L’expérience subalterne : conscience et violence épistémologique dans l’écriture de l’histoire

Publié le 10 février 2017

Par Guillaume Tremblay, Université de Montréal

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Résumé

Cet article s’intéresse à l’usage du concept de subalternité en tant qu’objet, mais surtout en tant que catégorie d’analyse utile à l’écriture de l’histoire. Dans un premier temps, il sera question de présenter les origines historiographiques du concept et d’en exposer les principales caractéristiques telles qu’elles se définirent plus précisément à travers les travaux du collectif indien des Subaltern Studies. La seconde partie de l’article, en mobilisant des débats internes au groupe (l’action comme expression de la conscience vs la violence épistémologique), mais également des notions extérieures au groupe comme l’hégémonie (Gramsci) et l’aliénation (Memmi, Fanon), présentera une critique du concept en tant qu’outil pour l’étude et l’écriture de l’histoire. En définitive, l’article vise à montrer l’apport théorique et méthodologique du concept de subalternité dans le champ de l’histoire.

Mots clés

subalternité; subaltern studies group; sujet; conscience; violence épistémologique; hégémonie; aliénation

Introduction

Au bout du petit matin, cette ville plate – étalée…

Et dans cette ville inerte, cette foule criarde si étonnamment passée à côté de son cri comme cette ville à côté de son mouvement, de son sens, sans inquiétude, à côté de son vrai cri, le seul qu’on eu voulu crier parce qu’on le sent sien lui seul ; parce qu’on le sent habiter en elle dans quelque refuge profond d’ombre et d’orgueil, dans cette ville inerte, cette ville à côté de son cri de faim, de misère, de révolte, de haine, cette foule si étrangement bavarde et muette[1].

C’est en 1939 qu’Aimé Césaire, poète martiniquais, publie son Cahier d’un retour au pays natal. Imposante et nécessaire prise de parole, cri de révolte du sujet colonial confiné à un mutisme contre nature, ce puissant poème résonnera jusqu’en France métropolitaine, trouvant au passage écho dans les confins d’un empire colonial vacillant. L’œuvre de Césaire s’enrichira au fil des décennies qui suivront, mais déjà, avant même les indépendances qui marqueront l’Afrique et l’Asie, avec ce poème-fleuve, il préfigure les grandes lignes des études postcoloniales qui se développeront dans le dernier tiers du siècle. Altérité, aliénation, hybridité, tout s’y trouve ; et en filigrane de tous ces autres concepts : la subalternité.

De prime abord, la notion de subalternité n’est pas particulièrement complexe, désignant simplement la condition de ce qui est subalterne, où subalterne désigne une personne de rang inférieur dans la hiérarchie ou, tout simplement, ce qui se trouve dans une position subordonnée[2]. La subalternité ainsi exprimée, lorsque transposée en catégorie d’analyse, ne semble pas se distinguer significativement d’autres catégories constitutives et explicatives de systèmes d’oppression comme la race, le sexe/genre, la classe, etc. Toutefois, la subalternité en tant qu’outil d’analyse se distingue des autres concepts qui peuvent lui être associés. C’est qu’en lui-même, le concept porte la relation de pouvoir immanente à la situation de domination. Dans la « subalternité » s’exprime la relation dialectique, protéiforme et dialogique qui lie les individus ou groupes d’individus au sein de rapports de domination. En tant qu’expression de la relation de pouvoir elle-même, le concept permet une analyse non plus sur la base de catégories rigides (dominants vs dominés), sur la base d’une polarité immuable, mais postule plutôt une flexibilité, une mouvance, un espace en constante mutation, permettant ainsi l’expression de nuances souvent gommées par la rigidité de catégories binaires

Ainsi présentée, la subalternité demeure toutefois extrêmement abstraite et fort peu opérationnelle. Comment peut-elle donc devenir utile et utilisable pour les sciences sociales et l’histoire ? Plus précisément, en quoi ce concept est-il un outil pertinent à l’étude spécifique de l’histoire des sociétés coloniales et postcoloniales ?

Rappelons que la société postcoloniale n’est pas une société colonisée, au sens d’affranchie des structures, pratiques et mécanismes coloniaux. Il s’agit plutôt d’une société en transition, généralement indépendante politiquement de la métropole, mais portant encore en elle les marques du colonialisme. Le « post » de postcolonial fonctionne effectivement à la manière d’un trait d’union qui lie le présent « émancipé » à son passé colonial. En ce sens, les sociétés québécoises et canadiennes, à l’image de nombreuses autres sociétés sur la planète, sont indéniablement des sociétés postcoloniales. Les pensionnats autochtones, la crise d’Oka, le maintien d’une « Loi sur les Indiens [sic] » dans la constitution canadienne, la Commission de vérité et réconciliation du Canada, le mouvement Idle No More, ne sont qu’une poignée d’exemples d’événements ou de phénomènes appartenant à l’actualité ou à l’histoire récente et qui expriment la nature encore coloniale du monde que nous habitons. Conséquemment, il semble essentiel de se doter d’outils intellectuels permettant une lecture critique du passé qui, en conjonction avec le présent, permettent d’approfondir pour mieux les déconstruire ces artéfacts bien vivants du passé colonial afin de s’en affranchir définitivement. La notion de subalternité appartient à cette catégorie d’outils. Or, bien que le concept de subalternité soit loin d’être une nouveauté, il n’a, à notre connaissance, que très peu pénétré le monde historien (voire académique) québécois ou canadien. Il s’agit pourtant, à nos yeux, d’un concept incontournable à l’écriture d’une histoire critique des sociétés coloniales et postcoloniales.

Afin d’illustrer la pertinence du concept et de répondre aux questions posées plus haut, nous proposons d’abord un bref survol historiographique de l’émergence et du développement de la notion de subalternité dans le champ de l’histoire. Cette présentation nous permettra de mieux comprendre la filiation du concept, sa nature et son usage. Par la suite, nous proposons une réflexion critique relative à certains défis émanant de l’utilisation du concept par les historiens et les chercheurs d’autres disciplines des sciences sociales dont les intérêts se rapportent aux sociétés coloniales et postcoloniales.

Les origines historiographiques du concept de subalternité

Si bon nombre d’historiens contemporains sont aujourd’hui un peu familiers avec le concept de subalternité, c’est sans aucun doute grâce au Subaltern Studies Group qui fut fondé en Inde au début des années 1980[3]. Bien que ce soit surtout ce groupe d’intellectuels qui développa et popularisa ce concept, et qu’il soit ainsi difficile de dissocier, dans un contexte historien, la notion de subalternité des Subaltern Studies elles-mêmes, il n’en demeure pas moins qu’elle tire ses origines intellectuelles d’éléments historiographiques qui précèdent ce regroupement. On peut retracer une part importante de l’origine du concept de subalternité dans la riche littérature historique des soixante dernières années ayant produit ce que les Anglo-saxons nomment des études ou histoires « from below », des histoires « par le bas ». Bien que les Subaltern Studies constitueront leur projet sur des bases distinctes, on peut tout de même leur reconnaître une filiation avec certains chercheurs comme E.P. Thompson, Eric Hobsbawm ou encore Eric R. Wolf, dont les travaux concernant les acteurs plus marginaux de l’histoire précéderont ceux du groupe[4]. Les Subaltern Studies s’approprieront d’ailleurs différents concepts, méthodes et termes chers aux auteurs de l’histoire par le bas. La plus importante de ces notions étant sans aucun doute celle qui donnera son nom au groupe : le subalterne

Si le terme, en français comme en anglais, remonte à plusieurs siècles, ce n’est que vers la fin des années 1970 que l’on note son introduction dans le monde intellectuel universitaire, soit 10 à 20 ans environ après la traduction des œuvres d’Antonio Gramsci[5]. Théoricien marxiste, Gramsci fait d’abord usage de la notion de subalterne dans son texte Quelques termes de la question méridionale[6], où il introduit les données centrales du concept d’hégémonie qu’il développera plus amplement dans ses Cahiers de prison[7]. Dans ce texte (inachevé au moment de l’emprisonnement de l’auteur en 1926), Gramsci désigne comme subalterne la paysannerie du Sud italien, masse opprimée imposante, dont l’alliance avec le prolétariat du Nord, sous sa direction politique et morale, est nécessaire pour l’éradication du fascisme et l’avancement de la révolution. Le terme sera repris dans ses écrits subséquents et ainsi pénétrera quelques décennies plus tard dans la culture académique.

Dans cette lignée, c’est à la fin des années 1970 que le collectif des Subaltern Studies se constitue puis qu’il entre dans la sphère intellectuelle mondiale avec la publication de son premier recueil en 1982. Le groupe pose alors comme postulat central de ses travaux l’autonomie complète de l’insurrection subalterne[8]. En Inde, à partir des années 1980, un fossé grandissant s’installe entre les « histoires du peuple » et celles « de l’État ». L’ancien nationalisme perd sa légitimité avec l’émergence de nombreux mouvements communaux et régionaux qui projettent à l’avant-scène les aspirations des groupes marginaux[9]. L’objectif des Subaltern Studies devient donc de construire une histoire qui affirme la culture politique autonome des subalternes, une culture qui ne soit pas pré-politique ou archaïque, mais tout de même distincte de celle de l’élite[10]. Comme l’évoque Jacques Pouchepadass :

[c]ertes, il y avait là [dans les travaux et ambitions du groupe] des traces de romantisme populiste, mais aussi, dès le départ, l’esquisse d’une critique des théories unilinéaires du progrès et de l’État-nation comme incarnation d’une modernité bourgeoise répressive, culturellement homogénéisante et sourde aux aspirations du peuple.[11]

Ainsi, les Subaltern Studies s’inscrivent dans la mouvance de leur temps, alors que la résistance populaire au pouvoir de l’État devient un thème de prédilection dans les études de l’époque, comme en font foi des travaux tels que ceux de James C. Scott[12]. C’est également à cette époque que les idées d’Edward Saïd, d’un côté, et de Michel Foucault, de l’autre, se disséminent dans le monde intellectuel indien, imposant sur les préoccupations marxisantes en vogue une perspective analytique issue de la critique littéraire, mais surtout d’une certaine philosophie du discours.

C’est dans ce contexte qu’émerge alors le groupe composé, à l’origine, de onze auteurs – principalement des historiens –, dont Dipesh Chakrabarty, Shahid Amin, David Arnold et Partha Chatterjee, sous la direction dynamique de Ranajit Guha. Nous ne ferons toutefois pas ici un bilan historiographique de ce que le groupe a généré depuis son émergence. Bien qu’il se soit grandement modifié[13], empruntant diverses avenues au fil des ans[14], nous n’en recenserons pas toutes les évolutions. Ce qui nous intéresse, c’est la forme qu’a prise leur conceptualisation de la subalternité.

Hégémonie et subjectivisation

Dans la préface du tout premier recueil du groupe, Guha mentionne que le mot subalterne signifie tout simplement « de rang inférieur » et qu’ainsi, il sera utilisé pour les caractéristiques générales de subordination dans la société d’Asie du Sud, qu’elle soit exprimée en termes de classe, de caste, d’âge, de genre, de fonction ou de toute autre manière. À cette définition somme toute très simple, l’historien ajoute que la subordination ne peut être comprise que dans une relation binaire de pouvoir où les deux pôles que sont le dominé et le dominant doivent être considérés[15]. Puisque, selon Guha, les groupes subalternes sont toujours soumis aux actions des groupes supérieurs, même lorsqu’ils se rebellent, les groupes de l’élite seront également considérés par les Subaltern Studies[16]. À l’origine du groupe, concevoir et définir la subalternité de la sorte sous-tendait l’objectif de démontrer comment, dans les transformations politiques survenant dans la société coloniale et postcoloniale indienne, les subalternes développèrent leurs propres stratégies de résistance, tout en contribuant à définir et à raffiner les options de l’élite[17]. Car, pour Guha, le colonialisme apparaît comme une structure discursive unique et unifiée du pouvoir à l’intérieur d’un vaste présent ethnographique, alors que les institutions d’État, les documents, le personnel, les discours – y compris ceux des mouvements nationalistes – se trouvent fermement en opposition à l’Inde subalterne et à sa culture indigène, et ce depuis le premier jour de la colonisation britannique[18]. En recentrant ainsi les objectifs du groupe, Guha se rapproche des idées de Gramsci contenues dans ses Cahiers de prison, lorsque ce dernier parle des groupes dominants ayant la fonction de domination sans celle du « leadership », soit la dictature sans hégémonie.

En termes gramsciens, l’hégémonie émerge de la classique dichotomie entre coercition et consentement. Pour Gramsci la domination d’un groupe ou d’une classe sur un autre se manifeste de deux manières, soit par domination/coercition ou bien à travers une direction morale ou intellectuelle[19]. C’est cette deuxième forme qu’incarne l’hégémonie. Comme le souligne Joseph Femia dans l’analyse qu’il fait des écrits de Gramsci, le contrôle social peut prendre deux formes : l’une agit depuis l’extérieur, via des récompenses ou des châtiments, tandis que l’autre affecte le sujet social intérieurement, en forgeant les convictions personnelles sur le modèle des normes prévalentes[20]. Un tel contrôle social est basé sur l’hégémonie qui, en ce sens, « […] refers to an order in which a common social-moral language is spoken, in which one concept of reality is dominant, informing with its spirit all modes of thought and behaviour[21]. » Ainsi, l’hégémonie est la prépondérance d’un groupe sur un autre obtenue par consentement plutôt que par la force. De là, pour Gramsci, l’hégémonie s’établit suivant la multitude de voies empruntées par les institutions civiles (éducation, religion, associations, etc.) pour former, de manière directe ou non, les structures cognitives et affectives par lesquelles les hommes perçoivent et évaluent la réalité sociale[22].

Suivant plus étroitement que Guha les idées du théoricien italien, Dipesh Chakrabarty, au milieu des années 1980, posera ce qui se rapproche le plus d’une définition précise de la subalternité telle qu’on la retrouvera par la suite dans les travaux du groupe et de leurs partisans : la subalternité devient alors : « […] the composite culture of resistance to and acceptance of domination and hierarchy[23]. » Avec une telle définition, on comprend déjà mieux pourquoi la notion de subalterne devient un concept pertinent à l’étude de l’histoire. Plus que la notion de « colonisé », par exemple, qui représente le sujet (juridique, politique, social) de la colonisation, c’est-à-dire la personne qui subit la colonisation, le ou la subalterne incarne la culture de sujétion à la situation coloniale. Le ou la subalterne est par nature intersectionnel, hybride, composite. Le sujet subalterne est constitué par la relation de pouvoir coloniale qu’il perpétue et rejette également.

Pour Guha, la problématique centrale de l’historiographie coloniale indienne est l’échec de la nation à se mettre au monde, en raison de l’incapacité de la bourgeoisie, ou des paysans et du prolétariat, à constituer un rapport hégémonique. Ainsi, le SSG trouva d’abord et avant tout son unité à travers sa critique et son opposition aux approches néocoloniales, nationalistes et marxistes traditionnelles des études « du peuple » (of the people), ces historiographies étant généralement aveuglées par l’idée d’une conscience immaculée et unitaire du peuple ou de la nation. En déconsidérant les histoires préalablement écrites, la subalternité devenait une nouveauté, donnant à d’anciens termes de nouvelles significations[24]. Domination, subordination, hégémonie, résistance, révolte et autres anciens concepts pouvaient désormais être « subalternisés », pour reprendre l’expression de David Ludden[25]. À travers ce renouveau du vocabulaire conceptuel, un objectif demeurait : le recouvrement de la conscience subalterne. Car, comme l’évoque Guha, il est impossible de comprendre l’expérience insurrectionnelle comme une histoire événementielle dépourvue de sujet[26]. De là, pour le groupe, il s’agissait de sonder la conscience subalterne, celle-ci ayant trop souvent été déconsidérée, écartée, oubliée dans l’historiographie dominante. Guha écrit d’ailleurs, à propos des rébellions paysannes en Inde : « [y]et this consciousness seems to have received little notice in the literature of the subject. Historiography has been content to deal with the peasant rebel merely as an empirical person or member of a class, but not as an entity whose will and reason constituted the praxis of rebellion[27]. » En somme, le sujet subalterne apparait dans l’historiographie comme dépourvu d’une conscience. Sa subalternité s’inscrit jusque dans son incapacité à agir par et pour lui-même. Même lorsqu’il pose un geste, celui-ci ne lui appartient pas, il lui est étranger : « […] insurgency is regarded as external to the peasant’s consciousness and Cause is made to stand in as a phantom surrogate for Reason, the logic of that consciousness »[28].

Bien que le groupe, en rupture avec l’historiographie dominante, postulait l’existence d’une conscience pleine et autonome du sujet subalterne, le défi de son recouvrement demeurait entier. La perception des actions, croyances et pratiques, véhicules de la conscience, s’avérait, et s’avère toujours, une tâche complexe nécessitant l’utilisation de nouveaux documents et de nouvelles méthodes pour lire d’anciens documents[29]. Suivant l’air du temps, de nombreux membres du groupe s’investirent dans la sémiotique, la critique littéraire et les nombreuses formes émergentes d’analyses textuelles. Le groupe prit ainsi un peu ses distances de la politique subalterne telle que tracée dans la voie de Hobsbawm, Thompson et Gramsci, pour s’engager davantage dans la déconstruction proposée par Jacques Derrida et les représentations de la subjectivité subalterne suivant les idées de Michel Foucault.

Usages et limites conceptuels

Afin d’orienter la réflexion conceptuelle sur des éléments de nature moins générale, nous proposons de nous distancier quelque peu de la présentation historiographique de manière à poser quelques réflexions relatives à la subalternité et aux limites qui interviennent dans l’application du concept dans le travail de l’historien. Notre réflexion se divise en deux axes. Ces deux axes ne sont cependant pas totalement indépendants l’un de l’autre, ils contribuent tous deux à déterminer l’autre et sont en retour déterminés par lui. D’un côté, une limite semble intervenir dans l’approche à adopter afin d’accéder à la conscience subalterne – cette limite surgissant d’une divergence conceptuelle quant à l’expressivité subalterne. D’autre part, il apparaît particulièrement problématique de concilier les notions d’hégémonie et d’aliénation immanente à la définition du subalterne avec l’existence d’une conscience subalterne recouvrable.

Prise de parole et mutisme du sujet subalterne

Abordons d’abord ce qui relève de la nature des documents. À quelques rares exceptions près, les documents mobilisés pour l’écriture de l’histoire, et c’est d’autant plus vrai pour un contexte colonial, sont immanquablement une production des éléments sociétaires en position de pouvoir, voire de domination. Cette situation rend le recouvrement d’une conscience subalterne particulièrement problématique, puisque les acteurs dont on cherche à recouvrer les motivations, les idées, la conscience, ne sont aucunement en position d’expressivité. La nature du sujet en cause et celle des sources pouvant lui donner accès imposent, pour reprendre l’expression utilisée en d’autres circonstances par Carlo Ginzburg, « une stratégie de débordement »[30]. Suivant cette idée, deux attitudes peuvent être adoptées.

Une première attitude est liée à la déconstruction du sujet subalterne, à son image « caught in a distorting mirror », selon la formule de Guha[31]. Elle se présente fortement aussi dans les Public et Hidden transcript de James C. Scott. Cette première attitude permet d’aller chercher des indices, des données masquées qui nous donneraient accès à cette fameuse conscience subalterne. Bien qu’il n’ait jamais inscrit ses travaux dans le cadre des Subaltern Studies, Scott présente une approche similaire en bien des points à celle de Guha, et qui synthétise bien cette manière d’aborder le sujet subalterne. Dans sa compréhension des relations de pouvoir en Asie du Sud-est, Scott suggère une perpétuelle opposition entre ce qu’il a qualifié de public transcript et de hidden transcript[32]. De manière succincte, il existe pour Scott deux sphères de représentation discursive où agissent les individus ou groupes d’individus en position de domination et ceux en position de subordination[33]. Selon l’auteur, pour avoir une compréhension claire et globale de la résistance subalterne il faut savoir accéder et déchiffrer le hidden transcript. Or, une énorme part (pour ne pas dire la totalité) des documents sur lesquels le « subalterniste » construit son analyse est non seulement un outil hégémonique du pouvoir étatique, mais également une interaction publique et médiatisée entre dominants et dominés. D’où la nécessaire déconstruction. En considérant le discours subalterne, il n’est en fait pas tant question de sonder une réalité du quotidien permettant de connaître les qualités intrinsèques du sujet subalterne, mais bien davantage de saisir le rôle que lui-même s’octroie dans le théâtre des relations de pouvoir qui le lie à ses pairs, à l’État, aux dominants. Scott objecterait qu’une analyse basée exclusivement sur le public transcript mènera à conclure que les groupes subordonnés acceptent les termes de leur subordination et même qu’ils consentent, voire de manière enthousiaste, à cette subordination[34]. Guha rétorquerait qu’il s’agit de percevoir la conscience subalterne/dominée à travers l’action. Il importe de garder en tête que la source écrite ne correspond aucunement à un portait fixe et franc du subalterne extrait de sa normalité quotidienne, mais bien au canevas des attitudes et comportements, conscients et inconscients, qui le projettent dans un monde dialogique, négociateur, oppositionnel. Dans la posture médiatisée du subalterne, les reliquats d’une conscience affirmée peuvent encore exister, il appartiendrait au chercheur de les extraire.

L’autre attitude possible, habilement présentée par Gayatri Chakravorty Spivak, consiste, sans pour autant fuir la déconstruction[35], à considérer impossible le projet de recouvrir la conscience subalterne en raison de la violence épistémologique du colonialisme[36]. Cette violence naît du projet impérialiste (et se reproduit dans la division mondiale du travail) qui impose dans sa constitution du Sujet son épistémologie comme étant universelle. Cette construction impérialiste du Sujet façonne le Sujet colonial (puis postcolonial) en tant qu’Autre fondamental. Cette violence épistémologique a pour conséquence de déstructurer l’identité subalterne. Effectivement, l’altérité que cette violence constitue se forme à deux niveaux : d’une part le subalterne/colonisé se construit en tant qu’Autre du colonisateur, mais d’autre part, il se construit également en tant qu’Autre par rapport à son identité « originelle »

La violence épistémologique, pour Spivak, se manifeste de manière composite. On la retrouve autant dans le discours hégémonique de la société impériale qui confine le sujet colonial dans certains rôles, qui le conditionne à certaines réponses, que dans la critique coloniale/postcoloniale elle-même. Comme l’écrit Claire Nouvet à propos de la notion de violence épistémique[37] mobilisée par Spivak dans son texte sur le mythe ovidien de Narcisse et d’Écho, c’est cette violence :

[…] qui constitue aussi bien le sujet que le critique (post-)coloniaux et qui les force à parler et à se penser dans la langue de l’autre. (Le sujet et le critique post-coloniaux [sic] sont tous deux « travaillés » par le colonialisme et son legs. Il [sic] sont tous deux le produit d’une violence épistémique qui à la fois les constitue et les efface en les obligeant non seulement à se constituer comme l’autre du sujet colonial, mais aussi à désirer la place qui leur est assignée : celle de l’autre qui consolide l’identité impérialiste.) Comme écho, le critique post-colonial [sic] n’a pas d’autre choix que de répondre au discours occidental[38].

Dans sa lecture allégorique qui « subalternise » la figure d’Écho, Spivak écrit à propos de celle-ci : « You can no longer speak for yourself. Talkative girl, you can only give back, you are now the respondent as such[39]. » Écho, par le châtiment que lui impose Jupiter, n’a plus d’autres fonctions que de répondre, elle n’existe qu’en écho d’un autre qui dicte le discours. Et cette dimension s’applique autant au sujet subalterne per se qu’aux critiques postcoloniaux qui cherchent à l’étudier.

Cette violence épistémologique, cette destruction, déstructuration de l’identité, on la retrouve d’ailleurs chez Césaire lorsqu’il écrit :

Au bout du petit matin ces pays sans stèle, ces chemins sans mémoire, ces vents sans tablette

Qu’importe ?

Nous dirions. Chanterions. Hurlerions.

Voix pleine, voix large, tu serais notre bien, notre pointe en avant.

Des mots ?

Ah oui, des mots[40]!

Plus que pour le poète, pour le « nègre » – subalterne quintessentiel – parler d’une voix proprement sienne, c’est entrer dans le monde. De sans histoire, sans mémoire, sans trace, par la parole, parole audible, le « nègre » se met au monde, il sort du néant de sa subalternité. Mais Césaire emploie le conditionnel, mode de la pré-condition, du doute, de l’advenir incertain, car la voix du « nègre » n’est pas encore entendue et il est loin d’être certain qu’elle finisse par l’être. Cette idée résonne d’ailleurs chez Frantz Fanon lorsqu’il écrit : « […] que parler, c’est exister absolument pour l’autre »[41], où parler dépasse la simple action du locuteur pour inclure la perception du récepteur. Là gisent la dimension essentielle du subalterne et toute la difficulté de celui qui le recherche. C’est qu’à travers la relation coloniale de laquelle nait le subalterne, nait également son incapacité ontologique à être entendu. Car comme l’écrit mieux que toute autre Spivak, le subalterne ne peut parler et « “the subaltern cannot speak”, means that even when the subaltern makes an effort to the death to speak, he is not able to be heard, and speaking and hearing complete the speech act[42].

Spivak suggère, en raison de cette impossibilité du subalterne à être entendu, de se concentrer sur la position ou « l’effet » du sujet étudié, et qui se trouve dans les espaces et silences du discours. En modifiant ainsi l’objet d’étude, le subalterne est défini à travers une différence plutôt qu’une identité[43]. On pourrait même dire : à travers une différance[44]. C’est-à-dire cette différence qui « s’écrit ou se lit, mais ne s’entend pas »[45], soit quelque chose qui constitue l’identité subalterne, quelque chose qui est présent, mais qui nous est invisible ou, plus exactement, inaudible. C’est que pour Spivak, le subalterne est condamné au mutisme, il n’a de voix qu’à travers celle d’un autre. Un autre qui le représente discursivement, véritable agent du discours. Dépourvu d’une identité palpable, le subalterne comme sujet conscient nous est à jamais inconnu.

Aliénation, hégémonie et conscience subalterne

De ce dernier constat, passons au second axe de réflexion proposé. Celui-ci émane en partie d’une combinaison des théories gramsciennes et des écrits postcoloniaux des années 1950 et 1960. Alors que nous nous demandions dans la section précédente si la conscience subalterne est recouvrable, la question que nous nous posons ici engage davantage la matérialité de cette conscience : la conscience subalterne existe-t-elle ou est-elle plutôt anéantie par le fait colonial ?

Suivant la pensée d’Albert Memmi et de Frantz Fanon quant à la constitution du sujet colonisé, on peut poser que la colonisation, par sa structure, par ses institutions, par sa violence est génératrice de l’aliénation du colonisé et, par extension, du subalterne. En ce sens, Memmi écrit que

[l]a caractérisation et le rôle du colonisé occupent une place de choix dans l’idéologie colonisatrice ; caractérisation infidèle au réel, incohérente en elle-même, mais nécessaire et cohérente à l’intérieur de cette idéologie. Et à laquelle le colonisé donne son assentiment, troublé, partiel, mais indéniable[46].

C’est l’amorce de l’aliénation, l’appropriation par le sujet colonial des caractéristiques souhaitées et vues en lui par le colonisateur. Poussée à l’extrême, l’aliénation suppose l’intériorisation des traits assignés au subordonné par les agents de sa domination et de son oppression. En d’autres mots, l’aliénation vécue par le sujet colonisé, subalterne par excellence, équivaut à une dépersonnalisation du sujet, une subjectivisation, une objectivisation. Renvoyant à son expérience en tant que psychiatre dans l’Algérie coloniale, Fanon écrivait : « [s]i la psychiatrie est la technique médicale qui se propose de permettre à l’homme de ne plus être étranger à son environnement, je me dois d’affirmer que l’Arabe, aliéné permanent dans son pays, vit dans un état de dépersonnalisation absolu[47]. » C’est cette dépersonnalisation absolue qui forme, en définitive la notion d’aliénation. Le monde raciste, qu’il soit colonial ou postcolonial, repose ainsi, comme l’écrit Homi Bhabha, sur l’idée du sujet en tant que sa propre image aliénée : « […] not Self and Other but the otherness of the Self inscribed in the perverse palimpsest of colonial identity[48]. » En somme, l’aliénation réside dans la construction d’une image du Sujet accompagnée d’une transformation de ce dernier lorsqu’il assume cette image comme sienne[49].

Transposée à l’échelle de la société coloniale ou postcoloniale, l’idée d’aliénation s’accorde à la notion d’hégémonie gramscienne. C’est effectivement la nature hégémonique du monde colonial ou postcolonial qui contribue massivement à l’aliénation des subalternes, transformant idéologiquement la perception de soi de ces derniers. Or, cette même aliénation, prise à l’extrême, pervertit jusqu’à la conscience subalterne, dans la mesure où le sujet aliéné n’a pas conscience de son aliénation. Dans ce contexte, et suivant l’idée de la violence épistémologique de Spivak, nous sommes à même de nous demander : est-il possible de retrouver la conscience subalterne ?

C’est sans doute ce nœud, celui de la conscience, qui divise le plus les subalternistes. D’un côté, nous trouvons ceux qui, à l’instar de Guha, voient dans l’action des subalternes les représentations de leur conscience, où l’agir oppositionnel est la marque d’une conscience de soi. Dans cette manière de concevoir la subalternité, on rejette l’idée que le subalterne n’agisse que de façon purement réactive, que sa subordination implique l’impossibilité d’actes émancipatoires conscients[50]. De l’autre côté, suivant l’idée de l’aliénation totale ou de la violence épistémologique, on considère justement que cette conscience soit n’existe plus puisque dramatiquement aliénée, soit est inaccessible puisqu’indéniablement censurée par la domination épistémologique.

Là où la tension nous apparaît la plus forte, principalement dans la perspective de l’analyse et de la mise en récit historienne, est dans l’absence d’un ancrage empirique qui pourrait nous permettre de prendre position à l’extérieur de la simple conjecture. La conscience n’a pas de matérialité, elle se berce dans l’intangible, elle ne se trouve pas au détour d’un catalogue d’archives sous la section « conscience ». Même sa concrétisation discursive, depuis Spivak et la violence épistémologique, est sujette à débat : la prise de parole subalterne, lorsqu’elle est recouvrable, est-elle l’expression consciente du sujet où la voix de son aliénation pleinement aboutie ? De là, il semble que chercher à déterminer théoriquement s’il est possible ou non de percevoir la conscience subalterne, revient beaucoup à prendre une position de nature arbitraire, ce que malgré toute la qualité et la profondeur de leurs démonstrations, Guha, Spivak et les autres font. Cette nature axiomatique de l’accès à la conscience subalterne est d’ailleurs, sans doute, la principale faiblesse du concept de subalternité lorsqu’il vient à être utilisé pour l’écriture de l’histoire : il repose sur un choix de l’historien de voir ou ne pas voir un objet/sujet qui existe ou n’existe pas. Les études subalternes imposent le choix préalable de cadrer la recherche dans un appareil théorique qui conditionne le regard du chercheur quant à son objet d’étude. Il devient alors difficile pour ce dernier de se laisser guider par les sources. Et n’est-ce pas là, à une échelle infiniment moindre certes, une autre forme de violence épistémologique ?

Conclusion

En tant que réalité sociale, la subalternité n’est en rien une situation nouvelle. Elle fut de tout temps imprimée dans le tissu des rapports sociaux, dans la prime relation qui lie les individus entre eux au sein de groupes organisés. En tant que mot, la subalternité demeure une apparition récente dans les lexiques francophone et anglophone, un nouvel outil langagier apparaissant aux alentours des XVIe et XVIIe siècles et servant à dépeindre une réalité nettement plus ancienne. Enfin, en tant que concept pour étudier l’histoire et le social, la subalternité n’a fait son apparition dans l’univers intellectuel qu’au XXe siècle, d’abord ponctuellement dans les travaux d’Antonio Gramsci, puis plus largement, des décennies plus tard, grâce au Subaltern Studies Group. C’est à partir de cette réappropriation conceptuelle par le collectif indien que notre réflexion s’est articulée.

Après avoir présenté les origines croisées du concept de subalternité, à l’embranchement du marxisme, de l’histoire par le bas anglo-saxonne et des théories poststructuralistes derridiennes et foucaldiennes, nous avons cherché, en mobilisant autant les travaux du groupe que des concepts gramsciens comme l’hégémonie ou tirés des théories postcoloniales comme l’aliénation, à proposer une critique du concept en tant qu’outil pour l’écriture de l’histoire. Il en ressort que l’étude du Sujet subalterne, de sa conscience exprimée depuis sa position subalternisée, repose sur un enjeu clé : sa capacité ou son incapacité à être entendu. À ce titre deux positions ressortent. Une postule que la conscience subalterne s’exprime, et peut ainsi être perçue, dans l’action, dans la révolte, tandis que l’autre postule l’incapacité de recouvrir cette conscience en raison de la violence épistémologique découlant de la relation coloniale. Ultimement, notre critique suggère que cette division manifeste une stérilité méthodologique, forçant l’historien à prendre position théoriquement avant d’être confronté au contenu des sources constituant son étude.

Néanmoins, la critique que nous avons formulée n’est pas un désaveu de la subalternité en tant qu’objet et catégorie d’analyse. Le concept nous permet d’envisager depuis l’intérieur la relation de pouvoir propre aux dynamiques historiques coloniales et postcoloniales. La subalternité nous entraine ainsi dans une dialectique qui prend compte des deux pôles de la situation de domination, y positionnant autant les individus ou groupes qui s’y retrouvent que les structures qui la conditionnent. Suivant l’idée de la violence épistémologique formulée par Spivak, la notion de subalternité force également l’historien du monde colonial ou postcolonial à réfléchir à sa place dans la reproduction des schèmes coloniaux que ses recherches engagent. En ce sens, la subalternité permet une étude qui met en relation acteurs et structures faisant communiquer le particulier et le général tout comme le local et le global. Bien que ce concept possède assurément ses limites lorsqu’on le mobilise pour sonder la conscience des subalternes, il n’en demeure pas moins un outil puissant et utile pour l’étude de l’histoire et du social par sa capacité à permettre le dialogue entre structure et agentivité historiques, de même qu’entre passé et mise en récit. Il incombe au chercheur d’en connaître et d’en accepter les limites afin de l’embrasser à l’intérieur de celles-ci.

Pour en savoir plus

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[1] Aimé Césaire, Cahier d’un retour au pays natal, Montréal, Présence africaine et Guérin littérature, 1990 (1939), p. 9.

[2] Étymologiquement, c’est d’abord sous la forme de l’adjectif et du substantif « subalterne » que le mot est introduit en français. Du latin subalternus, de sub, « sous » et de alter, « autre » ; on en atteste l’usage dès 1466. Le mot passera du français vers l’anglais un peu plus d’un siècle plus tard et adoptera sa forme substantifiée subalternity, subalternité au début du XVIIe siècle.  Pour l’étymologie et la lexicographie française voir le Dictionnaire Littré du Centre national de ressources textuelles et lexicales. Pour l’étymologie et la lexicographie anglo-saxonne voir les Oxford dictionaries, ici et ici.

[3] Pour un survol historiographique des 20 premières années d’existence du groupe, voir : David Ludden, « Introduction : A Brief History of Subalternity », dans David Ludden, dir. Reading Subaltern Studies. Critical History, Contested Meaning, and the Globalisation of South Asia, New Dehli, Permanent Black, 2001, p. 1-40; Jacques Pouchepadass, « Que reste-t-il des Subaltern Studies ? », Critique internationale, no 24 (juillet 2004), p. 67-79; Dipesh Chakrabarty, « Subaltern Studies and Postcolonial Historiography », Nepantla: Views from South, vol. 1, no 1 (2000), p. 9-32; Mamadou Diouf, L’Historiographie indienne en débat : colonialisme, nationalisme et sociétés postcoloniales, Paris, Éditions Karthala, 1999, 494 p.

[4] Voir principalement E.P. Thompson, The Making of the English Working Class, Londres, Vintage, 1966, 864 p. ; Hobsbawm, Eric J. Social Bandits and Primitive Rebels: Studies in Archaic Forms of Social Movement in the 19th and 20th Centuries, New York, Free Press, 1960, 208 p.; Eric R. Wolf, Europe and the People Without History, Berkeley, Los Angeles et Londres, University of California Press, 2010 (1982), 536 p.

[5] David Ludden, Reading Subaltern Studies… p. 3.

[6] Antonio Gramsci, « On Some Aspects of the Southern Question », dans David Forgacs, dir., The Antonio Gramsci Reader. Selected Writings, 1916-1935, New York, New York University Press, 2000 (1988), p. 171-185.

[7] La question de l’hégémonie telle que présentée par Gramsci sera abordée plus bas dans le texte.

[8] Ranajit Guha, dir., Subaltern Studies. Vol 1 : Writings on South Asian History and Society, Dehli, Oxford University Press, 2010 (1982), 252 p.

[9] David Ludden, Reading Subaltern Studies…, p. 3-4.

[10] Jacque Pouchepadass, « Que reste-t-il… », p. 68.

[11] Idem.

[12] À ce sujet, voir surtout les travaux de James C. Scott : The Moral Economy of the Peasant: Rebellion and Subsistence in Southeast Asia, New Haven, Yale University Press, 1976, 254 p.; Weapons of the Weak: Everyday Form of Peasant Resistance, New Heaven et Londres, Yale University Press, 1985, 392 p.; Domination and the Arts of Resistance. Hidden Transcripts, New Haven et Londres, Yale University Press, 1990, 251 p.

[13] À ce jour, le groupe indien compte plus d’une quarantaine de participants. Il a également vu naître un Latin American Subaltern Studies Group. Bien que d’inspiration beaucoup plus littéraire que son homologue indien, le LASSG est fondé en 1992 par John Beverley et Ileana Rodríguez, avec pour objectif d’appliquer les idées formulées pour le contexte indien à celui de l’Amérique latine.

[14] Le groupe vécu entre autres un important virage littéraire dans la deuxième moitié des années 1980. Il se modifia également sous l’effet de critiques internes au groupe ou provenant d’intellectuels non affiliés aux SSG. À ce sujet, voir surtout : Gayatri Chakravorty Spivak, « Subaltern Studies: Deconstructing Historiography », dans Ranajit Guha et Gayatri Chakravorty Spivak, Selected Subaltern Studies, New York et Oxford, Oxford University Press, 1988, p. 3-32; Gayatri Chakravorty Spivak, « Can the Subaltern Speak? », dans Cary Nelson et Lawrence Grossberg, dir., Marxism and the Interpretation of Culture, Londres, MacMillan, 1988, p. 271-313; John Beverley, Subalternity and Representation. Arguments in Cultural Theory, Durham et Londres, Duke University Press, 1999, 221 p. (principalement l’introduction).

[15] Ranajit Guha, « Preface », dans Ranajit Guha et Gayatri Chakravorty Spivak, Selected Subaltern Studies…, p. 35.

[16] Ibid., p. 36.

[17] Florencia E. Mallon, « The Promise and Dilemma of Subaltern Studies: Perspectives from Latin American History », The American Historical Review, vol. 99, no 5 (décembre 1994), p. 1494.

[18] David Ludden, Reading Subaltern Studies…, p. 9.

[19] Joseph V. Femia, Gramsci’s Political Thought. Hegemony, Consciousness, and the Revolutionary Process, Oxford, Clarendon Press, 1987, p. 24.

[20] Joseph V. Femia, Gramsci’s political Thought…, p. 24. Pour des idées similaires transposées dans le contexte colonial, voir Albert Memmi, Portrait du Colonisé. Portait du colonisateur, Paris, Gallimard 1985 (1957), p. 106-108.

[21] Joseph V. Femia, Gramsci’s Political Thought…, p. 24.

[22] Idem.

[23] David Ludden, Reading Subaltern Studies…, p. 14.

[24] Ibid., p. 9.

[25] Ibid., p. 10.

[26] Simon Gunn, History and Cultural Theory, Londres, Longman Pearson, 2006, p. 167.

[27] Ranajit Guha, « The prose of Counter-Insurgency » dans Ranajit Guha et Gayatri Chakravorty Spivak, Selected Subaltern Studies…, p. 46

[28] Ibid., p. 47.

[29] Florencia E. Mallon, « The Promise and… », p. 1497.

[30] Carlo Ginzburg, Le fromage et les vers. L’univers d’un meunier au XVIe siècle, Paris, Flammarion, 1980, p. 11.

[31] Ranajit Guha, Elementary aspects of peasant insurgency in colonial India, Durham et Londres, Duke University Press, 1999, p. 333

[32] James C. Scott, Domination and the…

[33] Scott utilise le public transcript comme « a shorthand way of describing the open interaction between subordinates and those who dominate .», alors qu’il utilise le hidden transcript pour caractériser un « discourse that takes place “offstage,” beyond direct observation by powerholders. » Ibid., p. 2 et 4.

[34] Ibid., p. 4. En somme, pour Scott, le Public Transcript ne pourrait transmettre qu’une version aliénée de la conscience subalterne.

[35] Rappelons que Spivak demeure une fidèle représentante des théories déconstructivistes, comme en font foi ses analyses et traductions de l’œuvre de Derrida.

[36] Gayatri Chakravorty Spivak, « Can the Subaltern… », p. 280-283, et surtout p. 294-295.

[37] Spivak utilise l’expression « epistemic violence » qui peut se traduire par violence épistémologique où l’épistémologie renvoie aux modes d’accès à la connaissance. Toutefois, « epistemic » pourrait également se traduire plus directement par épistémique, c’est-à-dire qui fait référence à l’épistémè, soit, chez Foucault, l’ensemble des rapports entre les sciences et les pratiques discursives de la connaissance à une époque donnée. C’est d’ailleurs la traduction que lui préfère Claire Nouvet dans sa lecture de Spivak. Pour des raisons de simplification du texte, et compte tenu de la différence ténue, à nos yeux, entre les deux termes, nous avons privilégié l’emploi du plus usuel « épistémologique » plutôt qu’« épistémique ».

[38] Claire Nouvet, « Gayatri Spivak : une éthique de la résistance aphone », Études littéraires, vol. 31, no 3 (été 1999), p. 90-91.

[39] Gayatri Chakravorty Spivak, « Echo », dans Donna Landry et Gerald Maclean, The Spivak Reader, Routledge, New York, 1995, p. 182.

[40] Aimé Césaire, Cahier d’un retour…, p. 26-27.

[41] Frantz Fanon, Peau noire, masques blancs, Paris, Seuil, 1952, p. 13.

[42] Donna Landry et Gerald Maclean, The Spivak Reader…, p. 292. On revient encore à Aimé Césaire et à « […] cette foule si étrangement bavarde et muette. »

[43] Simon Gunn, History and Cultural…, p. 170.

[44] Jacques Derrida, Marges de la philosophie, Paris, Éditions de Minuit, 1972, 391 p. Voir également : Jacques Derrida, L’écriture et la différence, Paris, Seuil, 1967, 435 p.

[45] Jacques Derrida, Marges de la philosophie…, p.4.

[46] Albert Memmi, Portrait du Colonisé…, p. 107.

[47] Frantz Fanon, Pour la révolution africaine. Écrits politiques, Paris, La découverte, 2006 (1964), p. 60.

[48] Homi K. Bhabha, « Interrogating Identity. Frantz Fanon and the Postcolonial Prerogative », dans Homi K. Bhabha, The Location of Culture, Londres et New York, Routledge, 1994, p. 63.

[49] Ibid., p. 64.

[50] Cette conception rejoint, à bien des égards, ce que Fanon écrivait dans les damnés de la terre : « La violence qui a présidé à l’arrangement du monde colonial, qui a rythmé inlassablement la destruction des formes sociales indigènes, démoli sans restriction les systèmes de références de l’économie, les modes d’apparence, d’habillement, sera revendiquée et assumée par le colonisé au moment où, décidant d’être l’histoire en actes, la masse colonisée s’engouffrera dans les villes interdites. Faire sauter le monde colonial est désormais une image d’action très claire, très compréhensible et pouvant être reprise par chacun des individus constituant le peuple colonisé. » Dans Frantz Fanon, Les damnés de la terre, Paris, François Maspero, 1970 (1961), p. 9.