Les pointillés et les pattes de mouche

Publié le 29 mars 2022

Par Camille Simard

La maison de Denise Sauvageau, sise sur la rue principale d’un village de la région de Portneuf, fait l’objet d’un soin ravissant. Dans la cuisine adjacente au salon, la lumière naturelle se dépose sur un intérieur aux allures de musée domestique. Il y a d’abord la collection d’horloges qui compte 83 items, puis celle de salières et de poivrières s’élevant au nombre de 1388. Le mari de Denise (feu Gilles) a fait carrière dans la taille de la pierre et un couple de salière et de poivrière a même jailli de cette noble matière première. Au cœur de cet assemblage, il y a aussi (et surtout) la collection de carnets ayant appartenu à Denise tout au long de sa vie. À chaque sujet son journal, et il ne faudrait surtout pas se retrouver sans crayon ni papier au deuxième étage de la maison alors qu’une nouvelle idée jaillit. C’est pourquoi «Il y a des carnets partout!». Ce rapport à l’écriture si quotidien et, surtout, si urgent me charme au plus haut point. Je m’aventure : «Sans être trop indiscrète… quel est le contenu des carnets?» Denise me répond que chaque jour, elle rapporte la température, les prix des biens et des services, les principaux événements ayant eu cours dans sa journée et dans l’actualité en général (par exemple : Le 6 octobre 2016, ouragan Matthew en Floride). «J’marque toute, j’ai toujours fait ça.» Elle tâche de ne pas faire de fautes d’orthographe : dans le doute, elle utilise un dictionnaire. À la fin de chaque carnet, elle revient sur les points saillants de celui-ci, dans une sorte de conclusion partielle. Bien qu’écrire soit, de son propre aveu, une seconde nature, j’en comprends que l’écriture a ici une fonction inexorablement utilitaire. Je dois admettre que j’en suis déconcertée. «Que des faits Denise?» «Oui, la vérité, rien que la vérité! Quand mes frères et sœurs [elle en compte 18] m’obstinent sur des dates, je leur sors mes carnets.» Malgré mon étonnement – mes propres carnets sont gorgés d’interprétations, d’émotions et autres analyses lyriques de la réalité – j’estime fascinante la démarche de traqueuse du quotidien de Denise. Et si le tri des faits, à l’échelle de notre vie, n’était-il pas l’ultime déploiement de notre subjectivité? Si les compétences de diariste de Denise n’étaient-elles pas magnifiquement exploitées par sa grande capacité de remémoration? Bref, que valent les archives de cette dame née en 1933 et que l’avenir leur réserve-t-il?

Passer à la suivante 

L’historienne et professeure retraitée de l’Université McGill, Andrée Lévesque, a fondé en 2010 les Archives Passe-Mémoire, un centre d’archives biographiques qui compte aujourd’hui près de 80 fonds. Ceux-ci renferment des journaux intimes, des autobiographies et des correspondances, documents dont le destin ne sera pas, a priori, d’être publiés par une maison d’édition. Ce sont des matériaux bruts, des fonds de placard – pour rapporter les propos d’Andrée – qui sont cependant loin d’être des rebuts. Inédite, cette configuration? Au Canada, oui, mais pas dans le monde. L’inspiration de la spécialiste en histoire des femmes provient de sa rencontre, dans les années 1990, avec le professeur Philippe Lejeune, fondateur de l’Association pour le patrimoine et l’autobiographie (APA). À Paris, Lejeune entreposait des journaux personnels glanés çà et là en se disant qu’ils revêtaient certainement une valeur.

Tout cela m’interpelle. Je demande à Andrée : «Comment se déroulent les consultations? ». «C’est très intéressant! Il y a plein d’étudiant-e-s qui passent, ça me permet de discuter. En plus, les gens peuvent en profiter pour consulter les livres que j’ai sur le sujet, ça crée un effet bibliothèque.» Et cette intimité archivistique (comme en écho au contenu?) est loin de faire l’économie de la rigueur : ces archives bénéficient de la même attention qu’à la BAnQ grâce à la présence de l’indispensable Rachel Marion qui s’occupe du matériel recueilli. À la suite de la lecture des documents, l’archiviste procède au traitement du fonds et à la notice qui sera publiée sur le site de Passe-Mémoire (www.archivespassememoire.org). En parallèle, Andrée rédige des comptes rendus des nouveaux arrivages pour le Bulletin qui paraît deux fois l’an et qui est également disponible sur le site web. D’ailleurs, les gens viennent souvent déposer des albums photo, ce qui n’est, hélas!, pas le créneau des Archives Passe-Mémoire. Aussi, sans date ni identification des lieux et des années, les photos peuvent difficilement traverser le temps. Note à moi-même.

Se mêler (ou pas) de ses affaires 

«C’est comment de lire les journaux intimes d’autrui? Ce n’est pas un peu voyeur?» «Mais bien sûr!», s’exclame Andrée. Heureusement, les dépositaires choisissent elleux-mêmes des modalités du dépôt. Par exemple, il est tout à fait envisageable d’utiliser un pseudonyme ou de permettre la mise en consultation seulement un certain nombre d’années après le dépôt des archives ou à compter du décès du ou de la protagoniste. «C’est à la personne de mettre ses limites.» Andrée se dit toutefois étonnée quand des gens viennent déposer leurs écrits alors qu’ils et elles sont encore en vie! Question de pudeur, il faut croire. Tel un facteur, un homme vient livrer ses carnets à intervalle régulier, trois fois par année. Andrée l’a enjoint à dorénavant produire lui-même des résumés de ses carnets, d’autant plus qu’il écrit en pattes de mouche! Dans le cadre de la Journée internationale des archives le 9 juin, l’équipe de Passe-Mémoire et celle de l’UNEQ (Union des écrivaines et des écrivains du Québec) organisent, avec la collaboration de jeunes comédien-ne-s, une lecture publique d’archives à la lumière d’une thématique particulière. Une année, c’était «les événements». On y avait alors exposé les récits de la visite du Prince de Galles à Montréal, de l’Expo 67 et de l’Armistice, tandis qu’une autre année avait pour thème «les âges de la vie».

Et alors : «Est-ce surprenant que Denise ne discoure pas sur ses émotions dans ses carnets?» «Pas du tout» me répond Sophie Doucet, docteure en histoire des femmes et spécialiste de l’histoire des émotions. Au tournant de la modernité, plusieurs utilisaient leurs journaux comme des «livres de comptes» pour se rappeler les détails de la vie quotidienne. Je m’avance : avant Internet et la trace archivistique qu’il bonifie jour après jour, certaines personnes ressentaient peut-être davantage le besoin de marquer le temps qui passait. De manière générale, le contenu des journaux des femmes aurait aussi eu tendance à être beaucoup plus axé sur les autres que sur soi[1], fait évident chez Denise qui est loin de procéder à une introspection exhaustive sur ses choix de vie dans ses écrits. La professeure Patricia Smart résume bien cette tendance, témoignant d’une nette injonction à ce que les femmes soient d’abord et avant tout définies par leur identité relationnelle :

[L]es frontières du moi féminin seraient plus floues, plus perméables que celles du moi de l’homme. Ainsi, le « je » féminin, souvent caché ou effacé dans le récit autobiographique, se révèle et disparaît tour à tour, absorbé dans sa relation avec un Autre : mère, enfant, époux, ami ou divinité[2]

Patricia Smart

Parfois, la démarche descriptive incarne le premier jalon vers plus d’intériorité. Marie-Louise Globensky, bourgeoise montréalaise du tournant du XXe siècle à qui Sophie Doucet a consacré sa thèse de doctorat, a commencé sa pratique diaristique comme un livre de comptes, mais a graduellement intégré des éléments plus personnels. Doucet, à la suite de la professeure de littérature Françoise Simonet-Tenant, explique que les journaux intimes ont trois fonctions : se souvenir (les faits), s’épancher (se libérer de ses émotions) et s’améliorer (moralement, spirituellement)[3]. Les trois objectifs peuvent évidemment s’entrecouper selon les moments de la vie comme c’est le cas dans les journaux de Globensky. Ce qu’Andrée Lévesque a déjà vu, ce sont des réflexions ou des récits plus intimes, comme des expériences sexuelles, «pris en sandwich» entre des éléments très terre-à-terre comme la description du repas de la veille.

Pour Andrée Lévesque toutefois, les mentions factuelles sont loin d’être dénuées d’intérêt. Au contraire! Elle y voit une formidable occasion de réaliser des études sur la consommation par exemple : où pouvait-on se procurer le tube de dentifrice dont Denise a gardé l’empreinte alors que tout le monde est passé à autre chose? En parallèle, les états d’âme des diaristes peuvent être analysés à l’aune d’une histoire des émotions, petite sœur de l’histoire sociale et culturelle, en pleine ascension depuis les années 1980, et encore davantage depuis le début des années 2000. Ce champ au vaste potentiel comporte son propre lexique dont le concept de «régime émotionnel», qui sous-tend la présence de balises émotionnelles à une époque donnée, au même titre que le ferait un régime politique[4]. C’est aussi depuis les années 1980 que le genre diaristique gagne en légitimité dans le champ littéraire, du moins français et québécois – il vivait historiquement moins d’opprobre dans les pays anglo-saxons – entraînant avec lui publics et maisons d’édition[5].

Ruée vers l’or

«Qu’est-ce qui te frappe dans ce que tu lis, Andrée?» Mon interlocutrice relève la place que tiennent les pratiques religieuses dans un grand nombre des écrits personnels qui composent les archives détenues par Passe-Mémoire. Les récits sont ponctués d’événements liturgiques (aller à un baptême, aux vêpres, à la messe, aux funérailles) et les allusions aux interventions divines sont fréquentes, quoique les gens ne s’étalent pas sur leur foi pour autant. C’est que la foi est tellement acquise qu’elle n’a pas à être argumentée. L’historienne et autrice est également frappée par l’absence de fautes d’orthographe dans les écrits récoltés, même chez les femmes moins éduquées. «C’est une génération qui a appris la grammaire à un très jeune âge.», évoque Andrée en guise d’explication. Ce n’est pas sans rappeler notre perfectionniste Denise qui recourt systématiquement à son dictionnaire. Finalement, sans surprise étant donné l’adéquation archétypale entre féminité et écriture de soi, il y a deux fois plus d’archives de femmes que d’hommes chez Passe-Mémoire. Si les hommes sont plus explicites que les femmes sur leurs pratiques sexuelles dans leurs récits, la pratique d’écriture est beaucoup plus associée à la féminité. Les femmes bourgeoises s’adonnaient également davantage à l’écriture que leurs homologues des classes populaires : c’était une affaire de temps disponible, d’éducation et de culture. L’histoire des journaux personnels est d’ailleurs directement liée à celle de la bourgeoisie. C’est avec le développement du concept d’individu, cher à la bourgeoisie moderne, que celui du soi et, par ricochet, de l’écriture pour soi, de soi, se raffine[6]. Au Québec, on le voit simplement avec les journaux intimes qui ont fait l’objet d’une publication en bonne et due forme : les diaristes Henriette Dessaules et Joséphine Marchand étaient membres de l’intelligentsia canadienne-française. Les journaux de ces femmes ont aussi été publiés parce qu’ils ont été l’objet de différents «gestes successifs» qu’on pourrait qualifier de stratégiques : conserver les différents documents, les transformer en version tapuscrite et les acheminer à un fonds d’archives[7]. Elles dénotent l’intention de pérenniser le legs de familles qui se placent dans une logique de distinction de classe. Par leur caractère démocratique, les Archives Passe-Mémoire font barrage à cette vision élitiste. En parallèle, Andrée se méfie des journaux et correspondances publiés quand leurs autrices et auteurs sont encore vivants. Quoique celleux-ci en disent, le souci de l’image que l’on veut projeter est inhérent à la publication et il peut mener à l’autocensure, au caviardage. Enfin, qui dit absence de publication à grand déploiement ne veut pas dire absence de destinataire. La tenue d’un journal intime serait une pratique moins privée qu’elle n’en a l’air : la conscience d’un potentiel lectorat serait toujours minimalement présente[8]. N’empêche : que les Archives Passe-Mémoire puissent être consultées en tout temps et éventuellement léguées à la BAnQ pour plus de longévité est déjà une petite révolution pour la mémoire collective dite ordinaire.

«Qu’est-ce qui te guide, Andrée, dans cette entreprise de conservation?» «J’ai l’impression de sauver de l’oubli des anonymes qui n’ont pas de voix ailleurs…» Me vient alors l’image d’une Andrée-pieuvre tenant d’épargner les carnets d’une funeste issue dans le bac de recyclage! La Montréalaise me raconte même qu’il y a beaucoup plus de gens qu’on pense qui jettent les journaux intimes après le décès de leur proche en arguant qu’il s’agit de contenu personnel. Ce n’est pas faux, mais ce serait si dommage de s’arrêter là… Historiquement, on estime que plus de journaux d’hommes que de femmes auraient traversé le temps pour la simple raison que beaucoup de femmes les auraient jetés avant leur mort, dans une forme d’humilité ou de négation d’elle-même[9]. Ou encore, les descendant-e-s auraient fourni plus d’efforts pour conserver les écrits de leur père ou des autres hommes de la famille. Nous pouvons également aisément affirmer qu’en Amérique, nous avons un moins grand intérêt pour l’écrit et l’archive en général qu’en Europe par exemple. «Si mon initiative peut inciter les gens à écrire un journal, ce sera déjà ça! Il n’y a bien que le papier qui survive véritablement.», déclare Andrée. Dans le même ordre d’idées, la professeure suggère d’imprimer nos correspondances virtuelles, qu’elles soient sur courriel ou sur Facebook, afin qu’elles ne se volatilisent pas dans un cybermonde ou un autre. Parce que sur écran, comment aurait-on pu déceler la mélancolie de Denise? «Quand j’ai de la peine, ça fait des petits pointillés sur les pages à cause de mes larmes.», m’avait-elle confié lors de ma visite.

Merci à Andrée Lévesque, à Sophie Doucet et à Denise Sauvageau

www.archivespassememoire.org

BIBLIOGRAPHIE

AUGER, Manon, Les journaux intimes et personnels au Québec : Poétique d’un genre littéraire incertain, Montréal, Les Presses de l’Université de Montréal, 2017.

DOUCET, Sophie, « »Toujours je sens mon âme se balancer entre les joies et les peines » : Le paysage émotionnel de Marie-Louise Globensky (1849-1919) observé à travers ses écrits personnels», Thèse de doctorat (histoire), UQAM, 2019.

SMART, Patricia, De Marie de l’Incarnation à Nelly Arcan : Se dire, se faire par l’écriture intime, Montréal, Boréal, 2014.


[1] Sophie Doucet, « »Toujours je sens mon âme se balancer entre les joies et les peines » : Le paysage émotionnel de Marie-Louise Globensky (1849-1919) observé à travers ses écrits personnels», Thèse de doctorat (histoire), UQAM, 2019, p. 60.

[2] Patricia Smart, De Marie de l’Incarnation à Nelly Arcan : Se dire, se faire par l’écriture intime, Montréal, Boréal, 2014, p. 13.

[3] Doucet, op. cit., p. 58.

[4] Ibid., p. 39.

[5] Manon Auger, Les journaux intimes et personnels au Québec : Poétique d’un genre littéraire incertain, Montréal, Presses de l’Université de Montréal,2017, p. 318.

[6] Ibid., p. 55.

[7] Ibid., p. 54.

[8] Ibid., p. 65.

[9] Michelle Perrot citée par S. Doucet, op. cit., p. 59.