Le travail des aides familiales au Canada

Publié le 8 octobre 2019

Affiche par le Collectif Kwenton Bayan

Texte par Ethel Tungohan

Traduction par Laure Henri

Au mois de janvier 2017, le Graphic History Collective (GHC) a lancé Remember | Resist | Redraw: A Radical History Poster Project, un projet destiné à offrir une perspective artistique et critique aux conversations entourant Canada 150. Le projet a continué en 2018 et 2019, et est toujours en cours aujourd’hui.

La troisième affiche du projet aborde avec une perspective historique les réalités et les conditions des travailleuses domestiques et des aides familiales au Canada, qui sont principalement des femmes racisées et vivant dans des conditions précaires. Elle montre que ces femmes s’organisent et luttent pour la reconnaissance de leurs droits.

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Les familles canadiennes ont toujours dépendu de l’aide des travailleuses domestiques. Avant la Confédération, des femmes autochtones et des femmes noires ont été utilisées comme esclaves par de nombreuses familles; après la Confédération, ce sont des femmes recrutées outre-mer par le gouvernement canadien qui ont été employées comme domestiques, et, en raison des politiques coloniales blanches du gouvernement, ce recrutement se faisait surtout en Grande-Bretagne et dans l’Europe de l’Est – les femmes de ces régions étaient considérées comme des « mères de la nation ». Au contraire de ces domestiques blanches – à qui ont octroyait la citoyenneté –, celles qui arrivèrent au Canada en provenance des Caraïbes dans la première moitié du XXe devaient être soit parrainées individuellement par des familles canadiennes ou issues du « Programme concernant les employées de maison antillaises » – (Caribeean Domestic Scheme ou CDS). Dans le cadre des deux premières itérations de ce programme, qui ont eu lieu respectivement de 1910 à 1911 et de 1955 à 1966, les domestiques antillaises étaient considérées par le gouvernement comme des « servantes » bénéficiant de la « générosité » canadienne. La plupart des participantes à la première version du programme furent déportées à la fin de leur contrat tandis que, la seconde fois, on a permis à certaines d’entre elles de soumettre une demande de résidence permanente lorsqu’elles avaient travaillé pour leur employeur pendant une année entière.

L’établissement d’un système de points devait éradiquer le problème des préférences raciales dans la sélection des immigrant·e·s, mais la mise sur pied en 1973 du « Plan d’autorisation d’emploi des non-immigrants » (PAENI) a donné lieu à une hiérarchisation de leur valeur. Les immigrant·e·s entrant au pays en vertu de ce système de points recevaient ainsi la mention « hautement qualifié » et devenaient admissibles à la citoyenneté canadienne, alors que ceux et celles à qui on attribuait la mention « peu qualifié » – tels que les employé·e·s de maison – ne pouvaient vivre et travailler au Canada que de manière temporaire. En 1979, en réponse à cette situation jugée injuste, sept mères jamaïcaines travaillant comme domestiques au Canada ont lancé une campagne qui affirmait que si les travailleuses domestiques étaient « assez bonnes pour travailler ici », elles étaient également « assez bonnes pour y rester ». Ces sept mères ont finalement obtenu le droit de demeurer au pays, mais, plus que tout, leur campagne s’est attirée des appuis de la part de plusieurs autres travailleuses domestiques, en plus de galvaniser le public canadien. Leur combat a mené, en 1981, à l’institution du « Programme concernant les employés de maison étrangers » qui permettait aux travailleurs et travailleuses domestiques de soumettre une demande de résidence permanente après avoir travaillé à domicile pendant deux ans.

Dans les années qui ont suivi, les travailleuses domestiques ont continué de se battre pour l’amélioration des politiques publiques qui concernaient leurs droits. Le « Programme des aides familiaux résidents » a été lancé en 1992 et les travailleuses ont poursuivi leur lobbyisme; en 2001, leurs efforts ont mené à l’inclusion par le gouvernement de l’Ontario du travail domestique dans la Loi sur les normes d’emploi. En 2010, la « Loi Juana Tejada » est adoptée. Portant le nom de Juana Tejada, une aide familiale qu’on a jugée « médicalement inadmissible » à la résidence permanente en raison d’un diagnostic de cancer, cette loi visait à éliminer l’examen médical comme condition d’admissibilité à la résidence permanente.

Grâce au lobbyisme des travailleuses domestiques, l’obligation pour l’aide familiale de vivre à domicile a été abolie en 2015. Néanmoins le nouveau « Programme des aides familiaux » (PAF) demeure à ce jour extrêmement contraignant pour ce qui est de l’admissibilité de ces aides à la résidence permanente. Selon le PAF, les aides familiales sont soit des « gardiennes d’enfants » ou des travailleuses qui s’occupent de « personnes ayant des soins médicaux élevés », et elles doivent répondre à des exigences linguistiques et d’accréditations avant de devenir admissibles à la résidence permanente.

En outre, un quota de 2 750 candidat·e·s a été instauré pour chaque vague de demandes de résidence, ce qui signifie que toute demande étant soumise après que ce nombre est atteint est automatiquement refusée. Les travailleurs et travailleuses domestiques continuent infatigablement de contester ces politiques.

Texte sur l’affiche :

Une chronologie illustrée du TRAVAIL DES AIDANTES FAMILIALES AU CANADA

XVIIe-XIXe siècles L’esclavage est pratiqué en Nouvelle-France (Canada) de 1632 jusqu’à son abolition, en 1834. Les individus autochtones et d’origine africaine qui sont réduit·e·s à l’esclavage reçoivent l’appellation de « domestique » ou de « servant·e ».

1867 Le Canada est fondé sur des terres autochtones. Certain·e·s célèbrent la naissance d’un pays et d’autres constatent que celui-ci résulte de la rupture de traités, du vol de territoires et de ressources, ainsi que du génocide des peuples autochtones.

1900 Le gouvernement canadien recrute des femmes provenant de l’Angleterre, de l’Irlande et de la Finlande qui travailleront comme nourrices et comme gouvernantes. La résidence permanente leur est automatiquement accordée.

1910-1911 Première itération du « Programme concernant les employées de maison antillaises » : cent Guadeloupéennes sont recrutées de manière temporaire pour occuper des postes d’aides familiales au Canada. Elles sont déportées lorsque leur aide n’est plus nécessaire.

1945 Après la Deuxième Guerre mondiale, le Canada entame le recrutement de travailleuses domestiques dans les colonies britanniques, particulièrement en Jamaïque et à la Barbade. Ces femmes reçoivent une faible rémunération et ne sont pas admissibles à la résidence permanente.

1955-1966 Seconde itération du « Programme concernant les employées de maison antillaises » : on permet à certaines aides familiales de soumettre une demande de résidence permanente lorsque celles-ci ont travaillé un an au Canada.

1967 Le système de points : ceux et celles qui souhaitent immigrer au pays doivent obtenir un certain nombre de points selon une échelle qui favorise les travailleurs et travailleuses spécialisé·e·s et instruit·e·s.

1973 Le « plan d’autorisation d’emploi temporaire » considère les aides familiales comme « peu qualifié·e·s » et accorde aux travailleurs et travailleuses domestiques des permis de travail conditionnels et temporaires.

« ASSEZ BONNES POUR TRAVAILLER ICI, ASSEZ BONNES POUR Y RESTER »

1979 Faisant face à une importante demande d’aides familiales, certains agents de l’immigration recommandent aux femmes de ne pas déclarer leurs enfants; sept mères jamaïcaines sont déportées pour avoir suivi ce conseil. Appuyées par une campagne de protestation nationale, leur cause se rend jusqu’à la Cour suprême et elles obtiennent le droit de demeurer au Canada.

1981 Programme concernant les employé·e·s de maison étranger·ère·s : les travailleurs et travailleuses domestiques possédant un permis de travail temporaire sont autorisé·e·s à soumettre une demande de résidence permanente après avoir complété deux ans de travail à domicile.

1992 Programme des aides familiales résidentes : les travailleurs et travailleuses domestiques obtiennent le droit de soumettre une demande de résidence permanente lorsqu’ils ou elles ont travaillé deux ans au pays. Ils et elles doivent toutefois vivre sous le même toit que leurs employeurs, ce qui les rend vulnérables à l’exploitation et à la maltraitance.

2001 La nouvelle Loi sur les normes d’emploi de l’Ontario entre en vigueur et accorde aux travailleurs et travailleuses domestiques les mêmes droits que tous les autres employé·e·s.

2010 La loi Juana Tejada abolit l’obligation pour les aides familiales de passer un deuxième examen médical au moment de soumettre une demande de résidence permanente. Le nom de la loi rend hommage à Juana Tejada, une aide familiale récemment décédée et jugée médicalement inadmissible à la résidence permanente en raison de son diagnostic de cancer.

2014 Le Programme des aides familiaux n’exige plus que les aides familiales vivent avec leur employeur. Deux voies menant à la résidence permanente sont créées : l’une pour les gardiennes d’enfants et l’autre pour celles qui s’occupent de personnes ayant des soins médicaux élevés. Pour chaque voie, seulement 2750 aidant·e·s recevront la résidence permanente.

2016 Le gouvernement fédéral invalide la règle des quatre ans. Partout au Canada, les travailleurs et travailleuses migrant·e·s célèbrent cette victoire et continuent à réclamer l’obtention du statut permanent dès l’arrivée pour l’ensemble des travailleurs et travailleuses migrant·e·s.

La lutte se poursuit…

Biographies

Kwentong Bayan est un collectif qui adopte une perspective critique et intersectionnelle sur l’art, le travail et l’éducation dans un contexte communautaire. Les membres du collectif travaillent actuellement en étroite collaboration avec des aides familiales, des militant·e·s et d’autres allié·e·s de leur communauté pour réaliser la bande dessinée Kwentong Bayan : Labour of Love (« travail d’amour »), qui raconte les histoires vécues de migrant·e·s philippin·e·s et philippinx* travaillant au Canada en tant qu’aides familiales et dans le cadre du « Programme des aides familiaux ». En Philippin, « kwentong bayan » signifie littéralement « histoires de communautés », tandis que « Labour of Love » est une expression qui permet de montrer que nous comprenons à quel point le travail artistique et la prestation de soins en contexte communautaire prennent tous deux racine dans l’amour, qu’ils ont une valeur inestimable et méritent le respect.

Site internet : icpcomicbook.com

*Les termes « philippin·e·s » et « philippinx » (Filipino/a et Filipinxi) sont utilisés dans le texte afin de reconnaître la fluidité de genre des membres de nos communautés.

Althea Balmes (illustrations) créé des œuvres visuelles et narratives s’inscrivant dans une démarche multidisciplinaire et elle s’intéresse à l’art et aux récits dont la création résulte d’une expression collaborative. La connexion profonde qu’elle ressent à l’égard de sa culture et de son statut de femme canadienne racisée et issue de la diaspora lui sert d’inspiration dans son travail ainsi que dans son rapport à l’autre. Elle anime des ateliers de mise en récit visuelle à Toronto.

Jo SiMalaya Alcampo (texte) est une artiste interdisciplinaire qui travaille notamment sur le récit communautaire, l’installation interactive et la création de paysages sonores électroacoustiques. Jo est impliquée auprès de Caregiver Connections, Education and Support Organization (CCESO), un organisme qui offre un soutien aux migrant·e·s travaillant comme aides familiales, et elle est également membre du Collectif Kapwa, un groupe de soutien et d’entraide à travers lequel des artistes canadien·ne·s philippinx, des penseurs, des penseuses, des guérisseurs et des guérisseuses cherchent à combler le fossé qui existe entre les récits autochtones et diasporiques, ainsi qu’entre les récits philippins et canadiens.

Ethel Tungohan est professeure adjointe en sciences politiques et sociales à l’Université York ainsi qu’une militante communautaire qui a participé à plusieurs campagnes réclamant justice pour les travailleurs, les travailleuses et les aides familiales étrangères temporaires. Pour en savoir plus sur son travail, consultez son site internet à l’adresse : www.tungohan.com.

Pour en savoir plus

Bakan, Abigal, and Daiva Stasiulis. Negotiating Citizenship: Migrant Women in Canada and the Global System. Toronto: University of Toronto Press, 2005.

Bakan, Abigail, and Daiva Stasiulis. Not One of the Family: Foreign Domestic Workers in Canada. Toronto: University of Toronto Press, 1997.

Calliste, Agnes. “Race, Gender and Canadian Immigration Policy: Blacks form the Caribean, 1900–1932.” Journal of Canadian Studies 28, no. 4 (Winter 1993–94): 131-48.

Coloma, Roland et al., eds. Filipinos in Canada: Disturbing Invisibility. Toronto: University of Toronto Press, 2012.

Pratt, Geraldine. Families Apart: Migrant Mothers and the Conflicts of Labour and Love. Minneapolis: University of Minnesota Press, 2012.

Remerciements

Les illustrations de l’affiche ont été réalisées par le Collectif Kweton Bayan ainsi qu’avec le généreux soutien de notre communauté, dans le cadre de l’exposition Bayan à la galerie A Space. Rendez-vous sur le site du GHC pour plus de détails sur tous nos remerciements.