Mélancolie et résistance

Publié le 14 mars 2017

Par Christian Nadeau, professeur titulaire au département de philosophie de l’Université de Montréal

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Gustave Courbet, Un enterrement à Ornans, 1849-1850. Source : Wikipedia Commons.

À propos de TRAVERSO, Enzo. Mélancolie de gauche. La force d’une tradition cachée (XIXe-XXIe siècle). Paris, La Découverte, 2016, 300 p.


Les philosophes et les médecins tentèrent d’expliquer les maladies de l’âme, tristesse et désordres mentaux par des causes naturelles. Selon les physiologistes, la « bile noire » est ce fluide décrit par la théorie des humeurs comme étant la cause de la dépression. En 1621, l’écrivain anglais Robert Burton faisait paraitre L’anatomie de la mélancolie, où l’immense érudition de l’auteur se trouve déployée dans le but d’expliquer et de traiter la mélancolie. Au-delà du recueil de citations médicales des Hippocrate et Galien, Burton voit dans la culture une pharmacie où la mélancolie est à la fois poison et remède. Une tradition fascinante de la mélancolie a fait l’objet de livres importants, dont le célèbre Saturne et la mélancolie par Klibansky, Panofsky et Saxl[1].

S’agit-il d’un paradoxe, les sociétés marquées par l’expérience communiste, comme celles des pays de l’Est – mais on peut supposer qu’il en ira de même sous peu à Cuba – ont toutes voulu faire un grand bond en arrière, se projetant dans un passé idéalisé par le conformisme et le conservatisme. La mélancolie apparait alors comme la mémoire spectrale d’un espoir qui, trop replié sur le passé, peine à inspirer les émancipations du futur. Inversement, les pays du printemps arabe ont construit leurs propres révolutions sans modèles politiques. Chassant du pouvoir les dictatures, elles peinent aujourd’hui à bâtir des sociétés libres et égalitaires, faute d’une représentation claire de ce qu’elles voudraient devenir. Qu’elles se projettent avec nostalgie dans le passé ou de manière aveugle vers l’avenir, ce qui manque à chaque fois est la raison et la motivation de la liberté, lesquelles ne peuvent se définir uniquement par des idéaux abstraits. Elles nécessitent une tradition, des mythologies qui offrent les référents sans lesquels il est impossible de créer une société nouvelle.

Le rapport de la politique à son histoire, et plus encore des luttes de la résistance à leur passé, apparaît nécessaire dès lors qu’il s’agit de penser leur continuité. Lorsque viennent les grandes ruptures où les dominants écrasent les dominés, la mémoire construit les ponts qui unissent les moments disloqués des combats pour l’émancipation. L’historiographie dont il est question dans Mélancolie de gauche, d’Enzo Traverso, est celle de la « culture de gauche », où le principe d’égalité offre un sens et une base commune à un ensemble complexe et disparate de projets, d’expériences, de valeurs, de référents qui peuplent les imaginaires de la solidarité. Les batailles gagnées ou perdues se rencontrent cependant toutes dans ce que l’auteur nomme le « tournant historique de 1989 », où la fin du communisme comme régime social de nombreux pays de l’Est met non seulement un terme aux oppressions soviétiques, mais réduit l’idéal révolutionnaire à son incarnation totalitaire. Le récit anticommuniste, celui des Nolte et Furet, trouve sa caution et son imaginaire dans la défaite du bloc de l’Est. Aux téléologies naïves d’une fin de l’histoire, où le capitalisme mourrait sous le coup de ses contradictions, s’est substituée une autre eschatologie, celle du marché libre et de la propriété privée.  Du même coup, toute la trajectoire du socialisme se voit ainsi caricaturée, comme si elle n’était qu’un immense mensonge assassin.

Si Traverso parle de mélancolie, il ne faut pas y voir un réquisitoire nostalgique sur les grandes époques des partis communistes en Europe. Sous l’historiographie officielle se cache une mémoire des vaincus, pour penser dans les termes de Walter Benjamin – dont l’œuvre constitue la clef de voute du livre d’Enzo Traverso – et où on retrouve une « tradition cachée », selon l’expression d’Hannah Arendt. L’auteur puise dans cette mémoire une empathie à l’égard de ceux et celles qui ont cru à un monde où chaque personne compte pour elle-même, ni plus ni moins que les autres. L’imaginaire des luttes s’en trouve ainsi observé d’une tout autre manière. Ce n’est plus l’idée de victoire, mais le répertoire des défaites et surtout, une reconnaissance de dette pour celles et ceux qui n’ont pas hésité à tout donner : Gustave Courbet, Auguste Blanqui, Louise Michel, Rosa Luxembourg, Bertold Brecht, ou encore Frantz Fanon, pour ne citer que quelques noms. Le souvenir passe par les textes, les actes, mais aussi par les images – le livre est abondamment illustré – d’où l’importance cruciale que prend, dans l’essai de Traverso, l’histoire de l’art et du cinéma.

La mélancolie ne peut diviser le passé de la gauche et choisir les souvenirs qu’elle veut conforter et nier ceux dont elle aimerait qu’ils ne se manifestent plus jamais. La mélancolie observe le passé et voit les triomphes et les défaites, les combats gagnés et ceux qu’il aurait été préférable de perdre étant donné ce à quoi ils ont donné lieu. Difficile, dans ces conditions, de voir dans la mémoire la condition de possibilité des soulèvements, tant le fardeau des erreurs et des échecs est lourd à porter. Cela n’empêche pas l’imagination de se montrer fidèle aux idéaux révolutionnaires. Les défaites et les erreurs continuent d’alimenter d’interminables débats au sein des groupes de gauche ou chez leurs adversaires. Reste l’art, la littérature, la poésie, la peinture, le cinéma et tout ce qui se montre capable de nourrir les représentations émotives et conceptuelles des mouvements politiques de gauche, où ils trouvent le courage des actes de libération.

Pendant au moins une vingtaine d’années, l’option socialiste est apparue comme une hypothèse réelle et sérieuse, même lorsqu’il s’agissait, comme au moment du Printemps de Prague, de s’opposer aux diktats de Moscou. Les mois qui ont suivi les putschs de Videla et de Pinochet représentent des périodes où la répression de la gauche fut la plus sanglante en Amérique du Sud. Pourtant, l’Amérique du s’avouer vaincue au Vietnam et partout en Europe émergeaient des groupes d’actions politiques radicaux. Une fois les gauches vaincues ou mises à l’écart, la mémoire se replie sur la commémoration des tragédies : Holocauste en Europe de l’Ouest, crimes de masses en Union soviétique, en Chine et au Cambodge et colonialisme en Afrique et en Asie. Si ces actes de mémoire sont nécessaires, ils ont néanmoins effacé toute trace des combats menés au profit d’une culture du deuil[2] dont le mot d’ordre semble correspondre à l’éradication de tout espoir lequel serait par définition suspect parce que porteur de promesses.

L’activisme ne s’éteint pas devant la tragédie, il y riposte comme à un défi, à la manière des militants gais qui réinventèrent l’amitié et la communauté en réaction à la pandémie du sida au début des années 1980. Aux défaites, qui ponctuent l’histoire des luttes, comme la répression de la Commune en France, celle des spartakistes en Allemagne et l’assassinat de Rosa Luxembourg et de Karl Liebknecht, ou encore le coup d’État contre la révolution conduite par Thomas Sankara au Burkina Faso, rétorquent des volontés nouvelles qui refusent d’associer les idéaux de la gauche à ceux du totalitarisme.

La dialectique de la défaite est omniprésente dans l’œuvre de Karl Marx. En 1871, Marx écrit La Guerre civile en France, où les massacres et les déportations (34 000 personnes exécutées, 10 000 autres envoyées au bagne en Nouvelle-Calédonie) ne peuvent effacer l’expérience de l’insurrection populaire. Même constat dans le roman L’insurgé, de Vallès, ou dans les mémoires de Louise Michel. Même propos aussi dans l’œuvre du peintre Gustave Courbet au sujet de la révolution de 1848. Cette dialectique explique également le suicide d’un Samuel Zygelbojm, représentant du Bund à Londres, qui se tue pour protester contre la passivité des Alliés devant le génocide des Juifs d’Europe. En Amérique latine, le siège du Palais de la Moneda est le théâtre du dernier discours d’Allende avant sa mort, où il exhorte le peuple à aller de l’avant et à croire à la liberté et à une société juste.

Peut-être est-ce chez Rosa Luxembourg que l’on retrouve le mieux commentée l’idée d’une résilience des vaincus. Elle écrit, la veille de sa mort, que le sang des hommes et des femmes assassinées coule dans les veines de ceux et celles qui reprendront leur flambeau. Pour Luxembourg, « La route du socialisme –  à considérer les luttes révolutionnaires – est pavée de défaites. Et pourtant cette histoire mène irrésistiblement, pas à pas, à la victoire finale ! Où en serions-nous aujourd’hui sans toutes ces « défaites » où nous avons puisé notre expérience, nos connaissances, la force et l’idéalisme qui nous animent ? Aujourd’hui que nous sommes tout juste parvenus à la veille du combat final de la lutte prolétarienne, nous sommes campés sur ces défaites et nous ne pouvons renoncer à une seule d’entre elles, car de chacune nous tirons une portion de notre force, une partie de notre lucidité »[3].

À la dialectique des vaincus correspond une mélancolie de l’image, celle du deuil politique par exemple, comme au moment des funérailles de Togliatti, vu par des cinéastes comme les frères Taviani avec Les subversifs, de 1967 ou encore dans Uccellacci e Uccellini de Pasolini. La fin du communisme trouve son acte de mémoire dans Le regard d’Ulysse, de Theo Angelopoulos, situé en pleine guerre en ex-Yougoslavie. Dans une des plus belles pages du livre, Traverso commente cette scène sublime où on voit une grande statue de Lénine démembrée, couchée sur une péniche flottant sur le Danube, avec son bras et son index pointé vers le ciel.

Le cinéma est un vecteur de l’histoire et de la mémoire. Qu’on en parle en termes d’histoire-caméra, comme le faisait Antoine De Baecque, ou d’historiophoty, pour employer le lexique de Hayden White, le cinéma exprime moins les faits qu’il ne les commente. Dans un des plus beaux chapitres du livre, Traverso interpelle l’histoire des « images mélancoliques », celles de Luchino Visconti dans La terre tremble, de 1948, qui représentait la fragilité des espoirs de renouveau après deux décennies fascistes et une guerre épuisante, ou encore celles des films de Gilles Pontecorvo, La bataille d’Alger de 1966 et surtout Queimada, de 1969.

La mémoire des films d’Eisenstein est également bien présente dans le travail de Traverso, ce qui rappelle le beau livre que lui a consacré récemment Georges Didi-Hubermann[4], mais la thèse de la mélancolie des gauches est surtout explorée dans le cinéma de Chris Marker, dont la méthode est comparée à celle des microhistoriens comme Carlo Ginzburg, en particulier dans Le fond de l’air est rouge (1977), un film monté à partir de chutes de documentaires trouvées dans une boite dans un coin de la librairie de François Maspero. Comme pour la microhistoire, Chris Marker multiplie les indices mineurs et les points de détails afin de préciser une vue d’ensemble. La mélancolie est également visible dans les films de Ken Loach, en particulier dans Land of Freedom (1995) sur la guerre d’Espagne, où là encore se trouve narrée une double défaite, celle de la République face aux franquistes et celle des révolutionnaires espagnols trahis par Moscou.

La trajectoire mélancolique du livre de Traverso est pour l’essentiel européenne. Il est légitime de le lui reprocher, mais ce serait oublier que la mélancolie politique évoquée dans ces pages ne connaît pas de frontières. Car si les combats pour la liberté ne furent pas nécessairement associés au socialisme, tous s’inspirèrent d’un même idéal de justice et d’égalité. Les gauches ont dû d’ailleurs affronter un ennemi différent selon l’espace géographique où elles intervenaient : contre le capitalisme en Occident, contre la bureaucratie dans les pays de l’Est, et anti-impérialiste dans ceux du Sud. Traverso consacre tout un chapitre aux « spectres du colonialisme », où on peut lire les propos d’un Marx ou d’un Engels, incapables de se dépêtrer d’une vision du « progrès occidental » devant la « barbarie orientale ». Et pourtant, le marxisme a fourni les matériaux conceptuels des mouvements de libération. Songeons à C.L.R. James, W.E.B Du Bois et bien entendu Frantz Fanon. Ce chapitre, nécessaire, s’avère aussi le plus décevant et le plus déconnecté du projet général du livre. On y perd la question de la mélancolie, même si on peut tout à fait y voir ce qu’elle a de pertinent dans les luttes contre le colonialisme.

Il est dommage que Traverso n’ait pas su ou voulu exploiter pour ce thème ce qu’il a perçu ailleurs, ce qui aurait été possible par exemple par l’intermédiaire de la littérature et du cinéma (par exemple, aux romans de James Balwin ou encore à l’iconographie de Malcom X ) mais aussi par au répertoire photographique des grandes figures des luttes de résistances autochtones aux États-Unis, comme Sitting Bull et Crazy Horse, et des défaites qui sont constitutives des imaginaires de la gauche américaine, comme Little Big Horn. Un exemple important dans la perspective de Traverso serait le massacre de Wounded Knee, qui presque un siècle plus tard, en 1973 inspira l’une des manifestations les plus importantes du militantisme amérindien des années 1970, soit l’occupation de ces mêmes lieux par des activistes et le siège de ces derniers par l’armée américaine qui dura presque cinq mois. Traverso n’exploite pas ces dimensions de l’histoire du colonialisme dans son chapitre, mais tout son livre offre des outils importants pour prolonger son travail sur plusieurs zones géographiques et temporelles.

Le dernier chapitre du livre est consacré aux deux auteurs qui encadrent l’ensemble du projet d’Enzo Traverso, soit Walter Benjamin et Daniel Bensaïd. Si les références au premier n’étonnent guère et ne nous apprennent que peu de choses, les commentaires au sujet du second nous aident à mieux comprendre pourquoi ils jouent tous deux un rôle aussi fondamental dans l’économie du propos de Traverso.

Il y aurait tout un travail à faire à partir de cette thématique de la mélancolie de gauche et de la victoire des vaincus, ou plus précisément, de l’esthétique de la résistance, pour reprendre le titre du grand roman de Peter Weiss, des vaincus de l’histoire. En effet, comme chez Weiss, il s’agit de mettre en relief le don que nous offrent les militants et les militantes qui ont osé se soulever afin que justice se fasse. Par l’acception du don, la logique du mépris s’inverse en dialectique de la reconnaissance qui n’a plus rien à voir avec la nostalgie ou le regret, mais beaucoup avec l’expression d’une gratitude, et dès lors, d’un engagement.

Pour en savoir plus

DIDI-HUBERMANN, Georges. Peuples en larmes, peuples en armes. L’œil de l’histoire, 6. Paris, Minuit, 2016, 464 p.

KLIBANSKY, Raymond, Erwin PANOFSKY et Fritz SAXL. Saturne et la Mélancolie. Études historiques et philosophiques : nature, religion, médecine et art. Paris, Gallimard, 1989, 738 p.

TRAVERSO, Enzo. L’histoire comme champ de bataille. Interpréter les violences du XXe siècle. Paris, La Découverte, 2010, 300 p.


[1] Raymond Klibansky, Erwin Panofsky et Fritz Saxl, Saturne et la Mélancolie. Études historiques et philosophiques : nature, religion, médecine et art, Paris, Gallimard, 1989, 738 p.

[2] Voir à ce sujet Enzo Traverso, L’histoire comme champ de bataille. Interpréter les violences du XXe siècle, Paris, La Découverte, 2010, 300 p.

[3] Rosa Luxembourg, « L’ordre règne à Berlin » Œuvres II, Paris, Maspero, 1978, p.134, cité par Enzo Traverso, L’histoire comme champ…, p.46.

[4] Georges Didi-Hubermann, Peuples en larmes, peuples en armes. L’œil de l’histoire, 6, Paris, Minuit, 2016, 464 p.