L’intimidation et la discrimination dans l’industrie de la construction

Publié le 5 mars 2014

Par Jacques Rouillard, professeur au Département d’histoire de l’Université de Montréal et auteur de plusieurs volumes sur l’histoire du syndicalisme québécois

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Les médias se sont scandalisés à juste titre de témoignages à la Commission Charbonneau qui ont révélé des cas de menaces et d’intimidation de dirigeants syndicaux envers des travailleurs et des employeurs. Le problème n’est pas nouveau : de pareils comportements se sont produits depuis le milieu des années 1960 à cause principalement de rivalités intersyndicales, car chaque groupe syndical cherche à placer en priorité ses membres sur les chantiers importants. Mais pour bien comprendre la source de ces conflits, il faut se référer à la dynamique particulière de cette industrie, au contexte syndical nord-américain, à la rivalité entre plusieurs organisations syndicales et à l’encadrement législatif original du secteur de la construction au Québec.

Il est fondamental pour comprendre les relations de travail dans cette industrie de mettre en relief sa nature mouvante. En effet, contrairement aux autres secteurs industriels pour qui le travail et la production s’effectuent sous un même toit, il n’y a pas de continuité des lieux de travail dans la construction. Les ouvriers changent souvent de chantiers et peuvent travailler pour plusieurs employeurs pendant la même année. Leur emploi est donc de caractère temporaire, irrégulier, soumis aux cycles économiques et aux fluctuations saisonnières. En outre, c’est une industrie où les entrepreneurs occasionnels sont très nombreux, la sous-traitance répandue, les entreprises de petite taille et leur survie souvent précaire. Plus que les autres travailleurs, les ouvriers de la construction vivent dans l’insécurité du lendemain. En 1975, un sondage commandé par la Commission Cliche révélait que pour les travailleurs de la construction, la sécurité d’emploi était le problème le plus important à régler (41,7 pour cent), bien avant les rivalités intersyndicales (18,8 pour cent).

D’autre part, le Code du travail ne s’applique pas à cette industrie aux caractéristiques particulières. Il n’y pas de convention collective signée directement avec un employeur en particulier de sorte que les travailleurs de la construction ne bénéficient pas d’une certaine protection d’emploi et d’une reconnaissance de l’ancienneté comme les autres syndiqués. Le gouvernement du Québec l’a reconnu en 1968 en adoptant un cadre législatif spécifique et unique en Amérique du Nord qui s’applique encore de nos jours. En plus de forcer la négociation collective à l’échelle de l’ensemble de l’industrie pour toute la province, la loi 290 obligeait l’adhésion syndicale obligatoire avec cotisation à la source et consacrait la liberté pour les travailleurs d’adhérer au syndicat de leur choix (pluralisme syndical). Le gouvernement excluait donc le monopole de représentation pour le syndicat majoritaire qui était la norme selon le Code du travail. Par contre, toujours au milieu des années 1960, le monopole de représentation a été appliqué par le gouvernement, après un vote d’allégeance syndicale, à d’autres groupes importants de travailleurs : les fonctionnaires et les employés d’Hydro-Québec. Ce choix est à la source des rivalités intersyndicales qui vont se poursuivre au cours des années subséquentes et qui engendrera des conflits.

L’adoption de la loi en 1968 fait suite à des conflits importants sur les grands chantiers de construction entre les syndicats affiliés à la CSN et ceux liés aux unions internationales. Venus des États-Unis, les syndicats internationaux qui dominaient le secteur de la construction cherchaient à établir l’atelier syndical fermé (obligation de tous les travailleurs sur un chantier d’être syndiqués) et obtenir la préférence d’embauche via leurs bureaux de placement. C’est leur façon d’imposer la négociation collective aux nombreux entrepreneurs et d’assurer une priorité d’emploi à leurs membres appelés à changer d’employeur et de chantier. Ce sont les objectifs qu’ils poursuivent encore aux États-Unis, au Canada et au Québec.

Comme aux États-Unis, des bureaux de placement existent au Québec depuis 1905; il y en a plus de deux cents en 1931 opérés par des unions internationales. Le gérant d’affaires de chaque syndicat s’occupe du placement syndical et de l’application des conventions collectives sur les chantiers. Depuis les années 1920, la centrale catholique (devenue CSN en 1960) gère aussi des bureaux de placement, mais ils sont moins développés. Il faut ajouter que de nombreux employeurs souhaitent recruter de la main-d’œuvre par l’intermédiaire des bureaux de placement syndicaux, car ils y trouvent des travailleurs compétents, disponibles immédiatement et en grand nombre. Les syndicats ont une connaissance pointue de chacun de leurs membres et s’efforcent d’assurer une rotation des emplois en tenant compte de l’ancienneté ou d’autres considérations sociales. Ce rôle dans l’embauche fait en sorte que les travailleurs s’identifient bien davantage avec leur syndicat qu’avec un employeur pour qui ils travaillent temporairement.

La loi adoptée en 1968 n’a guère changé la stratégie des syndicats qui veulent assurer une certaine sécurité d’emploi à leurs membres. Ils font pression sur les employeurs pour qu’ils emploient leurs membres et écartent ceux d’affiliation différente. Ils cherchent à obtenir une forme de cogestion de la demande de main-d’œuvre avec les employeurs. Des conflits surgissent à l’occasion d’autant plus importants au Québec que, contrairement au reste de l’Amérique du Nord, il y a des syndicats rivaux importants. Les syndicats internationaux représentent de nos jours 24 pour cent des syndiqués de la construction auxquels il faut ajouter ceux affiliés aux grands syndicats de la FTQ-Construction (43 pour cent) qui sont issus d’une scission à l’intérieur du syndicalisme international en 1980.

Les révélations d’intimidation contre certains agents d’affaires de la FTQ-Construction en 2010 ont déterminé la ministre Lise Thériault à abolir les bureaux de placement syndicaux l’année suivante (ils sont fréquentés par 15 pour cent des travailleurs). Les syndicats ne peuvent entrer directement en contact avec les employeurs qui ont maintenant toute liberté d’embaucher qui ils veulent, quand ils veulent et pour les périodes qu’ils désirent. Les travailleurs de la construction deviennent ainsi davantage soumis aux lois du marché et à l’insécurité qui l’accompagne. Ils sont moins bien protégés que ceux qui tombent sous le Code du travail du Québec. En 2011, quatre des cinq grandes organisations syndicales qui regroupaient les travailleurs de la construction désiraient conserver la référence syndicale aux employeurs et prévoyaient l’échec du système informatique mis en place pour recruter de la main-d’œuvre. De même, le Groupe de travail sur le fonctionnement de l’industrie de la construction formé par le gouvernement en 2011 n’interdisait pas le placement syndical, mais obligeait à un permis et prévoyait de lourdes pénalités pour les infractions.

En force uniquement depuis septembre dernier, le système informatisé de la Commission de la construction du Québec semble bien fonctionner, quoiqu’il ne sera pleinement utilisé qu’au printemps. Mais comme le précisait récemment le président de la CSN-Construction, la référence syndicale n’est pas disparue; elle « s’est raffinée ». C’est que les syndicats tiennent à trouver du travail à leurs membres et que ces derniers s’attendent à ce qu’ils rendent ce service. D’ailleurs, en juin 2012, malgré les révélations d’intimidation largement médiatisées, les syndiqués n’ont pas pénalisé les syndicats affiliés à la FTQ-Construction lors du scrutin secret d’allégeance syndicale; ils ont au contraire augmenté leur représentativité dans tout le Québec tout comme sur la Côte-Nord. Les travailleurs de la construction cherchent toujours à obtenir une meilleure sécurité d’emploi dans une industrie où le travail précaire fleurit. Et l’autre caractéristique propre aux relations de travail de cette industrie, soit l’absence de monopole de représentation, constitue toujours un important ingrédient pour alimenter les conflits intersyndicaux.