Partir de la conscience historique des jeunes pour leur enseigner l’histoire

Publié le 17 mars 2014

Par Jocelyn Létourneau, Université Laval, boursier Collégium de Lyon et titulaire de la Chaire de recherche du Canada en histoire et économie politique du Québec contemporain[1]

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je-me-souviens_couv2-v1[1]Qui fut le premier premier ministre du Québec? En quelle année la grève de l’amiante a-t-elle eu lieu? Quel est l’évènement phare de la Révolution tranquille? Voilà trois questions auxquelles très peu de jeunes savent répondre correctement. Sur cette base, nombreux sont les observateurs qui diagnostiquent, à propos de la jeunesse contemporaine, un déficit majeur de connaissances historiques, voire un désintérêt marqué envers le passé.

S’il est faux d’affirmer que les jeunes sont indifférents à ce qui fut, il est vrai de dire que le stock de connaissances historiques qu’ils maîtrisent, sauf pour quelques-uns d’entre eux, est mince plutôt que large. En revanche, cela ne signifie pas qu’ils ne disposent pas de visions du passé qui, puissantes dans leur simplicité, les aident à s’approprier l’histoire aux fins de construire du sens qui leur soit utile dans la vie.

On pourrait dire les choses autrement : les jeunes savent sans connaître ; ils ont une vision forte de ce qui fut à défaut d’avoir une connaissance pleine de ce qui a été. Comment sait-on cela?

Une recherche novatrice

Au cours des dix dernières années, avec une équipe d’étudiants et le concours de plusieurs enseignants dévoués, j’ai amassé près de 5 000 courts textes produits par des élèves du secondaire, des cégépiens et des étudiants d’université. En 45 minutes, dans la salle de classe, ceux-ci devaient répondre à deux questions générales. La première s’énonçait comme suit: «Décrivez, présentez ou racontez, comme vous la percevez, la savez ou vous vous en souvenez, l’histoire du Québec depuis le début». La deuxième était ainsi formulée: «Si vous aviez à résumer, en une phrase ou une formule, l’aventure historique québécoise, qu’écririez-vous personnellement?»

À cette dernière sollicitation, pas moins de 3 423 jeunes ont répondu par un énoncé de quelques mots. Des exemples? «L’histoire du Québec est un casse-tête dont les pièces se retrouvent ici et ailleurs»; «C’est le commencement d’une société qui se cherche»; «Il est temps de récolter la moisson dans les champs de l’histoire»; et une autre: «Jadis il y avait des Amérindiens, ensuite des bûcherons, maintenant des indécis».

Bien sûr, toutes les phrases récoltées n’ont pas atteint ce niveau d’élaboration. Certaines ont pris une forme franchement triviale: «On a une belle histoire». D’autres ont été rédigées sur un mode négatif: «On s’est fait avoir». D’autres locuteurs encore se sont faits ironiques: «Le Québec est une province libre». Et ainsi de suite (la liste complète des énoncés se trouve sur le site www.tonhistoireduquebec.ca).

Classée selon certaines rubriques générales (malheureuse, mixe, positive, neutre ou autre), la banque des locations amassées montre au total que près de la moitié des jeunes Québécois, après avoir suivi le cours d’histoire nationale, font part de l’histoire du Québec à travers une vision malheureuse, mélancolique, négative ou pessimiste de son parcours. Ce constat est intéressant. Il indique d’une part que les jeunes ne sont pas dénués de vision d’ensemble de l’expérience historique québécoise (bien que leurs connaissances empiriques, répétons-le, soient minimales plutôt que copieuses). Il montre d’autre part que le cours d’histoire a de l’impact sur la formation de leur conscience historique.

Cela dit, on ne devrait pas conclure qu’il n’y a qu’en classe que les jeunes acquièrent des visions d’histoire. Au contraire, on pourrait même penser que le cours qu’ils suivent, nonobstant le propos du maître, sert de catalyseur à des représentations d’histoire glanées ailleurs, qu’il s’agisse d’emprunts à la mémoire collective, de calques de discours de politiciens, de souvenirs des grands-parents, d’images fortes tirées de films, d’intrigues provenant de romans historiques ou de strophes de chansons populaires.

De manière générale, le lieu du savoir des jeunes est celui des mythistoires. On entend par là une structure de représentation enracinée dans la réalité et la légende. Ces structures sont essentielles aux jeunes dans la mesure où elles leur offrent des concentrés de sens profitables à leur équilibre psychique et à leur fonctionnement efficient dans la société. Inutile de dire que ces mythistoires ne sont pas faciles à défaire.

Tel que constitué, le corpus permet de faire des distinctions intéressantes entre les locuteurs selon leur niveau d’études (secondaire, cégep, université), leur sexe, leur lieu de résidence (Montréal, Québec, autres régions) et la langue dans laquelle ils reçoivent leur enseignement (français ou anglais). Au chapitre des visions de l’histoire du Québec, les principales différences se trouvent entre francophones et anglophones.

Ce constat ne surprend pas. Pour se faire une idée du passé, les jeunes mobilisent en effet des éléments d’histoire autant qu’ils puisent au répertoire des mots clés de leur communauté d’appartenance. Chez les francophones, ces mots clés incluent ceux d’identité, de nation, d’indépendance, de peuple (au sens de communauté politique), de souvenir, etc. Chez les anglophones, les termes diversité, pluralité, Européens et Canada (dans un sens positif) ressortent de façon régulière. Évidemment, les membres de l’une ou l’autre communauté linguistique insistent sur la dualité française-anglaise comme étant une constante du passé québécois. Ils identifient aussi les Autochtones à titre de grands perdants de l’expérience historique canadienne.

Retombées pour l’enseignement de l’histoire

L’une des retombées majeures de l’enquête est d’alimenter la réflexion sur le mode d’enseignement de l’histoire aux jeunes. Depuis une vingtaine d’années, on sait à quel point le paradigme de la pensée historique s’est imposé chez les didacticiens et les pédagogues. Il ne s’agit pas de remettre en cause l’avancée que représente cette méthode. Avouons toutefois que la «pensée historique» n’est pas simple à mettre en œuvre dans le contexte concret des systèmes d’éducation non plus que dans celui des salles de classe.

À cet égard, l’enquête laisse voir que les élèves qui, dans le cours Histoire et éducation à la citoyenneté instauré par le gouvernement du Québec en 2007, ont été en principe soumis aux méthodes de la pensée historique, continuent d’adhérer largement aux visions canoniques – binaires, simplistes et tranchées – du passé québécois. Certes, il se pourrait que la situation découle de l’inapplication en classe du paradigme de la pensée historique et n’exprime en rien ses «lacunes» ou sa «faillite». Mais il se pourrait aussi que les adeptes de ce paradigme sous-estiment un certain nombre de réalités pesantes:

  • d’abord, comme on l’a dit, que les jeunes acquièrent leurs connaissances et visions d’histoire en dehors de la classe tout autant, sinon plus, que dans l’enceinte de la salle de cours;
  • ensuite, que les jeunes oublient plus ou moins rapidement la plus grande partie de ce qui leur est transmis en classe;
  • enfin, que les grands récits nationaux, univoques mais pratiques, restent de puissants foyers et vecteurs de construction de sens, voire de prêts-à-penser ou de prêts-à-croire, pour les jeunes à la recherche d’un sens diligent qui leur permette de vivre efficacement dans la société (ou tout simplement de passer l’examen avec succès!).

En fait, il semble que le fonds principal du savoir des jeunes, au Québec en tout cas, soit celui de la mémoire collective et ses mythistoires. Dans ce contexte, comment enseigner l’histoire aux élèves?

Pour optimaliser l’intervention pédagogique, il pourrait être sage de partir de là où se trouvent les jeunes, c’est-à-dire dans le plein de leurs références et de leurs croyances plutôt que, comme on le pense facilement, dans le vide de leurs ignorances. Il faudrait aussi, plus qu’on ne le fait, tenir compte de la façon par laquelle le savoir est transformé, recomposé et réinvesti de sens par ceux qui le reçoivent, et ce, à des fins utilitaires le plus souvent.

Présentée très sommairement, la démarche pédagogique proposée consisterait, à travers le conflit cognitif et par le biais de la pensée et de la méthode historiques (interrogation, problématisation, contextualisation, comparaison, pluralisation des perspectives, etc.), à confronter les représentations acquises des jeunes pour les amener en dehors de la mémoire et du mythistoire – et donc de la croyance. Une fois leurs matrices de base ébranlées, il s’agirait de leur proposer des représentations plus nuancées en termes d’exposition des faits et plus exigeantes en termes de compréhension des réalités historiques – et donc de les amener du côté de la prudence, de la distance et de la nuance.

Cela dit, qu’on ne se méprenne pas sur les possibilités de pareille méthode. Elle ne transformerait pas les ados en historiens – la chose serait d’ailleurs inopportune. Elle ne ferait pas d’eux des encyclopédies historiques ambulantes. Elle les mènerait peut-être vers des visions plus complexes des moments référentiels (et non référentiels) du passé québécois. Elle en ferait peut-être des personnes un peu plus réservées, voire critiques, par rapport au savoir à caractère historique qui circule dans l’espace public. Mais c’est tout. Au secondaire, est-il vraiment possible d’aller plus loin?

Pour en savoir plus

LÉTOURNEAU, Jocelyn. Je me souviens? Le passé du Québec dans la conscience de sa jeunesse. Montréal, Fides, 2014, 252 p.

LÉTOURNEAU, Jocelyn. « Pour une pragmatique de l’enseignement de l’histoire. Leçons tirées d’une recherche empirique ». À l’école de Clio, dossier no 1 « Récits et mises en texte du passé » (2015). [En ligne]https://f.hypotheses.org/wp-content/blogs.dir/2586/files/2015/08/Le%CC%81tourneau-dossier-11.pdf.


[1] Cet article sera également publié en anglais sur ActiveHistory.ca dans le cadre d’une semaine thématique portant sur la pensée historique au Canada. Nous invitons d’ailleurs nos lecteurs à suivre les onze contributions qui seront mises en ligne au courant de la semaine, en commençant par l’introduction au dossier rédigée par Thomas Peace.