L’éternel retour de l’asile. De l’importance de l’histoire pour l’avenir de la prise en charge de la santé mentale*

Publié le 19 février 2019

(Crédit : Raymond Depardon, San Clemente, 1979)

Par Alexandre Klein, Université Laval

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La psychiatrie québécoise est en crise. Les articles se multiplient en effet depuis plusieurs mois pour dénoncer la dégradation des conditions de prise en charge des personnes souffrant de problèmes de santé mentale. En février 2018, les infirmières de l’Institut universitaire en santé mentale de Québec s’inquiétaient déjà de l’absence désormais actée des psychiatres le soir, la nuit et les fins de semaine. Le directeur professionnel indiquait alors que l’Hôpital de l’Enfant-Jésus, qui pouvait offrir des soins spécialisés en cas d’urgence, n’était qu’à cinq minutes[1].  Pourtant, en juin de l’année précédente, on avait appris qu’avant fin décembre 2018, les 35 lits réservés à la psychiatrie dans cet établissement allaient être fermés[2] ; seule l’urgence resterait accessible jusqu’en 2023. Le 18 octobre 2018, c’est la fin de la psychiatrie à l’Hôpital du Saint-Sacrement qui était confirmée[3], les patients.tes étant progressivement réorientés.ées vers les urgences du CHUL ou de l’Hôpital de l’Enfant-Jésus. À Sherbrooke, le manque de personnel formé et compétent faisait craindre, en avril dernier, aux employés.ées du département de psychiatrie de l’Hôtel-Dieu pour leur sécurité, notamment face au débordement des urgences psychiatriques[4]. À Montréal enfin, c’est l’Institut Pinel qui a fait récemment face à une restructuration impliquant la suppression de 37 postes de sociothérapeuthes[5], simplement remplacés par des agents d’intervention. Ainsi, partout à travers la province, la crise est palpable et les psychiatres sont donc nombreux.ses à se mobiliser pour dénoncer « une psychiatrie sans vision et sans leadership[6] », « parent pauvre de la médecine[7] » ou même le pur et simple « retour de l’asile[8] ». Or, dans les différents textes d’opinion parus au cours de ces derniers mois, une même référence, constamment répétée, attire l’attention de l’historien.ne : il s’agit du rapport Bédard et de l’engagement au début des années 1960 d’une politique de désinstitutionnalisation psychiatrique. Ces deux évènements concomitants y apparaissent en effet souvent comme une sorte d’âge d’or, un moment de grâce dont il conviendrait de retrouver les principes directeurs et les valeurs sous-jacentes. C’est cette apparente nostalgie pour une période qui fut qualifiée de « révolution tranquille au chapitre de la psychiatrie » que je souhaite interroger dans cet article afin d’en montrer tant les enjeux historiographiques complexes que les limites théoriques et pratiques importantes.

En août 1961, les Éditions du jour publiaient, sous le titre Les fous crient au secours !, le témoignage accablant d’un certain Jean-Charles Pagé, ancien patient de l’Hôpital Saint-Jean-de-Dieu (aujourd’hui l’Institut Universitaire en Santé Mentale de Montréal), sur les conditions indignes de son internement dans la vaste institution montréalaise. Appuyée par une postface en forme de manifeste du psychiatre et futur politicien Camille Laurin, la publication fit rapidement grand bruit. Il faut dire que celui qui était alors à la tête du département de psychiatrie de l’Université de Montréal s’était arrangé pour que les médias, comme les syndicats, se fassent, autant que possible, l’écho de ce cri du cœur, de manière à ce que puisse s’engager la transformation profonde de la psychiatrie québécoise dont il rêvait. Dans les jours qui suivirent le lancement de l’ouvrage, le 15 août 1961, la tempête médiatique battit son plein. Les unes se multiplièrent, autant que les appels au nouveau gouvernement de Jean Lesage pour qu’il prenne ses responsabilités. Moins de trois semaines plus tard, le 8 septembre 1961, le ministre de la Santé Alphonse Couturier annonçait finalement la mise sur pied d’une commission d’enquête.

Dirigée par le psychiatre de Québec Dominique Bédard et composée du pédopsychiatre montréalais Denis Lazure et de Charles A. Roberts le surintendant du Verdun Protestant Hospital (aujourd’hui l’Hôpital Douglas), cette commission devait faire la lumière sur l’état véritable du réseau psychiatrique de la province. Six mois plus tard, le 9 mars 1962, les trois membres de la commission remettaient au ministre un rapport de 157 pages dans lequel ils dénonçaient les piètres conditions de prise en charge de ceux qu’on appelait alors encore les « malades mentaux », dans la majorité des institutions visitées. Ils proposaient en outre, dans la droite ligne de la postface de Laurin, une réforme profonde du système psychiatrique. Cette dernière, axée sur le dépassement du paradigme asilaire, devait passer par l’instauration d’une politique de désinstitutionnalisation consistant à favoriser le retour des malades ainsi que leur prise en charge au sein de la communauté. La fin de l’asile avait sonné.

Et en effet, rapidement, le nombre de lits comme de malades internés baissa dans les principales institutions psychiatriques de la province, en particulier dans les grands asiles qu’étaient alors l’Hôpital Saint-Jean-de-Dieu de Montréal et l’Hôpital Saint-Michel-Archange de Québec. En parallèle, le financement pour la prise en charge des malades mentaux, en comme hors institution, augmenta, tandis que les psychiatres s’imposaient dans le champ de la santé mentale (notamment face aux religieuses alors responsables des plus imposants établissements). Comme si elle sortait d’une grande noirceur asilaire, la psychiatrie québécoise semblait alors vivre, ainsi que l’affirmèrent dès 1964 les auteurs du rapport désormais connu sous le nom de rapport Bédard, sa Révolution tranquille[9].

C’est cette période, perçue comme une sorte d’âge d’or de la psychiatrie québécoise, qui revient aujourd’hui comme un leitmotiv sous la plume d’acteurs de la santé mentale, qui entendent ainsi critiquer l’évolution actuelle de la psychiatrie, ou du moins alerter sur les dérives de la prise en charge des personnes souffrant de problèmes de santé mentale. Ainsi, le 24 octobre dernier, le Dr Hubert Wallot – qui fut soit dit en passant l’un des principaux auteurs de cette histoire traditionnelle de la psychiatrie québécoise qui insistait sur la rupture des années 1960 – publiait dans Le Nouvelliste une tribune dénonçant le retour du vieil asile, dans un contexte de détricotage des transformations effectuées à la suite du rapport Bédard[10]. Plus surprenant encore, le 13 novembre dernier paraissait, aux éditions Écosociété, une réédition du livre de Jean-Charles Pagé Les fous crient au secours !. Dirigée par deux travailleurs.ses communautaires dans le domaine de la santé mentale et de la lutte contre la pauvreté, Anais Dupin et Jérémie Dhavernas, elle avait pour objectif affiché de jeter à nouveau un pavé dans la mare de la psychiatrie québécoise afin de mettre en question son évolution et son état actuel, notamment à l’aune des promesses faites par les tenants de la politique de désinstitutionnalisation engagée au début des années 1960. L’introduction comme l’épilogue des deux éditeurs.trices, ainsi que la nouvelle postface du collectif pour la défense des droits en santé mentale de Montréal, Action Autonomie, mettent ainsi de l’avant les espoirs déçus des acteurs.trices de la santé mentale à l’égard d’une psychiatrie qui semblait pourtant s’engager, il y a près de soixante ans maintenant, dans une ère nouvelle. Là encore, la postface de Laurin ou le rapport Bédard apparaissent comme les traces oubliées d’une époque glorieuse, d’un moment lumineux où les personnes souffrant de problèmes de santé mentale étaient enfin prises en considération et où la psychiatrie se voulait véritablement humaniste, en mettant fin à ce qui apparaissait comme des décennies d’obscurantisme asilaire.

Le problème de cette lecture, somme toute classique, de l’histoire de la psychiatrie québécoise est qu’elle fait fi de la réalité historique de ce que fut d’une part l’asile et d’autre part l’histoire de la désinstitutionnalisation psychiatrique au Québec. Les historiens et les historiennes qui se sont intéressés.ées à la psychiatrie ont en effet montré, notamment au cours de la dernière décennie, que la prise en charge psychiatrique de la première moitié du XXe siècle n’était pas aussi noire que ce qu’en avaient écrit les commentateurs.trices des années 1970, 1980 et 1990. Marie-Claude Thifault et Isabelle Perreault, par exemple, ont ainsi mis en évidence l’existence, dès le début du XXe siècle à l’Hôpital Saint-Jean-de-Dieu d’une politique de désinstitutionnalisation[11] menée par des psychiatres et des religieuses qui, loin de l’image qu’on a pu en donner, travaillaient main dans la main, au plus près de la science de l’époque, pour soigner les malades dont ils avaient la charge. Il y a en fait eu une volonté, de la part de ceux et celles qui, les premiers, ont écrit l’histoire de la psychiatrie contemporaine, psychiatres ou sociologues, de faire des années 1960 une révolution au chapitre de la psychiatrie, noircissant ou simplement ignorant pour ce faire ce qui s’était passé avant, et enjolivant en retour les conséquences mêmes des transformations opérées suite au rapport Bédard. Car, et c’est le deuxième point, si des politiques de désinstitutionnalisation ont bien été mises en place, les travaux récents sur cette période montrent que cette désinstitutionnalisation ne fut finalement qu’un mythe[12]. La fin de l’asile n’a jamais eu lieu. Certes, les hôpitaux psychiatriques ont ouvert leurs portes, des patients.tes sont sortis.ies et le nombre de lits a été réduit, mais le changement de paradigme annoncé n’est jamais advenu. D’une part, l’hôpital est resté, au Québec comme ailleurs dans le monde occidental, le cœur de la prise en charge de la maladie mentale.  Et d’autre part, les ressources permettant l’accueil et le soin, au sein de la communauté, des personnes souffrant de problèmes de santé mentale, ont, tout comme les expériences de réorganisation de la prise en charge autour du principe de sectorisation, échoués du fait, notamment, du manque de financement et de volonté gouvernementaux. Au final, ce que les dossiers de patients.tes étudiés.ées par les historiens et les historiennes au Québec comme ailleurs nous montrent ce sont des malades errant d’institution en institution, au gré des chutes et des rechutes, sans qu’aucun suivi continu ne leur soit véritablement offert. La désinstitutionnalisation promise a pris la forme d’une simple déshospitalisation qui a finalement conduit les malades, souvent laissés à leur propre sort ou aux mains de familles démunies, vers des parcours transinstitutionnels complexes et désarticulés, au sein desquels beaucoup se sont perdus, comme le relève d’ailleurs Action autonomie dans sa postface à la réédition du livre de Pagé.

Ainsi, si on ne peut que saluer toutes les initiatives qui visent aujourd’hui à attirer l’attention sur les conditions réelles de prise en charge des personnes souffrant de problèmes de santé mentale, sur les risques d’un sous-financement de la psychiatrie et sur les dérives de certaines pratiques ou de conceptions qui tendent encore à associer les malades à des criminels.les en puissance, on peut néanmoins s’étonner que cela soit fait en agitant, par le récit de malade ou le récit historique, l’asile comme un spectre. Pour déstigmatiser l’univers psychiatrique et les personnes qui le fréquentent, il semble au contraire nécessaire de sortir de cette vision archaïque, caricaturale et surtout fausse de ce que fut la prise en charge institutionnelle des personnes souffrants de problèmes de santé mentale dans le passé. Si l’on souhaite que la psychiatrie se départisse enfin de ses vieux démons que sont la privation de liberté, la stigmatisation, la criminalisation des malades, et une forme de violence inhérente à nombre d’usages et de traitements, il faut qu’elle fasse la paix avec son passé et qu’elle l’admette donc pour ce qu’il a été : ni uniquement un enfer, ni entièrement un paradis, mais une tentative constamment recommencée de traiter avec raison et humanité des malades qui, parce qu’on ne les a jamais véritablement compris, furent longtemps, et sont encore souvent, renvoyés vers cet Autre absolu, cet être profondément différent et donc nécessairement effrayant qui gît en marge de notre humanité.

*Cet article est paru une première fois sur Histoire Engagée le 19 février 2019.


[1] Jessica Nadeau et Isabelle Porter, « Des infirmières laissées à elles-mêmes à l’Institut en santé mentale de Québec », Le Devoir, 14 février 2018.

[2] Johanne Roy, « Les lits de psychiatrie de l’hôpital de l’Enfant-Jésus fermés à la fin de 2018 », Le Journal de Québec, 25 juin 2017.

[3] Élisabeth Fleury, «  Vers la fin de la psychiatrie à l’Hôpital du Saint-Sacrement », Le Soleil, 18 octobre 2018.

[4] Marie-Christine Bouchard, « Peur et tensions en psychiatrie », La Tribune, 6 avril 2018.

[5]  Mylène Moisan, « Être congédié par PowerPoint », Le Soleil, 10 novembre 2018.

[6] Guy Pomerleau, « Une psychiatrie sans vision et sans leadership », Le Soleil, 30 octobre 2018.

[7] Geneviève Lajoie, « La psychiatrie, parent pauvre de la médecine », Le Quotidien, 7 novembre 2018.

[8] Hubert Wallot, « Le retour de l’asile à Québec ? », Le Devoir, 16 février 2018.

[9] Dominique Bédard, Denis Lazure et Charles A. Roberts, « Une révolution tranquille au Québec au chapitre de la psychiatrie », Laval médical, vol. 35, n° 9, 1964, p. 1042-1050.

[10] Élisabeth Fleury, « Un psychiatre dénonce le retour de “l’asile” », Le Nouvelliste, 24 octobre 2018.

[11] Marie-Claude Thifault et Isabelle Perreault, « Premières initiatives d’intégration sociale des malades mentaux dans une phase de pré-désinstitutionnalisation : l’exemple de Saint-Jean-de-Dieu, 1910-1950 », Histoire sociale/Social History, vol. 44, n° 88, novembre 2011, p. 197-222.

[12] Alexandre Klein, Hervé Guillemain et Marie-Claude Thifault, (dir.), La fin de l’asile ? Histoire de la déshospitalisation psychiatrique dans l’espace francophone au XXe siècle, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2018.