Les congrès internationaux des écrivains et artistes noirs (1956 et 1959)

Publié le 7 février 2019

Par Adeline Darrigol, chercheuse associée au Laboratoire 3L.AM de l’Université du Maine

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Les participant.es au premier congrès de 1956.

Du 19 au 22 septembre 1956 s’est tenu à Paris le premier Congrès international des écrivains et artistes noirs, sous l’initiative d’Alioune Diop, Directeur de la revue Présence Africaine[1]. C’est dans l’amphithéâtre Descartes de l’Université de la Sorbonne que s’est rassemblée une soixantaine de délégués venus d’Afrique, d’Amérique, de Madagascar et des Caraïbes. On notait la présence de personnalités telles que Richard Wright (États-Unis), Jean Price Mars (Haïti), Marcus James (Jamaïque), Jacques Rabemananjara (Madagascar), Aimé Césaire, Frantz Fanon et Édouard Glissant (Martinique), Léopold Sédar Senghor et Cheikh Anta Diop (Sénégal) ou Amadou Hampâte Bâ (Mali). Dans l’assistance, se trouvaient aussi de nombreux étudiants noirs résidant en France. La similitude de leur situation et l’identité de leur sort face à l’Occident liaient les participants. Ces points communs créaient une certaine fraternité entre eux. Dans son discours d’ouverture, Alioune Diop a affirmé : « l’événement dominant de notre histoire a été la traite des esclaves. C’est le premier lien entre nous […]. Noirs des États-Unis, des Antilles et du continent africain […], nous avons ceci d’incontestablement commun que nous descendons des mêmes ancêtres[2] ».

Le Congrès avait pour thème central : la crise de la culture. Ainsi, les communications non seulement présentaient les différentes cultures des peuples noirs (la poésie yoruba, la culture peuhle, les « negro-spirituals », l’art plastique en Haïti, etc.), mais analysaient aussi les causes des crises culturelles : la traite négrière atlantique et l’esclavage, le racisme, la colonisation, l’industrialisation et le christianisme. À l’issue des travaux, il a paru indispensable que les écrivains et artistes noirs contribuent à la réhabilitation, la revalorisation et au développement des cultures des peuples noirs afin de les intégrer à l’ensemble de « la culture humaine ». Les congressistes ont par ailleurs estimé que l’épanouissement de la culture était conditionné par la fin du colonialisme, du racisme et de l’exploitation que subissaient les peuples noirs. Ils ont aussi préconisé la reconnaissance d’une pensée noire.

Les congressistes ont également souhaité que tout peuple puisse prendre connaissance des valeurs de sa culture nationale (langue, histoire, littérature, art, etc.), bénéficier de l’instruction et de l’éducation dans le cadre de sa culture propre. Ils ont aussi prôné la fraternité entre les peuples, rendu hommage aux cultures de tous les pays et apprécié leur contribution au progrès de la civilisation.

Affiche réalisée par Picasso pour le Premier Congrès des écrivains et artistes noirs.

Des intellectuels et des artistes français tels que Claude Lévi-Strauss et Pablo Picasso leur ont apporté leur soutien. Dans le message qu’il a adressé au Congrès, Lévi-Strauss a défendu le relativisme culturel et a condamné l’ethnocentrisme. L’anthropologue a salué l’ouverture d’une nouvelle période marquée par l’émergence d’un « humanisme démocratique » permettant que « des sociétés qui comptent du nombre de celles qui demeurèrent pendant des siècles, les plus ignorées et méprisées de l’Occident, prennent rang sur un pied d’égalité avec les plus prestigieuses[3] ». Pour sa part, Pablo Picasso a dessiné l’affiche du Congrès. Le peintre est une grande figure du mouvement d’avant-garde ayant favorisé la reconnaissance et la valorisation de l’art africain au XXe siècle.

Le deuxième Congrès des écrivains et artistes noirs a été organisé à Rome trois ans plus tard : du 26 mars au 1er avril 1959. Cent cinquante délégués ont assisté aux travaux, en présence des représentants du gouvernement italien et de l’UNESCO. Le thème du Congrès était : l’unité des cultures négro-africaines. Les communications et les débats traitaient essentiellement des valeurs culturelles de l’Afrique subsaharienne et des questions liées à l’identité des peuples noirs. Toutefois, la littérature noire américaine, la justice et les discriminations raciales aux États-Unis, le colonialisme, la situation des Noirs en Amérique latine ont également été étudiés.

Dans son discours d’ouverture, Alioune Diop a rendu hommage aux chercheurs occidentaux dont les travaux et l’humanisme ont contribué à une meilleure connaissance des civilisations négro-africaines. Il a invité les hommes de culture noirs à conjuguer leurs efforts afin de poursuivre cette œuvre. En outre, Alioune Diop a célébré la Négritude. Selon lui, c’est un mouvement visant le rétablissement de la dignité de la race noire et l’affirmation de l’identité noire : « La Négritude […] n’est autre que notre humble et tenace ambition […] de montrer au monde ce que l’on avait spécifiquement nié : la dignité de la race noire. […] Nos peuples veulent simplement dire […] comment ils se pensent et se définissent[4] ».

Dans les résolutions finales des différentes commissions, les participants ont affirmé que la libération politique et l’indépendance économique constituaient des conditions indispensables à l’essor culturel des pays africains. Dans le domaine artistique, ils ont proposé la formation d’une équipe de spécialistes chargée de dresser l’inventaire de la sculpture africaine et de l’étudier scientifiquement. Les congressistes ont également recommandé l’enseignement de la musique africaine dans les écoles, la création de centres destinés aux cultures africaines, la formation de cinéastes et le financement de films portant sur l’Histoire de l’Afrique, les luttes d’indépendance, les valeurs culturelles et artistiques de l’Afrique subsaharienne. Quant à la littérature, les participants au Congrès de 1959 ont préconisé l’institution dans chaque pays africain d’un plan de lutte contre l’analphabétisme, la création d’écoles théâtrales, de bibliothèques populaires et d’organismes nationaux d’aide aux écrivains, la traduction dans les langues autochtones des œuvres représentatives des écrivains noirs d’expression française, anglaise, portugaise ou espagnole, l’organisation de rencontres culturelles avec les écrivains noirs de tous les pays.

Concernant les représentations sociales des peuples noirs, les délégués ont déploré l’usage en Europe et en Amérique de termes péjoratifs pour désigner les personnes d’origine africaine (gens de couleur, non-Blancs, Non-Européens, mulâtres, morenos, etc.). Ces termes divisent les personnes d’origine africaine tout en les infériorisant. Dès lors, les congressistes ont recommandé l’emploi de dénominations identifiant les individus dans leur dignité et avec leurs origines. Ces termes pourraient être associés à leur nationalité : afro-américains par exemple.

S’agissant des crises des sociétés africaines, ils les ont liées d’une part aux changements démographiques issus de la traite négrière atlantique. D’autre part, la colonisation a transformé les systèmes économiques traditionnels en introduisant une économie monétaire et l’industrialisation. Par ailleurs, le catholicisme a détruit les religions et les pratiques culturelles ancestrales africaines. L’instruction européenne a aussi imposé un nouveau mode de vie, des langues et des cultures distinctes. Parallèlement, l’organisation spatiale et les structures sociopolitiques ont été dénaturées. Par conséquent, les congressistes ont suggéré que des études sociologiques soient menées afin d’évaluer l’impact de ces mutations socioculturelles et de proposer des solutions. Sur le plan linguistique, le Deuxième Congrès des écrivains et artistes noirs a encouragé la promotion des langues autochtones d’Afrique subsaharienne, ainsi que la production de travaux de recherche relatifs à la linguistique africaine.

Pour finir, les deux congrès internationaux des écrivains et artistes noirs se sont inscrits dans un contexte historique particulier. Le Comité chargé des Affaires Africaines (Council on African Affairs) a été créé aux États-Unis en 1942. Il plaidait pour la libération des colonies européennes d’Afrique et exerçait des pressions sur le gouvernement fédéral. Après la Seconde Guerre mondiale, des idées anticolonialistes se sont également développées en Europe et en Afrique. Ainsi, la Conférence Panafricaine a été organisée du 13 au 21 octobre 1945 à Manchester. Les délégués ont demandé la libération de l’Afrique de toute forme de domination coloniale et impérialiste. Ils ont également réclamé l’abolition des lois ségrégationnistes, la suppression du travail forcé et le respect des droits civiques (vote, éducation, santé, expression, syndicat, manifestation, opinion).  À la même période, des mouvements de libération nationale naissaient en Afrique subsaharienne. Parallèlement, les peuples noirs manifestaient la volonté de réhabiliter et de revaloriser leurs cultures minorées pendant la période coloniale. C’est dans ce contexte que s’est développé le concept de négritude. Sous la direction d’Aimé Césaire et de Léopold Sédar Senghor, le mouvement défendait une culture et une identité noire.

Aux États-Unis, en Amérique latine et dans les Caraïbes, l’esclavage a infériorisé, déshumanisé et déraciné les Noirs. Cependant, les révoltes d’esclaves et les mouvements abolitionnistes ont entamé le système négrier et esclavagiste. L’esclavage a finalement été aboli. Mais devenus des hommes libres, les Afro-Américains subissaient la ségrégation raciale. Dès lors, des mouvements d’éveil de la conscience noire sont nés aux États-Unis. Des leaders, tels que Marcus Garvey et William E. B. Du Bois, revendiquaient l’égalité des droits sociaux, politiques et économiques entre « Blancs » et « Noirs ». Par ailleurs, le mouvement des droits civiques a émergé aux États-Unis à partir de 1955. C’est au cours de la même année qu’a été organisée la « Conférence de Bandung » en Indonésie. Elle a réuni vingt-neuf pays d’Asie et d’Afrique[5]. Trente mouvements de libération nationale y ont également participé. Le communiqué final de ce sommet a condamné le colonialisme et l’impérialisme, les discriminations raciales et le système de l’Apartheid. Toutefois, les solutions pacifiques et la négociation ont été recommandées comme moyens efficaces d’accession à l’indépendance. Le deuxième Congrès des artistes et écrivains noirs s’est réuni à la veille des indépendances de la plupart des pays d’Afrique subsaharienne. Les peuples colonisés dressaient un bilan de la colonisation européenne et préparaient les changements socioculturels qui s’annonçaient.

Tous ces faits et événements historiques ont transformé les deux Congrès en rencontres favorables à l’émancipation des peuples noirs. Toutefois, la revendication de la dignité des peuples noirs et la valorisation de leurs cultures ont constitué les principaux objectifs à atteindre. Les deux congrès ont traité des thèmes qui restent d’actualité. Ils s’inscrivent dans un mouvement qui se poursuit et ayant abouti à la fin de l’apartheid en Afrique du Sud, à la visibilité des Africains-Américains aux États-Unis et des afrodescendants en Amérique latine notamment avec la victoire de Barack Obama à l’élection présidentielle de 2008 et l’entrée de Paula Moreno au gouvernement colombien un an auparavant.

Pour en savoir plus

Le 1er Congrès international des écrivains et artistes noirs (Paris-Sorbonne-19-22 septembre 1956). Compte-rendu complet. Paris, Présence Africaine, 1956, 408 p.

Deuxième Congrès des écrivains et artistes noirs (Rome : 26 mars-1er avril 1959). Paris, Présence africaine, 1959, 428 p.


[1] Alioune Diop a créé la revue Présence Africaine en 1947. À cette époque, la France possédait un vaste empire colonial en Afrique. La revue valorise les cultures noires et dénonce la violence coloniale. Présence Africaine naît dans une période où de nombreuses revues littéraires et politiques sont fondées en France : Jean-Paul Sartre crée Les Temps modernes et Georges Bataille Critique. Alioune Diop participe à ce mouvement général que vit la France. Il reçoit le soutien d’intellectuels et écrivains français tels que Sartre, Camus, Vian, Leiris et Balandier. Boris Vian se charge d’ailleurs de la traduction des articles des Afro-Américains qui paraissent dans la revue, et c’est Leiris qui choisit le logo de Présence Africaine (un masque dogon).

[2] Alioune Diop, « Discours d’ouverture », dans Le 1er Congrès international des écrivains et artistes noirs (Paris-Sorbonne-19-22 septembre 1956). Compte-rendu complet, Paris, Présence Africaine, 1956, p. 9.

[3] Le 1er Congrès…, p. 387.

[4] Alioune Diop, « Discours d’ouverture »…, p. 41-43.

[5] Parmi lesquels nous pouvons citer : le Japon, la Chine, le Cambodge, le Pakistan, la Thaïlande, le Vietnam, la Libye, le Soudan, la Somalie, le Libéria et l’Égypte. Abdel Nasser, Nehru et Zhou Enlai sont les grandes figures de cette rencontre internationale qui s’est tenue sur l’île de Java du 18 au 25 avril 1955.