont pas seulement réussi à obtenir une décision très favorable à leurs clients, mais ils ont aussi modelé le discours historique pour un siècle et demi[3]!

En nourrissant leur tendance à idéaliser le régime français, l’argument légal mis en place dans les années 1850 en faveur des seigneurs a trouvé chez les nationalistes francophones une audience bien disposée pendant tout le siècle suivant. Ces derniers appréciaient l’idée qu’un bienveillant roi catholique ait établi les seigneuries pour s’assurer que les colons canadiens soient sous le bon soin de propriétaires qui servaient de leaders communautaires, dans une relation certes hiérarchique, mais pas asservissante. Les écrivains anglophones, pour leur part, ont incorporé le mythe du système seigneurial dans leur discours teinté d’orientalisme sur cet Autre qu’est la société canadienne-française : pittoresque, colorée, mais fondamentalement rétrograde. Les pratiques anglaises de colonisations et le droit foncier anglais ont formé une norme indiscutée dans les discours sur le passé canadien, alors que la Nouvelle-France apparaissait comme une anomalie. Dans ce contexte, le « système seigneurial » a fonctionné comme un symbole durable d’arriération.

Traduction Fannie Dionne


[1] L’expression la plus pure de cette vision est peut-être celle présentée dans Marcel Trudel, Le régime seigneurial, Ottawa, Société historique du Canada, 1983 (1956), mais la même image du système seigneurial imprègne les travaux sur la question. Le but de ce texte n’est pas de lancer une (trop longue) discussion historiographique, mais plutôt de pointer les ouvrages de référence et manuels qui continuent de propager une image profondément erronée de la Nouvelle-France rurale sous la rubrique « système seigneurial », par exemple l’Encyclopédie canadienne : https://encyclopediecanadienne.ca/fr/article/regime-seigneurial/.

[2] Allan Greer, Property and Dispossession: Natives, Empires and Land in Early Modern North America, New York, Cambridge University Press, 2018, p. 145-88.

[3] Voir : Louis-Philippe Lavallée, « Les discours de l’amélioration dans la transformation des relations sociales de propriété au Bas-Canada, 1841-1867 », Thèse de doctorat (histoire), Université McGill, en rédaction.