Noël nouveau : construction, déchristianisation et modulation de la symbolique d’une fête

Publié le 24 décembre 2012

Philippe Volpé, candidat à la maîtrise en histoire à l’Université Laval

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Hé! Regarde-moi donc ça : une pomme, deux oranges, une poignée de Klondykes, deux dix cents puis 5 cents en cents. Non, mais ça se peut-y-ça? Juste pour moi? Hé pis le matin de Noël à part de ça! […] Ça, c’est d’être heureux! Merci mon Ti-Jésus. […]

Représentation de Santa Claus parue dans le Montreal Illustrated en 1894. (Les collections de BAnQ)

Représentation de Santa Claus parue dans le Montreal Illustrated en 1894. (Les collections de BAnQ)

Par ces paroles, Nestor, personnage créé par l’acteur et le chanteur québécois Claude Blanchard, exprime bien ce que nombre de nostalgiques envient à un soi-disant Noël d’antan. Un Noël qui, selon eux, était bien éloigné de la commercialisation que la société moderne a faite de cette fête. Une commercialisation qui, toujours selon leurs dires, aurait détourné Noël des «vraies» valeurs traditionnelles et l’aurait amené à devenir synonyme d’abondance. Cela dit, ces derniers devraient toutefois se détromper puisque, comme l’affirmait le sociologue et historien Julien Massicotte dans l’une de ses chroniques du journal Le Madawaska en 2011, il est faux de croire que cet encouragement à la consommation qui prend place autour de la fête de Noël est de création récente.

C’est en effet au cours du deuxième quart du 19e siècle que la création d’un Noël nouveau et qu’une réinvention de la tradition s’est opérée par le biais de la presse et des marchands du temps. Comme le soutient le sociologue Jean-Philippe Warren dans son ouvrage Hourra pour Santa Claus!, cette modulation qu’a subie la fête de Noël s’est forgée autour de deux batailles au Canada français. D’une part, Noël en est venu à supplanter le jour de l’An comme fête par excellence des Canadiens français. D’autre part, «Santa Claus» s’est substitué au «petit Jésus» comme pourvoyeur des étrennes et comme figure emblématique du temps des fêtes.

Du jour de l’An à Noël

La mémoire collective tend peut-être à l’oublier, mais le jour de l’An est demeuré jusqu’à la fin du 19e siècle, et un peu plus tard au 20e siècle en certains endroits, la fête traditionnelle par excellence des Canadiens français. Warren explique qu’en ce temps, le jour de l’An était caractérisé par l’échange d’étrennes et par le festoiement d’individus qui étaient accompagnés par les membres de leur famille et leurs amis.

De son côté, Noël, avant la fin du 19e siècle, était davantage fêté par les familles anglophones. Du côté canadien-français, Noël était surtout centré autour des cérémonies de la messe de minuit, de la messe de l’aurore et du réveillon. Cela dit, l’échange de cadeaux, rite traditionnel du Noël d’aujourd’hui, prenait place en ce temps, du moins de manière plus considérable, au jour de l’An. Ainsi, comme un journaliste le soulignait dans un article du journal L’Évangéline paru en 1892, «Noël est le plus grand jour de l’année chrétienne; le jour de l’An est le plus grand jour de l’année mondaine.»

Cette tradition s’est toutefois transformée lorsque des acteurs, autant ceux de mentalité conservatrice que ceux d’allégeance libérale, se sont mis à critiquer le côté paillard du jour de l’An avec ses aspects profanes et carnavalesques qui étaient couronnés de beuveries. Ainsi, ces derniers en sont venus à favoriser la célébration de la Nativité qui, elle, était plus centrée sur la religion, la sobriété, l’enfance et la famille proche.

Bien que la popularité de la fête de Noël ait augmenté au cours des années 1850, c’est surtout à compter des années 1880, avec la commercialisation de celle-ci par le capitalisme industriel, qu’elle a gagné en importance. La commercialisation de cette fête a non seulement affecté sa popularité, mais également sa symbolique.

Santa Claus, «l’ptit Jésus des temps nouveaux»

Tel que l’indique cette caractérisation de Santa Claus dans un texte publié dans La Voix d’Évangéline en décembre 1937, la commercialisation de Noël et l’entrée en scène de Santa Claus bouscula les traditions. Comme l’avance Jean-Philippe Warren, la commercialisation de la fête de Noël a entraîné l’émergence de nouveaux rites, tels que le magasinage du temps des fêtes et l’échange d’étrennes à Noël plutôt qu’au jour de l’An. De nouveaux symboles sont également apparus, tels que ceux du sapin de Noël, du bas de Noël et, bien entendu, celui de Santa Claus. En effet, d’invention étasunienne, Santa Claus a gagné en popularité au cours des années 1880, notamment par la publicité qui lui était faite dans les journaux qui diffusaient son image et son nom.

Ce personnage anglo-saxon, qui en est venu à supplanter le «petit Jésus» comme pourvoyeur des étrennes à la fête de Noël et du jour de l’An, n’a pas manqué de s’attirer des critiques acerbes de la part de nationalistes et de membres du clergé. Effectivement, comme le fait remarquer l’historien et ethnologue Georges Arsenault dans son livre Noël en Acadie, les Canadiens français soutenaient, avant la popularisation de Santa Claus, que c’était «l’Enfant-Dieu» qui venait distribuer les cadeaux dans les foyers, et non pas ce dernier.

Ainsi, la vision païenne que dégageait Santa Claus incita certaines personnes à le désapprouver en lui attribuant des qualificatifs tels que «grotesque personnage» et «ridicule clown». À ce sujet, critiquant la substitution de ce «ventripotent» au petit Jésus, un journaliste écrivait dans le journal Le Madawaska en 1922 : «Nous ne permettrons pas cet envahissement de l’insipide Santa Claus, qui ne représente rien du tout, qui ne parle pas plus au cœur et à l’esprit que l’homme dans la lune, sans protester énergiquement et démontrer combien est regrettable cette substitution à la douce et touchante légende qui a bercé nos rêves d’enfant.»

Santa Claus n’était cependant pas le seul symbole ayant contribué à la déchristianisation de la fête de Noël. Les étrennes offertes en sont aussi venues à perde leurs caractères religieux, et ce dès la fin du 19e siècle. Warren souligne qu’étant donnée l’influence exercée par le capitalisme qui modulait la fête de Noël, les jouets, l’argenterie et les bijoux se sont substitués dans les cadeaux aux objets religieux (chapelets, livres de piété, statuettes religieuses, etc.). Même le nom de la fête a été déchristianisé par l’utilisation de l’abréviation anglophone «Xmas» où le «X» a remplacé le Christ de «Christmas» par l’anonymat.

Cette symbolique plus païenne de la fête opérée par les marchands vers la fin du 19e siècle et au début du 20e siècle, se voulait une manière de rendre plus inclusive la fête de Noël, ne la restreignant pas uniquement à la population chrétienne. Ce faisant, les marchands pouvaient tirer davantage profit d’une fête dont la célébration n’était pas uniquement faite par un seul groupe.

Les nationalistes contre-attaquent

La déchristianisation de Noël et la perte des traditions du jour de l’An (la distribution des étrennes par le petit Jésus et la bénédiction paternelle) ont amené certains acteurs à protester. À ce sujet, le propriétaire du journal Le Madawaska, J.-Gaspard Boucher, écrivait le 7 décembre 1923 : «Ne nous laissons donc pas enlever ces nobles coutumes par un modernisme idiot, par un snobisme insensé. Les traditions sont liées à l’âme de la famille comme à l’âme de la race. Ne remplaçons pas nos belles coutumes par d’autres habitudes étrangères sans aucune signification. Conservons l’héritage de nos pères.»

Suivant cette ligne de pensée, Lionel Groulx, historien de l’Université de Montréal, soutenait également que la conservation de l’âme d’une race passait par le respect des rites et des traditions qu’elle avait hérité de ses ancêtres. En ce sens, criant la perte des traditions du jour de l’An, il clamait pour un rappel à l’ordre en écrivant dans La Vie Nouvelle en 1924 que «la tradition est le signe d’une culture au même titre que la langue. Laisser corrompre sa langue ou cesser de la parler, c’est le propre d’une nationalité qui se meurt; laisser tomber la tradition, ne plus accomplir le rite, c’est laisser voir que l’âme a changé.»

La nostalgie, maintenant une tradition du temps des fêtes

Malgré les contestations formulées par certaines personnes, la coutume canadienne-française du 19e siècle a bel et bien été modulée et la fête de Noël en a subi des répercussions qui en ont changé la symbolique. Comme le souligne Jean-Philippe Warren, cette symbolique, qui devenait de plus en plus païenne en raison des actions de déchristianisations effectuées au courant de la Belle Époque, a contribué à ce que «Noël, fête religieuse, ressemble de plus en plus à un immense bazar, où l’on fête moins la Nativité que l’enfance, et où l’on pense moins aux nourritures célestes qu’aux jouissances terrestres.»

Enfin, comme le dit encore une fois Jean-Philippe Warren, la «nostalgie d’un Noël plus authentique est contemporaine à son rayonnement actuel.» Il y a maintenant plus de cent ans que le refrain d’un désir de retourner à un Noël d’antan conforme aux valeurs traditionnelles est entonné. Ainsi, la nostalgie qui anime certaines personnes à l’écoute des paroles de Nestor n’est donc pas un phénomène nouveau et est maintenant une part intégrante des traditions qui accompagnent le temps des fêtes.

Pour en savoir plus

ARSENAULT, Georges. Noël en Acadie. Nouveau-Brunswick, La Grande Marée, 2005, 164 p.

ARSENAULT, Georges. «Traditions de Noël en Acadie». Encyclopédie du patrimoine culturel de l’Amérique française. [En ligne]http://www.ameriquefrancaise.org/fr/article-302/Traditions%20de%20No%C3%ABl%20Acadie3.UNTGsm_8JqU.

GROULX, Lionel. «Nos traditions du jour de l’An». Dans GROULX, Lionel. Dix ans d’Action française. Montréal, Bibliothèque de l’Action française, 1926, p. 202-206.

MASSICOTTE, Julien. «Santa Claus et le petit Jésus». Le Madawaska (24 décembre  2011), p. 4.

WARREN, Jean-Philippe. «Célébrations de Noël ». Encyclopédie du patrimoine culturel de l’Amérique française. [En ligne]http://www.ameriquefrancaise.org/fr/article-146/C%C3%A9l%C3%A9brations%20de%20No%C3%ABl#.UNS9bm_8JqU.

WARREN, Jean-Philippe. Hourra pour Santa Claus!  La commercialisation de la saison des fêtes au Québec 1885-1915. Québec, Boréal, 2006, 303 p.