L’évolution des salles de cinéma canadiennes entre 1905 et 1940 et les expériences cinématographiques

Publié le 13 juin 2019

Par Marc-Antoine Belzile, Université Laval

Allen Theatre de Toronto, construit en 1917 (Hilary Russell, All that glitters : a memorial to Ottawa’s Capitol Theatre and its predecessors, Ottawa, National Historic Parks and Sites Branch, Parks Canada, Indian and Northern Affairs, 1975, p. 41)

Les archives nous permettent de voyager. Arlette Farge affirme dans son ouvrage Le goût des archives que « celui qui travaille en archives se surprend souvent à évoquer ce voyage en termes de plongée, d’immersion, voire de noyade… la mer est au rendez-vous »[1]. Les premières plongées dans des sources primaires peuvent provoquer plusieurs sentiments : excitation, inquiétude, voire même une sensation de vertige devant une quantité importante de documents.  Ayant examiné les photographies des salles de cinéma du Canada du 20e siècle contenu à l’intérieur d’ouvrages sur le sujet, un sentiment de curiosité m’a incité à imaginer l’expérience cinématographique proposée au public de l’époque. Je définis l’expérience cinématographique comme étant tout ce qui englobe l’ensemble des sensations provoquées par la consommation des films au cinéma. Les expériences cinématographiques peuvent être influencées par le contenu des vues animées, mais également par les émotions causées à l’extérieur et à l’intérieur des cinémas. Elles peuvent également être influencées par les rencontres faites à l’intérieur du cinéma. Après la curiosité, c’est un sentiment d’insatisfaction qui a pris le dessus. En effet, il me semblait que les photographies utilisées à l’intérieur des ouvrages secondaires[2] servaient principalement d’appuis visuels. Je trouvais donc que ce corpus recueilli par ces auteurs.trices n’était pas exploité à son plein potentiel et qu’il pourrait constituer un objet d’étude sérieux.

La période comprise entre 1905 et le début des années 1940 correspond au Canada à une phase exploratoire durant laquelle le cinéma s’affirme comme une forme d’art à part entière et qui, à ce titre, se dote de ses propres lieux de diffusion[3]. En observant des photographies des nickelodeon, les premières salles permanentes, munies de chaises de bois et d’un drap blanc, construites entre 1905 et 1915 un peu partout à travers le Canada, j’imagine un public hétérogène, constitué d’enfants et d’adultes de la classe ouvrière qui échappent pour quelques minutes à leur quotidien devant des vues animées qui leur font entrevoir des mondes qui leur seraient autrement inaccessibles. En examinant des photographies des movie palaces construits principalement entre 1915 et 1930, décorés de fresques grandioses ou d’éléments orientaux et égyptiens, je visualise un public beaucoup plus aisé qui désirait pousser l’expérience des vues animées encore plus loin.

Ces movie palaces tentaient de transporter leur public dans un monde imaginaire non seulement par les vues animées plus longues[4], mais également par leur décoration surréelle qui transformait les spectateurs.trices en touristes[5]. En observant ces photographies, je peux presque sentir l’odeur de la fumée des cigarettes et entendre le brouhaha du public dans le hall d’entrée prestigieux et dans le salon de réception aux allures égyptiennes (imitées) qui confortaient le public dans leur vie luxueuse et captivante, mais aussi dans un certain imaginaire stéréotypé.

Capitol theatre situé à Vancouver, ouvert en 1930 (Hilary Russell, All that glitters : a memorial to Ottawa’s Capitol Theatre and its predecessors, Ottawa, National Historic Parks and Sites Branch, Parks Canada, Indian and Northern Affairs, 1975, p.50)

Cette aire d’attente est située au Cinéma Empress à Montréal, construit en 1927. (Dane Lanken, Montreal movie palaces: great theatres of the golden era, 1884-1938. Waterloo, Ont, Archives of Canadian Art, 1993, p. 124-128)

Puis, lorsque je vois les salles dépouillées de type Odéon des années 1930 et 1940, je perçois la fin d’une période d’exploration des styles architecturaux, le désir de focaliser l’attention du public sur le film plutôt que sur le lieu ou le décor.

“Sunday night at the Bijou found Junior, Papa and Mama, Sister Sue and Chalk-stripe Charlie in the front row having one swell time…” (Ben M. Hall, The Best remaining seats : the story of the golden age of the movie place, New York, Bramhall House, 1961, p. 14)

Ces premières impressions, nées d’une simple observation des photos, sont-elles justes ?  Après tout, on pourrait croire que le lieu de diffusion importait peu et que le public se déplaçait surtout pour visionner des vues animées. Différentes études sur le cinéma corroborent pourtant mes hypothèses de départ. En effet, certains ouvrages historiques confirment l’importance accordée au lieu des projections. Entre 1994 et 1996, l’Economic and Social Reasearch Council publia une série d’études intitulée Cinema Culture in 1930’s Britain dirigée par Annette Khun[6] ui mettait en évidence le lien affectif qui unissait les spectateurs.trices et les salles de cinéma au début du 20e siècle. L’auditoire avait une plus grande facilité à se remémorer sa salle de cinéma préférée que les films qu’il y avait vus. À l’intérieur de cette recherche, les personnes interrogées à propos des movie palaces utilisaient des termes comme « confort, espace, luxe, modernité ». Certains.es cinéphiles se rendaient même à leur salle préférée sans connaître le film à l’affiche[7]. Comme le démontre Camille Bédard à propos des Movie Palaces américains jusque dans les années 1940 : « the movie palace architect was an escape artist. It was his mission to build new dream worlds for the disillusioned »[8]. Ainsi, il semble donc que la salle constituait un aspect tout aussi important de l’expérience cinématographique que les films.

Cependant, ce corpus de sources semble également nous indiquer que les salles de cinéma possédaient plusieurs fonctions autres que le visionnement des vues animées. En observant ces photographies, on peut supposer que les salles de cinéma constituaient également un lieu de socialisation important. En effet, lorsqu’on observe les différentes photographies, on peut remarquer que les salles de cinéma canadiennes étaient dotées de plusieurs espaces à cette fin, tels que des salons ainsi que des halls d’entrée spacieux.

Description : The Palace theatre situé à Calgary, ouvert en 1921. (Hilary Russell, All that glitters : a memorial to Ottawa’s Capitol Theatre and its predecessors, Ottawa, National Historic Parks and Sites Branch, Parks Canada, Indian and Northern Affairs, 1975, p.40-p.41)

Étant donné que les grandes salles pouvaient contenir jusqu’à 2 000 personnes, il était nécessaire de fournir des espaces de transition entre l’entrée et la salle de spectacle, où les spectateurs pouvaient discuter de leurs impressions sur la projection dans un lieu agréable et confortable. L’étude des vues animées de l’époque n’aurait pas permis cette constatation; c’est par l’analyse des photographies des salles de cinéma que cette facette de l’expérience cinématographique peut être décelée. Ainsi, à ce stade-ci, mon voyage archivistique semble me porter vers des horizons prometteurs, notamment en ce qui concerne l’expérience cinématographique des Canadiens.

De plus, lorsqu’on se penche sur l’origine des différents styles de cinémas canadiens, force est de constater que ce voyage peut et doit dépasser les frontières nationales. En effet, lorsqu’on consulte les archives du Québec, du Canada, des États-Unis, de l’Angleterre, de la France, etc., il est évident que le 20e siècle a été témoin d’une sorte de circulation architecturale entre divers espaces nationaux étant donné les similarités stylistiques de leurs salles de cinéma. L’arche du proscenium, les reproductions d’éléments naturels ou « exotiques », les halls prestigieux apparaissent durant la première moitié du 20e siècle au Québec, au Canada, aux États-Unis, en Angleterre, en France, etc. Partout, les salles semblent aussi importantes que les œuvres cinématographiques qui y sont. Ainsi, les archives tendent à démontrer qu’il y a une uniformisation des salles de cinéma et des expériences cinématographiques dans plusieurs pays d’Occident. Une perspective transnationale semble donc désormais appropriée pour traiter ce corpus de sources.

Toutefois, en entreprenant cet itinéraire transnational à l’aide de ce corpus, on peut se demander où celui-ci mènera. La perspective transnationale peut tout d’abord permettre d’identifier la nation à l’origine de ces tendances artistiques ou architecturales qui font partie intégrante des premières expériences cinématographiques occidentales et qui donnent au cinéma la légitimité dont il a besoin. En effet, comme l’affirme Maggie Valentine, le cinéma était considéré comme un média de seconde zone avant que des architectes engagés par des maisons de production américaines appliquent aux salles cinématographiques des styles similaires à ceux des grands opéras européens, conférant ainsi le statut de 7e art au cinéma[9]. Ainsi, il est intéressant de constater que les États-Unis étaient non seulement responsables du modèle qui circula à travers et au-delà des frontières nationales, mais que leur création légitima le cinéma à travers l’Amérique du Nord. Cette nouvelle façon de consommer le cinéma influença notamment les Canadiens.nes et leurs expériences cinématographiques : « [the palaces] became a centre of the city’s social and cultural life. »[10]

Aussi, si l’on considère que l’expérience cinématographique était fortement influencée par la salle de cinéma elle-même, et que celle-ci était d’origine américaine, l’étude des photographies des salles de cinéma canadiennes pourrait dévoiler une américanisation de l’expérience cinématographique canadienne durant la première moitié du 20e siècle. Si les salles canadiennes s’inspirèrent largement du modèle américain étant donné la force du marché hollywoodien ainsi que la circulation des architectes d’un pays à l’autre[11], l’idéologie américaine sur ce que devait être le cinéma eut donc une forte incidence sur l’expérience cinématographique des Canadiens.nes. Des études démontrent par ailleurs que le public nord-américain possédait un sentiment d’attachement à leurs salles de cinéma préférées similaires à leurs églises. En effet, selon Élisabeth Buxtorf, « la séance cinématographique prend une dimension quasi spirituelle »[12] et la salle de cinéma ne devient ni plus ni moins que « le temple d’une nouvelle religion »[13]. L’étude des photographies des salles de cinémas canadiens permet donc d’avancer que la circulation des modèles des salles de cinéma pourrait correspondre à une forme d’américanisation des loisirs cinématographiques canadiens.

Précisons que cette influence transnationale changea non seulement l’expérience cinématographique des Canadiens.nes, mais également le visage de leurs centres urbains. À travers mon exploration des sources primaires, nombreuses sont les photos nocturnes où l’on peut apercevoir une rue illuminée d’écriteaux qui annoncent la présence de cinémas et de vues animées à bas prix. Lorsqu’on compare deux photographies, il est souvent difficile de distinguer celles qui ont été prises dans des villes américaines et canadiennes. Particulièrement extravagante, la décoration extérieure des movie palaces durant les années 1920 et 1930 devint rapidement un symbole de modernité urbaine. Paul S. Moore va même jusqu’à affirmer que l’avènement des cinémas dans les villes canadiennes eut une incidence sur l’élimination des activités illicites dans certains quartiers[14] grâce à leurs façades luxueuses et illuminées. Bref, mon périple à travers les photographies de salles de cinéma qui se retrouvent dans des ouvrages sur le sujet permet d’analyser un ensemble de phénomènes sociaux qui dépassent le rôle de simple appui visuel et de comprendre le rôle social qu’avait le cinéma, au-delà du loisir.


[1] Arlette Farge, Le goût de l’archive, Paris, Seuil, 1989, p. 10

[2] Dane Lanken, Montreal movie palaces: great theatres of the golden era, 1884-1938, Waterloo, Archives of Canadian Art, 1993, 190 p. ; Hilary Russell, All that glitters : : a memorial to Ottawa’s Capitol Theatre and its predecessors, Ottawa, National Historic Parks and Sites Branch, Parks Canada, Indian and Northern Affairs, 1975, p. 14 ; Ben M. Hall, The Best remaining seats : the story of the golden age of the movie place, New York, Bramhall House, 1961, 262 p.

[3] Le choix de ce cadre temporel s’inspire également de Jocelyne Martineau, Les salles de cinéma construites avant 1940 sur le territoire de la Communauté urbaine de Montréal, Montréal, Ministère des affaires culturelles ; Direction du patrimoine de Montréal, 1988, p. 7-8

[4] Les vues animées durant la période des nickelodeons sont constituées d’une série de photogrammes (obtenus lors du tournage) et ne durent que quelques minutes, tandis que les films sont constitués d’une série de plans (obtenus au montage) et pouvaient être projetés pendant plus d’une heure. À partir des années 1930, les vues animées deviennent de plus en plus parlantes.

[5] Amir Ameri, « Imaginary Placements: The Other Space of Cinema », The Journal of Aesthetics and Art Criticism, Vol. 69, No .1 (2011), p.88

[6] « CINEMA CULTURE IN 1930S BRITAIN: ETHNOHISTORY OF A POPULAR CULTURAL PRACTICE »,Economic and Social Reasearch Council [en ligne], 2019, https://www.researchcatalogue.esrc.ac.uk/grants/R000235385/read/outputs/date/25 (page consultée le 31 mai 2019)

[7] Pierre Sorlin, « Le cinéma dans l’histoire des loisirs », Gérard Clade, dir., dans Le cinéma dans la cité, Paris, Kiron/Félin, 2001, p. 29

[8] Camille Bédard, « Travellings exoticism in the architecture of atmospheric movie theatres »,Mémoire de maîtrise en architecture, Université McGill, Montréal, 2013, p. 23

[9] Maggie Valentine, The show starts on the sidewalk: an architectural history of the movie theatre, starring S. Charles Lee, New Haven, Yale University Press, 1994, p. 2-3

[10] Hilary Russell, All that glitters : : a memorial to Ottawa’s Capitol Theatre and its predecessors. Ottawa, National Historic Parks and Sites Branch, Parks Canada, Indian and Northern Affairs, 1975, p. 9

[11] Dane Lanken, Montreal movie palaces: great theatres of the golden era, 1884-1938. Waterloo, Ont., Archives of Canadian Art, 1993, p. 13 ; Jocelyne Martineau, Cinéma et patrimoine à l’affiche, Montréal, , Ville de Montréal ; Ministère des affaires culturelles, 1988, p. 14

[12] Élisabeth Buxtorf, « LA SALLE DE CINÉMA À PARIS ENTRE LES DEUX GUERRES: L’UTOPIE À L’ÉPREUVE DE LA MODERNITÉ », Bibliothèque de l’École des chartes, Vol. 163, No. 1 (2005), p. 123

[13] Ibid., p. 123

[14] Paul Moore, « Movie Palaces on Canadian Downtown Main Streets: Montreal, Toronto, and Vancouver ». Urban History Review, Vol. 32, No. 2 (2004), p. 11-12