L’ultime plaidoyer du professeur Létourneau pour le maintien de la réforme. Réflexion méthodologique autour de l’essai « Je me souviens ?: le passé du Québec dans la conscience de sa jeunesse » (Fides, 2014)

Publié le 10 avril 2014

Par Marc-André Robert, Université Laval

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L'ouvrage du professeur Jocelyn Létourneau est paru chez Fides en 2014.

L’ouvrage du professeur Jocelyn Létourneau est paru chez Fides en 2014.

La parution récente de l’essai Je me souviens ? Le passé du Québec dans la conscience de sa jeunesse (Fides, 2014), du chercheur Jocelyn Létourneau, professeur au département des sciences historiques de l’Université Laval, était bienvenue. En effet, en tant qu’historien engagé et soucieux de la transmission de l’histoire québécoise, pouvais-je me désoler d’un ouvrage ayant pour objectif de dresser le portrait des connaissances (ou compétences) historiques de la jeunesse québécoise, aux différents niveaux scolaires (secondaire, collégial et universitaire). Létourneau a ainsi entrepris, à partir de 2003, de sonder la « conscience historique » des jeunes Québécois à partir d’une enquête par sondage distribuée dans les écoles du Québec. Sur une période de dix ans, il a recueilli plus de 3400 locutions écrites par des jeunes de différents niveaux académiques et de différentes régions du Québec.

Invités à remplir un formulaire servant à situer leur compréhension de l’histoire québécoise, ces jeunes devaient, dans un premier temps, « décrire, présenter ou raconter, comme ils la percevaient, la savaient ou s’en souvenaient, l’histoire du Québec depuis le début ». Quelques questions visaient à collecter des données sociodémographiques (âge, lieu de naissance, langue maternelle, etc.). Une question du type « échelle de classement » servait à situer les facteurs d’influence du niveau de compréhension de l’histoire québécoise (cinéma, télévision, lectures personnelles, etc.). Enfin, les jeunes étaient appelés à résumer « l’aventure historique québécoise » en une seule phrase.

Malgré l’immense intérêt de l’étude, je dois malheureusement reconnaître que les importants biais méthodologiques m’ont largement laissé sur ma faim. Je propose ici d’en faire état puisqu’il en va, à mon humble avis, de la validité des résultats obtenus.

« Amalgame de factualités » et « historicisation du passé »

D’abord, Létourneau affirme en introduction de cette enquête qu’il s’est intéressé non pas à la « mémoire historique » des jeunes, mais plutôt à leur « conscience historique ». Ces deux concepts sont, pour le chercheur, distincts. Létourneau définit la « conscience historique » comme: « ce qui relève de la préhension et de la compréhension active et réfléchie de ce qui fut, sorte d’intellection ou de conceptualisation plus ou moins élaborée d’informations premières ou d’expériences brutes touchant le passé, informations et expériences dès lors portées à un niveau secondaire d’assimilation et d’appropriation. » (p. 13)

Tandis que la « mémoire historique », ou « amalgame de factualités », relèverait plutôt de la simple connaissance empirique de personnages, de dates et d’événements. Létourneau cite pour exemple : « En 1759, sur les plaines d’Abraham, à l’extérieur des murs de la ville de Québec, a eu lieu une bataille entre les Français et les Britanniques que ces derniers ont remportée ». Son jugement est on ne peut plus clair à cet égard : « une connaissance plate du passé nourrissant la connaissance froide de ce qui fut » (p. 14). Il y oppose ainsi cette « conscience historique », cette « intellection particulière » ayant pour but d’opérer une « évaluation métahistorique de ce qui a eu lieu (valeur, sens et portée de ce qui est survenu). » (p. 14)

Le problème ici ne vient pas de la définition des concepts. Ceux-ci sont bien expliqués… mais me semblent non signifiants. Il en va de la représentativité de ces concepts dans le réel. Pour qu’un concept soit signifiant, voire nécessaire, il doit pouvoir représenter une situation, une problématique, un enjeu réel, et non en créer un/une. Ce qui semble être le cas pour l’étude de Létourneau, car il prétend qu’une « mémoire historique » peut exister sans « conscience historique ». Létourneau fait donc sien un concept dit performatif. Et il y a une raison à tout cela.

Les deux concepts que sont « mémoire historique » et « conscience historique » visent particulièrement à opposer deux systèmes de compréhension de l’histoire. On y retrouve, en filigrane, le débat très actuel entourant l’enseignement de l’histoire, au cœur duquel les notions de connaissances et de compétences s’affrontent. D’une part, un enseignement dit chronologique de l’histoire, qui ne viserait, selon ses détracteurs — dont Létourneau est—, qu’à transmettre des faits, des événements et des dates selon une ligne du temps articulée autour d’une trame (essentiellement) nationaliste. Ce premier système accorde une valeur essentiellement culturelle à l’histoire, c’est-à-dire que l’histoire n’aurait aucune finalité sinon elle-même, que son objet est celui de l’étude du passé pour le passé. D’autre part, un enseignement dit thématique de l’histoire (mouvements sociaux, femmes, Amérindiens, etc.), destiné à former les étudiant(e)s à la méthode historique, à leur démontrer les vertus du relativisme et à faire d’eux des citoyens avertis. Ce deuxième système accorde plutôt une valeur utilitaire et téléologique à l’histoire, c’est-à-dire qu’elle sert et doit servir au présent, aux enjeux contemporains… à l’éducation citoyenne. Une sorte de « messianisme historique » qui prétend que l’étude du passé permet d’éviter de reproduire ses erreurs. Or, cette définition ne tient pas la route de la rigueur scientifique. Sinon, j’invite Létourneau à le démontrer.

Il m’apparaît toutefois fort discutable, d’abord, que d’opposer les deux systèmes. Encore faut-il justifier cette opposition. Ensuite, qu’en est-il des objectifs de l’enseignement de l’histoire, aux niveaux secondaire et collégial ? S’agit-il de former des historiens ou alors de leur transmettre un savoir ? Enfin, en quoi l’apprentissage de dates, d’événements et de personnages, selon une trame chronologique, est-il incompatible avec leur « intellectualisation » et leur « historicisation », pour reprendre les mots de Létourneau ?

Par ailleurs, on ne s’étonnera guère que cette conceptualisation fabriquée aille dans le sens des propres efforts de Létourneau au sein de la réforme du programme d’histoire au secondaire de 2006 (le nouveau cours Histoire et éducation à la citoyenneté, instauré en 2007). Rien d’étonnant ici. On se trouve malheureusement en présence d’un cadre conceptuel teinté.

Je me souviens… de la réforme

Dans son enquête, Létourneau affirme s’être intéressé autant aux étudiants « réformés » (post 2007) qu’aux étudiants « non réformés ». Or, la dernière question posée dans le formulaire distribué aux jeunes va comme suit : « Si vous aviez à résumer, en une phrase ou une formule, l’aventure historique québécoise, qu’écririez-vous personnellement ? »  Cette question n’induit-elle pas un biais évident ? Le mot « aventure », pour des étudiants « non réformés » est forcément plus connoté. Il en appelle à l’émotion, à l’émotivité de ce qu’ils ont appris et qui les a emportés, séduits, intéressés. Pour des étudiants « réformés » maintenant, le mot « aventure » suppose un récit, une sorte de vision téléologique de l’histoire ayant pour fin le moment présent. L’histoire au service du présent autrement dit, l’adage par excellence des « réformistes » et didacticiens de l’enseignement de l’histoire au secondaire. Une formule qui s’ajuste évidemment rondement à la réforme de 2006.

Est-il surprenant que les résultats de cette étude indiquent une prégnance plus forte des récits positifs ou négatifs chez les étudiants « non-réformés » par rapport aux étudiants « réformés » ? Est-il surprenant que les étudiants « réformés » usent de formules plus neutres que leurs comparses « non réformés » ? La réponse est évidemment non. Pourquoi ?

Parce que le piège est tout aussi évident. Les « non-réformés » sont ici piégés par la question. Les « non-réformés » ont appris justement à accorder une importance culturelle à l’histoire québécoise. Il ne s’agit pas d’apprendre à son enfant à mettre des sous dans un petit cochon pour lui inculquer des notions d’économie et de planification nécessaires à sa vie en société nord-américaine. Il s’agit de lui apprendre et de lui faire découvrir son passé, de lui faire poser des questions sur ce passé. Pas pour l’aider à ouvrir un compte de banque demain. Simplement pour lui apprendre son passé. Une finalité en soi.

Une telle comparaison entre groupes « réformés » et « non réformés » (chapitre 12), alors qu’ils ont tous deux été soumis à une seule et même question, laquelle est articulée spécifiquement à partir d’une conception « réformiste » de l’enseignement de l’histoire, ne tient tout simplement pas.

Par ailleurs, et je terminerai sur ce point, qu’en est-il des résultats de la première section du formulaire, celle par laquelle les étudiants étaient appelés à « décrire, présenter ou raconter, comme ils la percevaient, la savaient ou s’en souvenaient, l’histoire du Québec depuis le début » ? L’ouvrage n’en fait étrangement pas mention. Cette section a-t-elle été déconstruite en locutions individuelles, intégrées ensuite au corpus assemblé à partir de celles extraites de la dernière section du formulaire? Ont-elles été abandonnées dans l’étude des résultats finaux? Et si oui, pourquoi? Ces réponses contredisent-elles les résultats observés ailleurs? Autant de questions qui demeurent sans réponse. Cette nébuleuse laisse croire à une démarche orientée en fonction de résultats espérés/prévus/souhaités.

En sommes, il semble plutôt évident qu’on assiste à une démonstration sophistique destinée à démontrer, d’une part, les mérites de la réforme du cours d’histoire au secondaire de 2006 et, d’autre part, à dénoncer sa révision actuelle, sinon la discussion mettant en cause la forme et les objectifs du cours d’Histoire et éducation à la citoyenneté. Au passage même, l’auteur de manque pas d’écorcher la proposition d’un nouveau cours d’histoire obligatoire au collégial, condamnant l’idée puisque proposée par des intellectuels souverainistes. Comme en font foi d’ailleurs les pointes quelque peu vindicatives lancées à l’attention de la Coalition pour l’histoire (p. 18) et à la Fondation Lionel-Groulx, plus spécifiquement au rapport de Gilles Laporte et Myriam d’Arcy (p. 72). La démonstration aurait très certainement pu éviter ce glissement idéologique.

Malgré l’intérêt d’une telle étude, force est d’admettre qu’elle tombe à plat.

Pour en savoir plus

LÉTOURNEAU, Jocelyn. Je me souvien? : le passé du Québec dans la conscience de sa jeunesse. Montréal, Fides, 2014, 252 p.