Par-delà la gauche et la droite dans la Chine contemporaine : l’historien Qin Hui et la liberté de penser, de dire et d’écrire

Publié le 1 décembre 2016
Carl Déry

25 min

Par Carl Déry, chargé de cours en histoire de la Chine et de l’Asie de l’Est et membre affilié du Centre d’études de l’Asie de l’Est (UdM)[1]

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Sima Qian, le "père" de l'histoire chinoise.

Sima Qian, le « père » de l’histoire chinoise.

Il peut parfois s’avérer très risqué pour l’historien de prendre la parole publiquement, surtout lorsque ses mots se retrouvent à contre-courant de ce que la voix du politique énonce. Tous ceux qui ont été initiés aux études chinoises connaissent très bien le récit exemplaire de l’historien Sima Qian (145-86 av. J.-C.), ayant osé reprendre publiquement l’empereur Han Wudi sur le jugement que ce dernier avait prononcé contre le général Li Ling. Pour avoir osé défendre un homme que tous condamnaient et surtout, pour avoir remis en question une décision impériale, Sima Qian fut condamné à choisir entre la mort ou la castration. Poussé par un sens du devoir filial à l’égard du travail d’écriture amorcé par son père Sima Tan ainsi que par son propre désir d’accomplissement et de gloire littéraire, il exprima à travers son œuvre un sens aigu de la responsabilité d’historien à laquelle il s’identifia. Il accepta donc de subir ce qu’il nomma « l’insupportable déshonneur » afin de pouvoir compléter la rédaction de ses Mémoires historiques, et c’est grâce à cet engagement qu’aujourd’hui encore nous lui rendons hommage, étant considéré par plusieurs comme étant le « père de l’histoire chinoise » ou encore le Hérodote de la Chine[2].

Même si la Chine d’aujourd’hui se trouve à des années lumières de l’époque de la dynastie Han, la prise de parole publique semble parfois accompagnée d’un risque comparable. Quand on observe à partir d’un regard extérieur le monde des intellectuels de la Chine contemporaine, plus spécifiquement depuis la rupture provoquée par les événements de 1989, on est d’abord tenté d’opter pour le récit dominant de la censure étatique récurrente et de l’impossibilité de traiter certaines questions sensibles avec toute la liberté académique requise. Même si les dernières années de la présidence de Xi Jinping semblent donner raison à cette représentation simplifiée de la relation entre le pouvoir politique et la liberté d’expression, il existe tout de même une diversité de prises de parole chez bon nombre d’intellectuels engagés. Les sujets que ces derniers abordent sont non seulement très nombreux et variés, touchant à un large éventail de questions sociales, juridiques, culturelles et économiques, mais ils entrent aussi bien souvent en conflit direct avec certains discours associés à l’establishment politique et à la vision proposée par l’idéologie du parti unique.

La richesse de l’œuvre de Qin Hui, réputé professeur d’histoire à l’Université Tsinghua de Pékin, et connu comme l’un des « intellectuels publics » les plus prolifiques de sa génération, est un exemple parfait pour illustrer ce propos[3]. Historien de l’économie, d’abord spécialiste de la réforme agraire et de la révolution paysanne en Chine, ses recherches l’ont conduit à étudier les régimes politiques, ainsi que les systèmes légaux et constitutionnels selon une perspective globale et comparative. Ses récents travaux portent davantage sur le lien entre la croissance économique de la Chine dans le contexte de la mondialisation, la démocratie constitutionnelle, la question des droits civiques et la responsabilité sociale de l’État. En guise d’introduction critique, nous proposons dans un premier temps une brève présentation biographique permettant de situer rapidement les grands axes de son parcours intellectuel, humain et académique. Ensuite, nous discuterons brièvement de trois thématiques conceptuelles qui occupent une place centrale dans ses textes, en nous appuyant directement sur certains passages que nous traduisons ici.

Biographie en quatre temps

Il existe plusieurs biographies et textes de présentation sur Qin Hui, accessibles en ligne, permettant d’identifier rapidement certains éléments essentiels de sa carrière, incluant ses publications majeures, à commencer par la page qui lui est consacrée sur le portail The China Story, publiée par le Australian Center on China in the World[4]. On retrouve aussi bien évidemment une page Wikipédia (disponible en Anglais et en Chinois), ainsi qu’une page sur le portail encyclopédique Baidu qui est par contre plus détaillée (en Chinois seulement) en ce qui a trait aux diverses publications de l’historien[5]. Cependant, les éléments principaux à partir desquels nous avons construit le tableau ci-après se retrouvent essentiellement dans le corps d’un article autobiographique, publié sous la forme d’une entrevue réalisée par la New Left Review en 2003[6]. Sans aller jusque dans le détail de sa vie, le tableau présente quelques jalons formateurs pour chacune des quatre périodes cruciales que nous avons identifiées.

Période Particularités
Jeunesse (1953-1978)            * Famille/Enfance (1953-1966)

– Ses parents, membres de l’Alliance Démocratique, ont milité activement dans les mouvements étudiants opposés à Chiang Kai-Shek[7]

 

* Révolution Culturelle/Adolescence (1966-1978)

– Envoyé en rééducation à la campagne de 1968 à 1978, dans le comté de Tianlin, dans l’Ouest de la Région Autonome du Guangxi.

– Relations difficiles, mais respectueuses avec les paysans

– Éclectisme des lectures (laissez faire général, liberté)

 

Formation Académique (1978-1989) – Étudiant (Université de Lanzhou)

– Professeur à Xi’an

– Les fondements de sa pensée se définissent

– Recherches empiriques sur l’économie paysanne (Révolution paysanne de la Chine, Athènes/Macédoine, Réforme de Stolypine)

– Refus de l’essentialisme culturel en vogue

 

Engagement Politique (1989-2001) Dazibao, 24 mai 1989 : refus public de sanctionner l’utilisation de la loi martiale contre les étudiants

– Conviction que le « retour en arrière » est impossible

– Prise de position critique face à certaines politiques gouvernementales

-Professeur à l’Université Qinghua (1995)

– Recherches théoriques et perspectives comparées

– Refus de l’empirisme, jugé une manière de fuir ses responsabilités face au domaine politique

 

Engagement Global (2001-2016) – Traduction et diffusion de sa pensée

– Présence accrue sur le web (blogs)

– Omniprésence de la thématique de la mondialisation

– Vision macro-historique globale comparative

– Promotion de l’humanisme universel

– Démocratie constitutionnelle

 

Par-delà la gauche et la droite

Qin Hui.

Qin Hui.

Parmi les éléments essentiels de la pensée de Qin Hui, on retrouve la question du positionnement à l’égard de la droite et de la gauche qui se présente de différentes manières dans ses textes, se voulant un témoignage fidèle de la complexité du développement de la Chine contemporaine. Dans un premier temps, en ce qui a trait aux intellectuels de manière générale, on retrouve une classification relativement généralisée qui s’efforce de les regrouper selon leur champ d’affiliation idéologique, évoquant « trois lignées » distinctes ou traditions de pensée : la nouvelle gauche, les intellectuels libéraux et les néo-confucéens[8]. Bien que cette division nous permette effectivement de situer rapidement certains penseurs selon leurs registres discursifs et les approches qu’ils peuvent préconiser, nous ne devons jamais perdre de vue qu’il s’agit d’abord d’un outil de catégorisation auquel ne se limitent jamais les intellectuels de métier. Signe de la difficulté à bien cadrer à l’intérieur des limites de ces termes, Qin Hui, que plusieurs situent dans la catégorie des intellectuels libéraux, se définit personnellement comme un « libéral de gauche ». D’ailleurs, il n’est pas rare de voir des critiques lui être adressées, autant par les représentants de la gauche qui le trouvent trop libéral, que par les représentants de la droite qui désapprouvent ses prises de position trop sociales. Sur ce point, il n’est certainement pas le seul à chercher à s’élever au-delà des catégories stéréotypées de la gauche et de la droite. On le voit, par exemple, chez Wang Hui qui refuse de se voir comme l’un des chefs de file de ce qu’on appelle la nouvelle gauche, ou encore chez Xu Jilin – associé aux intellectuels libéraux – qui critique les intellectuels qui se définissent d’abord à partir de ces catégories et qui s’attachent presque exclusivement à leur propre définition du monde, tout en refusant de prendre en considération les idées adverses[9].

À la lecture des textes de Qin Hui, on remarque cependant que le problème du positionnement face à la gauche et à la droite dépasse amplement les simples considérations intellectuelles; il s’agit en fait d’un problème global qui touche à l’ensemble du développement de la société chinoise, et plus particulièrement aux questions touchant à la gouvernance et à la direction prise par l’État. On le voit, par exemple, illustré dans la réponse qu’il donna à un étudiant qui l’interrogeait à savoir si la Chine d’aujourd’hui était davantage dirigée par les idées venues de la gauche ou par les idées de la droite.

La gauche et la droite qu’on retrouve dans les pays occidentaux ne peuvent s’appliquer au pouvoir en Chine, parce que votre faction de gauche réclame du gouvernement une responsabilisation et votre faction de droite a besoin de limiter le pouvoir. Or, ce genre de factions de gauche et de droite n’est pas apprécié par le gouvernement de la Chine [10].

Dans un autre texte, alors qu’il discute des raisons du succès de la croissance spectaculaire de l’économie chinoise dans le contexte de la mondialisation, ce qu’on nomme parfois « l’avantage de la Chine » ou encore le « facteur Chine », les ramifications de sa pensée se précisent. Qin Hui évoque d’abord la manière dont chacun y va de sa propre interprétation (les commentateurs de la gauche et ceux de la droite), en fonction d’idées préconçues qui servent surtout à conforter des idéologies préétablies, davantage que comprendre la complexité du problème étudié.

L’économie libérale classique ramène le miracle chinois à un exemple de réalisation réussie de la libéralisation de l’économie de marché. À l’inverse, pour les économistes de la gauche ou pour les économistes keynésiens, le crédit du succès reviendrait au socialisme ou à l’intervention gouvernementale. [Pour sa part, Qin Hui s’oppose à la fois] à la théorie du succès de l’État de la gauche, ou encore à la théorie du succès du marché de la droite, et encore plus à l’idée farfelue du ‘consensus de Beijing’ soulignant de manière simultanée le succès du marché et de l’État[11].

Pour Qin Hui, la raison du succès inimitable de la Chine serait plutôt à trouver du côté de la « poigne de fer » avec laquelle elle gère les contradictions sociales, s’ajoutant à « une tradition de maigres avantages sociaux », et plus particulièrement grâce à son « maigre bilan à l’égard des droits de l’homme ». En demeurant par contre sur la question spécifique du positionnement entre les idéologies de la gauche et de la droite, il en arrive au constat suivant; les catégories traditionnelles de la gauche et de la droite agissent à contre courant en Chine.

La ‘faction de gauche’ exerce le pouvoir en restreignant les libertés sans pour autant que les avantages sociaux n’augmentent, et la ‘faction de droite’ exerce le pouvoir en restreignant les avantages sociaux sans que les libertés ne soient augmentées. Sous ‘la gauche’, le gouvernement augmente ses pouvoirs sans qu’on ne puisse exiger qu’il soit plus responsable, et sous ‘la droite’, le gouvernement se désengage de ses responsabilités sans qu’on puisse espérer en limiter le pouvoir[12].

Cette inversion des rôles associés à la droite et à la gauche dans la tradition occidentale – résumée dans le tableau ci-après – a engendré en Chine ce qu’il nomme « l’effet de la chenille arpenteuse », i.e. un ensemble de contradictions sociales qui s’accumulent parce qu’elles ne sont jamais résolues, augmentant les tensions du corps social, alors que les individus doivent suivre passivement la direction prise par les décideurs[13].

Comparaison dichotomique de la gauche et de la droite entre la Chine et l’Occident
  GAUCHE DROITE
  Occident Chine Occident Chine
 

 

Point central

 

La gauche réclame plus de justice sociale

 

La gauche accepte un plus grand dirigisme étatique

 

 

La droite réclame une plus grande autonomie pour les individus et une limitation du pouvoir

 

 

La droite accepte une diminution de l’implication sociale de l’État

 

 

Contrepartie

 

mais elle accepte de concéder plus de pouvoir à l’État

 

mais elle ne réclame aucune justice sociale en contrepartie

 

mais elle accepte moins d’implication sociale de la part de l’État

 

mais ne réclame aucune augmentation des libertés fondamentales en retour

 

L’opposition entre culture et structure

La comparaison entre la Chine et l’Occident occupe une place centrale dans l’œuvre de Qin Hui, selon une perspective à la fois globale et macro-historique. S’intéressant à l’histoire comparée, il est poussé vers la signification des ensembles culturels, et à cet égard, l’auteur remarque d’abord une tendance culturelle très marquée en Chine à l’époque contemporaine qui consiste à rechercher dans le passé et dans ce qu’on nomme la « culture traditionnelle » des éléments particuliers, voire des ressources spirituelles permettant d’offrir les moyens nécessaires pour résoudre des problèmes pratiques liés à l’actualité. Bien que cette tendance, résultant en la multiplication des perspectives culturelles, soit une caractéristique essentielle du monde moderne qui se veut ouvert et multiculturel, l’auteur conclut par une mise en garde théorique concernant ce qui s’apparente à la fétichisation des représentations culturelles :

Les discussions théoriques sur la sociologie, les études culturelles et les études folkloriques ont évidemment une très grande valeur, ce qui est en soi une expression du pluralisme culturel et de la liberté académique. [Mais] ce qui nous empêche souvent de comprendre la trajectoire moderne de la société est le fait de subtiliser aux problèmes ‘systémiques’, une version stéréotypée de problèmes ‘culturels’[14].

S’opposant d’abord à toutes formes de « déterminisme culturel », la distinction que l’auteur propose entre la culture et le système est très nettement tracée :

Ce qui peut être choisi est du domaine de la culture et ce qui ne peut pas être choisi est de l’ordre du système.

Qu’il soit question de cultures alimentaires, de coiffures ou de modes vestimentaires, de systèmes politiques, économiques ou de croyances et de pratiques religieuses, pour Qin Hui, si la « liberté de choix » n’est pas présente, il n’y a pas vraiment de « distinction culturelle » significative et aucune comparaison n’est alors possible à ce niveau entre les pays ou les civilisations. En fait, son opposition à l’égard de toute forme de déterminisme culturel se mesure à trois niveaux particuliers :

Premièrement, du point de vue cognitif, seules les personnes qui ont une liberté de choix similaire sont en mesure de comprendre vraiment ce qu’ils choisissent et de discuter ensuite du bon et du mauvais de ces options. […] Deuxièmement, au niveau de la valeur […] ‘il n’y a pas de comparaison entre les cultures, mais des avantages et des inconvénients appliqués aux systèmes’. […] Troisièmement, sous l’angle de la causalité, il n’y a pas de correspondance entre la ‘culture’ et le ‘système’ tels que présentés plus haut, et il est encore plus difficile d’y voir une causalité logique.

De tout ceci, on doit conclure que la « capacité de choisir », puisqu’elle permet de distinguer ce qui est de l’ordre de la culture ou du système, ne fait partie ni de l’une ni de l’autre de ces deux catégories, et ce même si dans certains systèmes, on s’efforce de réprimer systématiquement la liberté de choix. Conséquemment, cette possibilité et cette capacité de choisir font partie des divers éléments qui nous entraînent tout droit vers la perspective des « valeurs universelles », et ultimement vers l’humanisme responsable que Qin Hui préconise.

La prise de parole publique et la responsabilité éthique de l’historien

Qin Hui, l'historien engagé, siégeant au milieu de ses livres.

Qin Hui, l’historien engagé, siégeant au milieu de ses livres.

Qin Hui a une vision progressiste de l’histoire et surtout, une vision assumée de la subjectivité à partir de laquelle l’historien observe le passé. À cet égard, la connaissance et la compréhension du passé sont intimement liées à la compréhension et surtout à l’action dans le présent, dans un rejet complet de toutes les formes de déterminismes (géographiques, économiques, idéologiques), culminant dans une responsabilisation des individus qui par leurs choix et leurs décisions influent sur le cours de l’histoire à venir. Pour Qin Hui, la liberté est d’abord et avant tout une responsabilité éthique pleinement assumée dans la prise de parole publique par l’historien.

Je considère que même si nous ne pouvons nous débarrasser complètement de nos préjugés [et] même si les choses du passé ne peuvent être ‘restaurées complètement de manière objective’, il nous est possible d’approcher le plus possible de ce qu’est l’objectivité de la connaissance. On peut donc dire que l’histoire peut être racontée clairement, ce qui revient à dire que l’histoire peut être mise en récit[15].

Poursuivant dans son analyse soulignant l’effort d’objectivité de l’historien, il montre ensuite qu’il n’y a aucun déterminisme qui puisse imposer sa marque aux hommes et qui peut parvenir à « dicter » la progression des événements. La conséquence de ceci est que c’est la responsabilité des acteurs individuels qui détermine la signification des changements de l’histoire.

Je crois en effet que l’histoire peut être expliquée. Cette explication repose sur la certitude que de nombreuses situations historiques ne sont pas purement accidentelles, mais plutôt le fruit d’une relation de cause à effet identifiable. Cependant, je crois que ce sont les personnes qui ont la faculté d’initiative qui sont le sujet principal de l’histoire, et non pas des variables physiques sans volonté propre. Ainsi, les relations de causalité en histoire sont différentes des relations causales dans les processus physiques. Parlant de l’essence du processus de causalité en histoire, on n’y retrouve qu’un aspect de possibilité (même s’il s’agit d’une très grande possibilité) et non pas de nécessité. Un genre de situation se produisant conduira ‘très probablement’ à un certain résultat, mais il est très difficile d’affirmer qu’il conduira ‘nécessairement’ à certains résultats, et ce même si le degré de possibilité est très élevé. En d’autres termes, l’histoire se présente sous la forme d’une chaîne de causalité qui vaut la peine d’être explorée, bien que cette causalité ne soit pas de l’ordre de la nécessité, mais plutôt de l’ordre de la probabilité[16].

La réflexion épistémologique de Qin Hui sur le « sens de l’histoire », sur la manière dont l’historien l’aborde, et surtout sur l’impact que des événements ou des personnages spécifiques du passé peuvent avoir sur le présent est cruciale, puisque c’est à partir d’ici qu’il jette les bases de l’éthique qui le caractérise, un engagement humaniste complet. En clair, il n’y a aucune conception mécanique de l’histoire, aucune téléologie ou déterminisme culturel, qui soit suffisante pour expliquer l’évolution de phénomènes complexes, et surtout qui puisse servir d’excuse pour justifier l’inertie, l’indifférence, ou la passivité au nom d’un quelconque relativisme culturel.

Nous devons reconnaître que non seulement l’histoire ne suit pas la perspective objective et universelle d’une ‘loi inexorable’ du développement, mais aussi qu’aucune ‘tradition culturelle’ ne se présente comme un programme génétique inévitable. Le cours de l’histoire est un processus qui se traduit en une infinité d’occasions et de possibilités avant que chaque décision ne soit prise. En ce sens, chaque culture, génération voire chaque individu sont responsables de l’histoire, ou encore sont responsables face à eux-mêmes. […] Dans la même veine, j’ajouterais ceci pour finir. Peu importe que la Chine d’aujourd’hui soit bonne ou mauvaise, ceux qui doivent principalement en être tenus pour responsables sont d’abord les hommes de l’époque moderne et contemporaine […] Confucius et Qin Shihuang, peu importe qu’ils soient bon ou mauvais, je crois que leur responsabilité n’a aucune importance. Inversement, que l’avenir de la Chine soit bon ou mauvais, la responsabilité première nous revient, à chacun d’entre nous à l’égard de son propre avenir. Chacun d’entre nous, à l’égard de la qualité de la Chine du futur, avons une responsabilité de laquelle on ne peut se dérober. Que l’avenir de la Chine soit bon ou mauvais ne dépend pas de Confucius ou de Qin Shihuang, et c’est même très difficile de dire que c’est en fonction de Marx et ainsi de suite; cela dépend des choix que nous faisons en ce moment même.

Pour illustrer l’ampleur des choix qui s’offrent aux intellectuels chinois contemporains, nous croyons nécessaire la mise en œuvre d’une vaste « cartographie conceptuelle » qui permettrait de sortir du piège des débats trop polarisés en faisant passer les discours de la « personnification aux concepts » [17]. On y verrait par exemple que les sociétés qui sont confrontées à des moments de crise (comme Athènes et la Macédoine) ont à choisir entre ce qui s’apparente à une « partition démocratique » ou une « partition autoritaire ». Mais peu importe le choix qui en est fait, une chose est certaine pour Qin Hui, le retour à ce qu’il y avait avant la crise et le refus d’avancer, exprimé notamment dans les divers mouvements populistes, n’est jamais une option viable. C’est ici précisément que la liberté de l’historien apparaît, comme une volonté de comprendre le changement, une responsabilité éthique qui se manifeste aujourd’hui par une prise de parole engagée, et ce malgré les risques qui pourraient en découler demain [18].

Pour en savoir plus

CHAVANNES, Édouard. Les mémoires historiques de Se-ma Ts’ien (Traduits et annotés par). Paris, Librairie d’Amérique et d’Orient Adrien Maisonneuve, 1967 (réédition), 9 v.

CHEEK, Timothy. « Xu Jilin and the Thought Work of China’s Public Intellectuals ». China Quarterly, no 186 (juin 2006), p. 401-420.

CHEEK, Timothy. The Intellectual in Modern Chinese History. Cambridge, Cambridge University Press, 2015, 396 p.

DÉRY, Carl. « L’historien Qin Hui comme figure de l’intellectuel public dans la Chine contemporaine ». L’Asie en 1000 mots : Bulletin d’analyse sur l’Asie de l’Est et du Sud-Est (3 Novembre 2016). [En ligne]http://asie1000mots-cetase.org/L-historien-Qin-Hui-comme-figure.

DZO, Ching-Chuan.  Sseu-ma Ts’ien et l’historiographie chinoise. Paris, You Feng Libraire, 1999, 356 p.

GAN, Yang. Synthèse des trois traditions. Beijing, Sanlian shudian, 2007.

HOLZMAN, Marie et Chen YAN, dir. Écrits édifiants et curieux sur la Chine du XXIe siècle : Voyage à travers la pensée chinoise contemporaine. La Tour d’Aigues, Éditions de l’Aube, 2003, 195 p.

KELLY, David. « Approaching Chinese Freedom : A Study in Absolute and Relative Values ». Journal of Current Chinese Affairs, vol. 42, no 2 (2013), p. 141-165.

QIN, Hui. « Dividing the Big Family Assets ». New Left Review, no 20 (mars-avril 2003), p. 83-110.

QIN, Hui. « Une conception de l’histoire responsable face à soi-même ». L’Observateur économique (2 mai 2006). [En ligne]http://www.eeo.com.cn/eeo/jjgcb/2006/05/02/39921.shtml.

QIN, Hui. « Avantages et crises pour la Chine dans le contexte de la mondialisation ». caogen.com (20 septembre 2007). [En ligne]http://www.caogen.com/blog/Infor_detail/3076.html.

QIN, Hui. « Le « facteur Chine » dans le contexte de la mondialisation et l’avenir du monde ». aisixiang.com (5 mars 2008). [En ligne] http://www.aisixiang.com/data/17856.html.

QIN, Hui. « La culture traditionnelle aujourd’hui : un devoir d’inventaire pour penser le politique ». Extrême-Orient Extrême-Occident, no 31 (2009), p. 63-102.

SIMA, Qian. Shiji (Les mémoires historiques). Beijing, Zhonghua shuju, 1963 (1959).

WANG, Chaohua. One China, Many Paths. London and New York, Verso, 2003, 368 p.


[1] Ce bref article est le résultat d’une recherche qui s’inscrit à l’intérieur d’un projet développé par les professeurs Timothy Cheek (UBC), David Ownby (Université de Montréal) et Joshua Fogel (York University), intitulé China Dream UBC : Reading and Writing the Chinese Dream, dont l’objectif est de proposer un panorama détaillé de l’univers des intellectuels dans la Chine contemporaine. Voir : https://chinadreamubc.wordpress.com/.

[2] Voir : Dzo Ching-chuan, Sseu-ma Ts’ien et l’historiographie chinoise, Paris, You Feng Libraire, 1999, 356 p; Sima Qian, Shiji (Les mémoires historiques), Beijing, Zhonghua shuju, 1963 (1959); Édouard Chavannes, Les mémoires historiques de Se-ma Ts’ien (Traduits et annotés par). Paris, Librairie d’Amérique et d’Orient Adrien Maisonneuve, 1967 (réédition), 9 v., accessible en ligne sur Les Classiques des sciences sociales.

[3] Pour une analyse détaillée portant sur la nature et le rôle des « intellectuels publics » (gonggong zhishifenzi) dans la Chine contemporaine, voir : Timothy Cheek, « Xu Jilin and the Thought Work of China’s Public Intellectuals », China Quarterly, no 186, juin 2006, p. 401-420.

[4] https://www.thechinastory.org/key-intellectual/qin-hui-??/

[5] http://baike.baidu.com/item/??/4503

[6] Qin Hui, « Dividing the Big Family Assets », New Left Review, no 20, mars-avril 2003, p. 83-110.

[7] Le détail de ce qu’on pourrait appeler un héritage familial qui inspire vers le militantisme et l’engagement politique et social n’est pas anodin à souligner, puisque l’auteur prend la peine lui-même de le mentionner au tout début de son entrevue. « Both had been activists in the student movement against Chiang Kai-Shek’s regime in Guilin […] Both were members of the Democratic Alliance […] Under their influence I became interested in political and intellectual issues early on ». Ibid., p. 83.

[8] Gan Yang, Synthèse des trois traditions, Beijing, Sanlian shudian, 2007. Cette classification a d’ailleurs servi de cadre de référence initial pour le projet China Dream-UBC.

[9] Wang Hui, « The New Criticism », dans Wang Chaohua, One China, Many Paths, London and New York, Verso, 2003, p. 55-86; Timothy Cheek, « Xu Jilin and… », p. 416.

[10] Cette anecdote se serait déroulée en 2006 lors d’une conférence donnée à l’Université Harvard. On retrouve celle-ci dans plusieurs textes, dont une entrevue de Qin Hui réalisée par Chen Yizhong en juin 2008, et publiée dans la revue Reflexion, p. 163-206. Le texte a aussi été publié sur le web en 2012 sous le titre : « Limiter le pouvoir pour la liberté et en demander la responsabilité pour le bien-être », en ligne.

[11] Qin Hui, « Avantages et crises pour la Chine dans le contexte de la mondialisation », caogen.com, 20 septembre 2007, en ligne. Une partie de ce texte a déjà été traduite en français dans Courrier International (26 février 2009) sous le titre « Développement capitaliste et dictature. Les leçons à tirer du miracle chinois ». Voir aussi Qin Hui, « Le « facteur Chine » dans le contexte de la mondialisation et l’avenir du monde », aisixiang.com, 5 mars 2008, en ligne. (Merci à David Kelly pour ses notes et remarques sur ce dernier texte).

[12] Qin Hui, « Avantages et crises… ».

[13] Pour une brève présentation conceptuelle de « l’effet de la chenille arpenteuse », voir : Carl Déry, « L’historien Qin Hui comme figure de l’intellectuel public dans la Chine contemporaine », L’Asie en 1000 mots : Bulletin d’analyse sur l’Asie de l’Est et du Sud-Est, 3 Novembre 2016, en ligne.

[14] Qin Hui, « Une conception de l’histoire responsable face à soi-même », l’Observateur économique, 2 mai 2006, en ligne. Le texte a été publié en ligne et se présente comme une entrevue faite par le journal.  On retrouve aussi le texte sur le blogue de Qin Hui (blogchina.com), en date du 5 mai 2006.

[15] Idem.

[16] Idem.

[17] Une proposition similaire a été mise en œuvre récemment par Xu Jilin : « The move Xu makes here is to shift from personalities to concepts. Individual scholars and writers are not his focus ». Timothy Cheek, « Xu Jilin and… », p. 415.

[18] Signe des risques associés à la « parole engagée », son plus récent livre, Sortir du système impérial : Revue historique de la fin des Qing jusqu’à la République, publié à la fin de novembre 2015 aux éditions Qunyan a été retiré des tablettes dès le 3 décembre 2015 et apparemment mis à l’index par les autorités chinoises.